Apprendre l’incertitude ? de Monique Cournut-Janin
Le thème choisi m’avait d’emblée séduite. Je l’avais d’ailleurs, en y pensant, déformé : il était devenu pour moi : « Penser l’incertitude ».
Peut-être ce travail se colorera-t-il de ce trouble de mémoire, et de l’incertitude de pensée qui fut donc la mienne jusqu’à ce qu’il y a peu je prenne connaissance du texte de Florence Bégoin.
Trouble de mémoire, déformation, voilà qui nous amène d’emblée au cœur de notre sujet !
À Thèbes, nous a dit Florence Bégoin, pour y rencontrer, ou y refuser l’énigme. Je partirai, pour ma part, du texte de Freud de 1908 sur « Les théories sexuelles infantiles ».
C’est, on s’en souvient, lors de l’arrivée pressentie d’un rival, que s’éveille chez le petit enfant la poussée de savoir (Freud emploie le terme puissant de Drang, Wissensdrang). Ainsi s’éveille sa vie affective et s’aiguise sa faculté de penser. On trouve à ce moment précis ces conditions émotionnelles sur lesquelles insistent les auteurs kleiniens.
J’ai choisi de centrer mon propos sur cette quête de savoir, ce qu’il en advient, et les constructions hautement significatives que sont les théories sexuelles infantiles, parce que celles-ci me paraissent, au fil des après-coup signifiants du parcours de l’enfance, le moment clé de la déception quant à la certitude. En effet, quand l’enfant questionne ses parents, il obtient une réponse telle qu’il se sent pour la première fois, nous dit Freud, trompé et repoussé. Premier conflit psychique aboutissant à un clivage : l’enfant arrête sa réflexion et pense ce qu’il pense qu’on attend de lui qu’il pense, c’est-à-dire quelque chose de faux. L’autre opinion, réprimée, sera refoulée.
Le résultat de cette opération que Freud nous décrit très soigneusement à propos du petit Hans est un conformisme de la pensée, alimenté du désir d’être aimé et accepté.
Son revers, refoulé, est fait de déception, de perte de confiance en l’adulte, et en soi.
Nous nous intéressons ici, dans ce Colloque, à l’entrée dans l’âge adulte. Il est probable qu’à travers les aléas successifs d’un conflit œdipien, puis d’une latence plus ou moins bien traversée, nous retrouvons, à la sortie de l’adolescence, les traces de ce moment où les parents omniscients, idéaux, étaient tombés de leur piédestal. La pensée s’était partagée en deux grands courants, l’un à découvert, l’autre souterrain.
J’ai reçu, il y a peu de jours, en consultation, une toute jeune femme ; elle exprimait, comme souvent, je crois, les jeunes adultes, à la fois le désir, l’incapacité et la culpabilité à quitter sa mère – son père est mort il y a un an – non pas d’ailleurs à la quitter matériellement, ce qui s’était fait plusieurs années auparavant, mais intrapsychiquement. Jeune femme assez déprimée, pourvue d’une structure finement névrotique de bon pronostic, elle exprimait son désir d’évacuer son enfance et craignait ce qu’elle décrivait comme un break-down. Elle se sentait peu sûre d’elle et dépeignait ses parents comme ayant été incapables de lui offrir ce qu’elle appelait des modèles. Mais surtout, elle avait le sentiment qu’ils l’avaient flouée en lui présentant un couple sur un mode moralisant, idéal, qu’elle jugeait tout à fait faux.
Voilà donc, bien loin des premières années de l’enfance, une plainte qui évoque encore la tromperie sur le couple parental. J’ai d’ailleurs souvent remarqué que si le petit garçon, celui que nous a si bien décrit Freud, interprète les impulsions qui lui viennent de son pénis excité pour questionner le monde, le monde sexuel, en termes de percer, pénétrer et s’il arrive inéluctablement à la conclusion du pénis chez tous les humains, c’est autour de la scène primitive que l’enfant fille se sentira d’abord flouée : on ne lui a pas dit la vérité, ou bien on lui aura laissé croire qu’elle était le centre du trio, que ses parents n’étaient que ses parents. On lui aura caché le couple sexuel, qui l’a laissée démunie, flouée pat leur comportement à eux.
