La Revue Française de Psychanalyse

Altérité et subjectivation

Altérité et subjectivation

PRÉSENCE/ABSENCE

Un jeune psychiatre étranger qui fréquentait mon séminaire me fit la confidence suivante : il avait passé quelques années sur le divan « avec un freudien qui ne disait pas un mot ! » puis avec un kleinien « qui parlait plus que moi ! » il cherchait donc « un analyste qui puisse et se taire et parler ! ». J’ai été heureux d’apprendre récemment qu’il avait trouvé ce qu’il cherchait dans notre société et qu’il traçait son chemin de psychanalyste à l’étranger.

Savoir se taire, savoir manifester sa présence ; on peut dire que depuis Freud de nombreux auteurs ont cherché à complexifier cette question pour permettre à la psyché de l’analyste de se mettre au service du patient. Emmanuelle Chervet pour le 77e congrès consacré à l’interprétation (CPLF 2017) s’inscrit dans cette complexe lignée ; elle a élaboré un tableau très complet des processus d’interventions de l’analyste, de leur nécessité et de leurs effets. Le silence permet de ne pas perturber le patient dans son régime associatif spécifique. Mais, ne jamais faire intervenir cet « autre » qu’est l’analyste, c’est condamner le patient à tourner en rond et à répéter douloureusement sans fin les problématiques qui n’ont pas trouvées d’issue supportable.
L’excès de présence est facile à critiquer : il gêne l’associativité du patient, tend à l’influencer et l’empêche de trouver sa voie. L’analyste doit être « discret » (Michaël Balint), prêt à se laisser oublier, effacer, à condition de pouvoir « réapparaître » vivant au bon moment ! L’axe théorique de l’analyse est celui de l’absence qui est supposée avoir toujours une valeur dynamique et assurer la subjectivation (pas de suggestions), sans en mesurer toujours les effets délétères, inhibiteurs, fétichisants et aliénants. Plus l’analyste est silencieux et plus il est idéalisé (et donc aliène le patient dans le transfert), son intervention rarissime prend donc une importance démesurée et fait figure d’oracle… qui trop souvent égare le patient, ou le laisse sur le carreau ! Il est donc utile, sur fond de discrétion extrême, de se donner un rythme d’intervention, de manifestation de présence « neutre » mais bienveillante (pas nécessairement des mots secondarisés) qui tisse le « transfert de base » (Catherine Parat) transfert du courant tendre, de confiance et quand c’est possible, d’espoir de l’espoir. La « présence » ténue de l’analyste prépare le terrain à l’interprétation stricto-sensu. Ce rythme de présence/absence est une clef clinique, variable pour chaque patient et chaque dispositif, à chaque période du travail analytique. La manifestation de présence retisse les liens à un objet vivant qui remplit sa fonction de miroir externe, le silence permet au patient d’absenter l’analyste (introjection hallucinatoire et négative de l’objet primaire) pour développer pleinement sa relation à lui-même via la construction d’un miroir interne. Le psychanalyste est un « Interlocuteur transitionnel » à la fois interne et externe, « vous êtes celui à qui je me parle », m’a dit un jour un patient.
L’excès d’absence et de refusement de l’analyste peut développer une phobie du contact chez l’analysant, l’objet étant plus que jamais redouté, souvent rabaissé !
Nombreux sont des amis qui ont fait une « auto-analyse » dont on constate les effets réels mais limités s’arrêtant précisément là où l’analyse pour moi commence et le travail de l’analyste aussi. Mais beaucoup d’autres s’en sont extraits meurtris… J’ai eu la chance et la malchance de recevoir quelques-uns de ces patients désespérés… et de redémarrer avec eux un travail analytique que j’ai essayé d’ajuster à leur problématique. Il me semble que la mise en crise de l’analyste et de sa méthode est la condition sine qua non de la possible réussite d’un nouveau projet.
L’illusion du supposé savoir de l’analyste ne suffit pas, l’analyste doit prendre le risque de mettre cette illusion à l’épreuve de sa parole. Il va donner à sentir au patient qu’il est, ou non, compris : ainsi peuvent être évitées les formations des leurres du moi idéal inatteignables, à la place du moi du patient ; la fin « naturelle » de l’analyse devient possible.
Le devenir humain ne peut pas se faire en vase clos, le narcissisme primaire n’existe que parce qu’il y a de « l’amour primaire » (Balint), les « enfants sauvages » privés d’environnement humain ne deviennent rien, même pas des bêtes !
Il faut un objet pour faire advenir la réflexivité psychique, clef du narcissisme positif mais clef aussi de la pensée. Les miroirs sans objet ne répondent rien ! Il faut une mère à côté de son tout-petit devant un miroir pour que le regard à lui-même adressé se double d’un regard à la mère adressée assurant un « retour » de l’autoperception : « Je me vois parce qu’elle me voit me voyant ! » Notons que la puissance du face à face s’inscrit dans cette fonction primaire de « retour », ce qui lui assure ses capacités régrédientes propres à condition que le visage tranquille et discret de l’analyste manifeste une « présence sensible » (Parat) qui assure le retour réflexif dévolu à l’objet. « Y a pas de retour », constatait un patient déprivé par une mère froide et toujours « ailleurs » qui refusa jusqu’à son dernier souffle de le reconnaître homosexuel ! Ce « y pas de retour » est partagé par nombre de patients dont les souffrances narcissiques sont énormes : l’objet doit répondre aux investissements de l’enfant, les valider, les transformer, et les lui renvoyer (Wilfred R. Bion). « Manifester un émoi » (Parat) peut suffire.