Mais l’un comme l’autre, garçon et fille, gardent plus ou moins présentes les croyances sexuelles qui ont été leur premier mode de pensée théorisante.
On connaît ces théories sexuelles, nourries de pulsionnalité archaïque, et bien sûr achoppant, dans les deux sexes, sur la féminité :
– tout être humain a un pénis ;
– c’est par l’intestin que naissent les enfants ;
– le coït est une épreuve de force, violente.
J’ai déjà dit ailleurs que la croyance si fondamentale en l’universalité du pénis, qui oriente la sexualité du garçon vers le complexe de castration et organise sa sexualité sur un mode phallique, ne m’apparaissait pas si fondatrice de son destin pour la fille. Ce n’est pas d’abord d’être dépourvue de pénis, mais de se sentir privée d’amour, dont elle souffre, moins apte qu’elle est que le garçon à se servir d’une transaction phallique pour limiter les dégâts. Là où le garçon s’organisera en une problématique de la partie-pénis pour le tout, la fille, si l’on ne méconnaît pas le regret de ne pas pénétrer sa mère, sera surtout incapable de limiter à une partie d’elle-même le risque encouru. C’est elle tout entière qui risque de sombrer dans le sentiment de ne pas exister. Je cherche, aurait pu me dire la jeune femme dont je parlais tout à l’heure, qui je suis, par rapport à une mère endeuillée et, me disait-elle, par rapport à un père dont j’ai trouvé doux de m’occuper quand il était malade mais, ajoute-t-elle, je ne me suis pas protégée.
Moi j’ajoute : tout entière pas protégée.
Florence Bégoin nous parle de l’incertitude comme d’une possible rencontre entre le contraignant transgénérationnel et l’aléatoire de la relation de couple.
Je tenterai une autre approche que la sienne qui, peut être, rejoindra son hypothèse inscrite dans le mythe.
Le fonctionnement mental, nous dit Freud, en 1911, obéit à deux principes. Les processus primaires obéissent au principe de plaisir, et c’est seulement la déception qui a poussé l’appareil psychique à tenir compte de la réalité. Il y a toute une série d’adaptations pour l’appareil psy chique : attention au monde extérieur, mémoire pour engranger l’expérience, jugement pour décider si une représentation est vraie ou fausse.
« Le processus de pensée suspend la décharge motrice et il s’agit d’une activité d’épreuve où sont déplacées de petites quantités d’investissements au prix d’une moindre décharge. La condition nécessaire pour cela est une transformation des investissements librement déplaçables en investissements liés. »
« La pensée n’acquiert de qualité perceptible à la conscience que par la liaison aux restes verbaux. »
Retenons, si vous voulez bien, l’importance, là, de ces restes verbaux.
Ensuite, Freud nous rappelle que dans le domaine des pulsions sexuelles la domination du principe de plaisir reste fort importante, c’est le domaine du fantasme.
La vie psychique a donc bien du mal à instituer le principe de réalité, qui n’est en fait qu’un principe de plaisir ayant su intégrer à ses fins la réalité.
Fort heureusement, ces fantasmes, si difficilement domesticables, sont aussi le creuset de toute mobilité, toute créativité psychique.
Il était tout à l’heure question des restes verbaux. Je comptais vous parler quelque peu de ces jeunes, tels que je les ai rencontrés en lieu d’accueil, chez qui l’urgence d’une décharge motrice, chez les garçons en particulier, mais pas exclusivement, ne laissait point de place à une élaboration fantasmatique, à une pensée supposant une non-immédiateté de la décharge.
La sortie de l’adolescence était chez eux souvent presque totalement prise dans le besoin anxieux d’une réassurance narcissique phallique dans une société vécue comme faite de forts et de faibles. La féminité était alors déniée, la conquête féminine s’inscrivant dans la communauté des mâles. La fragilité des identifications paternelles, plus phalliques que liées à un objet ressenti comme total, et la difficulté d’intégrer une identification féminine qui avait évoqué une passivité insupportable dominaient souvent.