ÉCOUTE INTROJECTIVE, ÉCOUTE PROJECTIVE
Je me tais pour écouter encore et encore, même les silences, jusqu’à saturation et j’investis cette écoute avec curiosité et intérêt : le désinvestissement de l’écoute du patient relève pour moi de sa mise à mort.
C’est mon imprégnation affective dans une position réceptive-passive qui me permet l’introjection pulsionnelle de tout ce qui vient de mon patient, que je le comprenne ou non, que je m’en souvienne ou que je l’oublie. Mon « petit moi » protégé par le cadre baisse la garde de ses défenses : je m’installe au cœur de ma propre position dépressive. J’essaye de « penser ce que je sens » et de « sentir ce que je pense ». Mon écoute fait jouer en dialogique un état d’éprouver sans comprendre et un état d’éprouver pour comprendre (Raymond Cahn). C’est cette dialogique qui dans les meilleurs cas va permettre le passage de la force au sens dans mes mises en mots.
J’alterne écoute introjective et position de surplomb projectif de dégagement. Dans cette écoute projective, mes théories, mes expériences, sont convoquées pour tenter d’organiser mon écoute, lui donner ses qualités préconscientes qui vont permettre une éventuelle intervention.
Je pratique : « l’intimité-distante », « l’implication-désimpliquante » (Jean-Luc Donnet).

CONJONCTION, DISJONCTION TRANSFÉRENTIELLE ET « DÉSIDENTIFICATION PRIMAIRE »
Il y a une proposition de Donnet qui m’aide à penser mon travail. Donnet parle de manifestations de l’analyste en « conjonction transférentielle » ou en « disjonction transférentielle ». Dans la conjonction transférentielle, patient et analyste sont dans un mouvement psychique convergent, à la limite ils vont se trouver en continuité ou en indistinction hallucinatoire : par exemple, quand patient et analyste pensent la même chose en même temps. Dans la conjonction transférentielle le patient ressent que l’analyste est de la même eau que lui, à la limite il est « comme » lui.
Dans la disjonction transférentielle, au contraire, les mouvements psychiques divergent, l’analyste joue pleinement sa fonction tierce aux limites de ce que le patient peut narcissiquement supporter, le patient ressent que l’analyste n’est pas comme lui, il est autre : l’altérité est mise au travail. Enfin je crois que le rapide passage de l’un à l’autre a un pouvoir interprétatif en soi important, au-delà du contenu des interprétations. Cette idée permet de concevoir un travail de fond de convergence-divergence qui ferait varier la distance psychique (Maurice Bouvet) entre analyste et patient, un travail de séparation-individuation serait à l’œuvre, ouvrant, si j’ose dire, à une « désidentification » primaire. La « défusion » d’avec l’analyste valant dans le transfert comme dégagement des identifications primaires. Pour nombre de patients en effet la problématique du dégagement d’une psyché maternelle toxique avec laquelle ils n’ont pas d’autre choix que de rester emmêlés, confondus, est très prégnante et extrêmement difficile à travailler. Nous avons là avec la proposition de Donnet un bel outil de travail au service de la « subjectivation » (Cahn).
On peut donc parler d’un espace transférentiel dans lequel l’analyste se déplace et d’où il énonce son interprétation ; l’analyste, dit encore Donnet, « ne parle pas toujours de la même place » (Deauville, communication personnelle).
Décondensation et déplacement sont des maîtres mots. Ce sont eux qui permettent de ne pas se laisser prendre dans des transferts passionnels. Mais les problématiques mélancoliques bénéficient aussi d’une telle appréhension :
Un homme venu à l’analyse parce qu’il restait fixé dans la mélancolie à un père suicidé, me dit à la fin de son analyse : « Je suis venu pour pouvoir faire le deuil de mon père, mais je m’aperçois que j’ai fait aussi un travail de séparation et d’individuation d’avec ma mère ! »
Effectivement l’un ne pouvait pas se faire sans l’autre !