Il s’agit plus là, je le pressens, d’un type d’organisation psychique appartenant à des entrées dans l’âge adulte de jeunes socialement plus défavorisés, que ceux que probable ment vous rencontrez en milieu universitaire.
En effet, c’est d’une fragilité du préconscient qu’il s’agit dans ce cas, les réponses au conflit psychique se faisant sur tout sur le mode du comportement, avec risque parfois de désorganisation somatique.
L’organisation névrotique grave, voire la psychose, sont en un tel milieu exceptionnellement rencontrées. En revanche peut-être peut-on dire qu’on se trouve aux confins de la psychosomatique ?
Les filles, dans ce milieu, étaient plus généralement prises dans une interaction familiale ; les agis parentaux, liés au réveil peu modulé d’un Contre-Œdipe souvent aigu chez le père, prenaient les formes d’une contrainte-maîtrise de type anal : immobiliser la sexualité féminine fauteuse de trouble et d’un trouble qui, souvent, semblait d’autant plus grand qu’il réveillait chez le père une identification féminine insupportable.
Si la féminité est bien décidément ce qui est le plus difficile à assumer dans les deux sexes, ces filles, par des agis sexuels, mettaient à distance la scène œdipienne ; en prenant un partenaire sexuel, elles fuyaient la problématique incestueuse réveillée dans l’inconscient familial.
Je tenais, là, à vous parler de ces entrées dans l’âge adulte en fin d’adolescence, des plus démunis socialement, culturellement et souvent affectivement.
J’ai curieusement, dans ces cas, été frappée par le besoin de conformisme chez ces filles, tendant à installer une vie de couple, à fuir dans : une vie adulte la plus fixée possible une adolescence qui n’avait guère présenté les risques, mais aussi les charmes de qui dispose d’une névrose infantile plus riche ment constituée, dans un milieu familial où les investissements et les identifications sont plus diversifiés.
Ces jeunes adultes trop tôt femmes n’ont guère eu, je le crains, le temps de penser l’incertitude.
Leurs compagnons, s’ils se trouvent ressembler aux jeunes hommes décrits plus haut, risquent fort de reproduire avec elles l’éventuel bruit et fureur d’une relation réellement sadomasochique, d’un réel déni de la féminité, et d’une tentative souvent violente de contenir une vie psychique sans souplesse, par les à-coups éventuellement meurtriers d’une maîtrise anale sans nuance.
Ainsi se reproduit malheureusement parfois le même d’un destin, dans l’absence d’un temps pour installer une suffisante bisexualité psychique, à travers des identifications multiples aux deux partenaires du couple parental. Il est bien probable que la tendresse post-œdipienne, quand elle n’a pu s’établir, laisse un « tout sexuel » prêt à régresser très vite vers un monde psychique où le besoin d’avoir l’objet partiel, toujours envié, et toujours en défaut, risque de filer vers la régression d’une maîtrise anale où l’objet ne vaut alors que comme étron mort.
Les transpositions collectives de ces formations psychiques instituent un monde où l’étranger, la femme est l’autre dangereux, à éliminer.
Si, maintenant, nous nous tournons vers le versant constructif et heureux dont j’ai esquissé le négatif inquiétant, c’est, je crois, du côté de la névrose et du monde du fantasme que nous le trouverons.
Fantasmes qui vont permettre, dans les meilleurs cas, spontanément ou parfois à travers la cure psychanalytique, de travailler ces identifications bisexuelles permettant de sortir du tunnel d’un destin préécrit.
Je serai là plus optimiste que Florence Bégoin et que d’autres auteurs, et je poserai que le temps, en fin d’adolescence, à l’entrée dans l’âge adulte, d’une pause, d’une latence du sexuel peut être une défense certes, mais féconde comme si, là encore, la décharge, ici sexuelle, étant retardée, pouvait préparer une meilleure adaptation ultérieure de l’appareil psychique au plaisir.