« JE N’Y AVAIS JAMAIS PENSÉ »
L’insight du patient qui dit : « je n’y avais jamais pensé ! » témoigne de sa découverte de l’inconscient (Freud), mais témoigne aussi du travail de l’analyste qui a permis l’émergence d’un « impensable » sans sa présence. Une patiente, en « vis-à-vis » une fois par semaine, vient de me le faire vivre.
Ma patiente au milieu d’éléments très factuels me parle de son sommeil toujours difficile, elle me dit qu’elle s’endort avec son chat qui ronronne, je manifeste mon intérêt étonné et attendri pour le ronronnement de son chat. Elle associe alors pour la première fois, sur sa grand-mère la seule personne de son enfance qui l’aima vraiment : « J’aimais m’endormir en entendant ma grand-mère ronfler, ça me rassurait. » Le lien sensoriel chat qui ronronne et grand-mère qui ronfle est actualisé par ma présence sonore enveloppante. Le transfert sur ma présence parlante tranquille (de chat et de grand-mère), porte un mouvement régrédient, en face à face, qui va déboucher sur la pensée inédite et « nous » bouleverser.

« NON ! MAIS… »
Quand je fais une proposition à un patient et qu’il me répond : « Non ! Mais… cela me fait penser que… etc » je suis un analyste heureux ! Je suis intervenu en marge du « point nodal » (Freud) de mon patient et non pas dans le mille. La négation me prouve deux choses : premièrement mon patient n’est pas suggestionné, il n’est pas aliéné à ma parole, il peut me dire : « non ». Puis la négation permet à mon patient de penser quelque chose dont il reconnaît l’existence qu’il n’aurait pas pensé sans mon intervention mais qu’il subjective totalement !
Il y a une associativité via la négation subjectivante !

TRANSITIONNALITÉ ET HALLUCINATOIRE
L’espace transitionnel n’est pas « entre » le patient et l’analyste, il est un espace commun aux deux partenaires. Pour se faire comprendre Donald W. Winnicott traçait deux cercles distincts : un cercle pour le patient et un cercle pour l’analyste ; puis, il rapprochait ces deux cercles et à un moment donné les deux cercles se superposaient en partie, plus ou moins, l’espace commun créé par l’ajustement de l’analyste étant dit transitionnel. Comment ne pas voir que cet espace est électivement investi de l’énergie hallucinatoire, sujet et objet y tendent vers « l’indistinction, la continuité, l’équivalence », les champs représentatifs des deux partenaires aussi : l’intervention en conjonction transférentielle devient possible. L’analyste est surpris par la surdétermination qui le déborde au moment où il ouvre la bouche, il est comme suggestionné par le patient ! La barrière de l’altérité est momentanément franchie.

TIERCÉITÉ, ESPACE TRANSFÉRENTIEL TIERCÉISÉ
S’il n’y a pas de fonction tierce à l’œuvre dans l’esprit du patient, l’interprétation n’a aucun effet. L’altérité de l’analyste demeure un roc. « Triangulation généralisée avec tiers substituable », disait André Green. On comprend bien l’idée d’une triangulation généralisée ; le modèle en est la triangulation œdipienne qui, dans les alliances psychiques de l’enfant avec un partenaire, recrée un « autre » de l’objet, un tiers qui vient permettre et limiter cette première alliance. Le père et la mère pouvant être tour à tour cet élément tiers. Le tiers peut donc être l’un ou l’autre, et l’autre de l’autre, etc. ils sont donc substituables dans leur fonction tierce.
En se déplaçant l’analyste organise un espace transférentiel tiercéisé. Là où le patient peine à y parvenir et étouffe dans une adhésivité bidimensionnelle à l’objet primaire par exemple. L’analyste le plus classique qui dit faire « un pas de côté » organise une fonction tierce par son déplacement, il se positionne ailleurs qu’à la place transférentielle assignée par le patient.
L’analyste est un attracteur transférentiel substituable à tous les objets du patient et au patient lui-même dans l’identification projective. Dans mon exemple : par une intervention « banale » j’attire à moi ce que ma patiente transfère sur son chat et apparaît alors un nouvel objet important : la grand-mère. À partir de là, sans mon intervention directe, une liaison inexplorée va faire surgir en elle une pensée inédite : « Oh ! je n’y avais jamais pensé ! »
La substitution est l’essence du transfert. Comme la parole dérive sur le mode associatif, le transfert devrait dériver, il serait alors tiercéisation sans fin. La situation dite analysante selon Donnet voudrait souligner les déplacements de la fonction tiercéisante au cours de presque tous les processus analytiques.

FAIRE FACE AUX MISES EN CRISES
Ces quelques notes complètent une position professionnelle freudienne « classique » qui voudrait permettre la parole de l’analyste, éviter l’aliénation du patient et assurer un travail de fond de « désidentification » primaire, finalité implicite de toute analyse. Il s’agit d’être en mesure de faire des « mises en crises » générées par nos patients, des occasions de transformations fécondes.

Guy Lavallée est psychanalyste, membre de la SPP.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Donnet J.-L., La Traversée du site analytique, Paris, SPP Éditions, 2017.
Freud S. (1925h), La négation, Résultats, Idées, Problèmes, II, Paris, Puf, 1985 ; OCF.P, XVII, 1992 ; GW, XIII.
Parat C., L’Affect partagé, Paris, Puf, 1995.

 

Crédits image
Frances Hodgkins (1869 – 1947)
The piano lesson (1909 env.)
Auckland Art Gallery Toi o Tāmaki, purchased 2007
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