À l’adolescence, nous le savons, la reviviscence pulsionnelle amis quelque peu à mal les identifications, les investissements laborieusement mis en place pendant la latence ; la scène primitive est à nouveau au premier plan, et ce qui n’arrange rien, elle est réveillée aussi, par cet enfant devenu adulte, chez les deux parents. Ainsi pourraient faire rage les rivalités œdipiennes et, pour le garçon, à nouveau l’angoisse de castration ; pour la fille ce qui, je crois, est pour elle angoissant : la révélation trop rapide d’un vagin qu’elle cherche encore à méconnaître : tenir à l’écart l’angoisse de pulsions prégénitales où son corps serait délabré, comme talion de l’agression orale et anale contre le pénis.
Aussi je tiens pour utilement maturants ces amours en miroir d’adolescents point trop différenciés. Il est piquant qu’à notre époque de liberté sexuelle, telle jeune fille, toujours angoissée dans la fuite en avant de conquêtes sexuelles répétitives, se soit un beau jour offert, après quelques mois de psychothérapie, ce temps d’amour avec un garçon enfin de son âge, et non pas de dix ans de plus comme elle en avait l’habitude, et qu’alors la tendresse ait pu s’installer dans une fantasmatique de double bisexualité.
Pour la première fois aussi, sa certitude, toujours désespérément affirmée, toujours catastrophiquement perdue, que l’homme actuel soit l’homme de toute sa vie, lâchait prise : elle pouvait imaginer que leur histoire ne durerait pas toujours, comme si, enfin, elle n’était plus constamment obligée de nier le deuil de l’objet originaire.
Dans « La négation » en 1925, Freud pose comme « condition de la mise en place de l’épreuve de réalité, que des objets aient été perdus, qui autrefois avaient apporté une satisfaction réelle ».
La répartition du bon et du mauvais, du vrai et du faux, s’est mise en place dans la vie psychique sur le mode du fonctionnement oral. Le jugement reprend, à travers l’oralité des mots, une telle répartition.
L’analité, elle, préforme en sa valence érotique contenant contenu, le modèle de la vie psychique. Les auteurs modernes reprennent un modèle féminin masculin, contenant-contenu encore, mais là, probablement, l’intuition de Lou Andreas Salomé, qui faisait partit de l’obéissance anale pour un objet aimé la première symbolisation de l’activité-passivité par rap port à l’objet, nous parle-t-elle toujours. À ce sujet, je suis toujours frappée par la richesse de modulation des relations humaines, parents-enfants tout particulièrement, dans le langage des objets partiels.
Et j’aurais tendance à penser que s’il est tragique d’être ressenti et de se ressentir comme l’étron sans valeur de tel ou tel parent juste bon à être expulsé, il peut être par contre fécond pour la vie psychique de pouvoir moduler sapropre perception de soi ; pouvoir, par exemple, pour un garçon, être ressenti comme le représentant porteur de pénis du père dans la tête de la mère, pour la fille l’objet tout entier phallicisé d’être aimée, et par la mère comme un tout venu du père, et par le père comme la représentante de l’amour narcissique qu’il porte à son sexe, et de pouvoir être contenu, garçon ou fille, comme un étron chaud, aimé, manipulé, à condition que ces positions, bien qu’apparemment archaïques, permettent un jeu fantasmatique pulsionnel éventuellement à double sens : parents qu’il serait également tragique, pour soi, de ressentir comme étrons purement dévalorisés, mais dont on peut aussi ressentir la possibilité régressive de les saisir comme objets partiels, bons à manger, bons à contrôler analement, ce qui n’exclut pas et même peut permettre de garder, de préserver une relation tendre à un objet total : il s’agirait, en somme, de penser les restes, les traces de relations prégénitales, non seulement comme aptes, désexualisés, à créer des sublimations, non seulement à enrichir la vie sexuelle en s’intégrant aux préliminaires de l’acte amoureux mais aussi à diversifier, dans leurs scénarios multiples, les points de fixation prégénitale : ainsi la régression, souplement possible, s’intégrerait à un jeu préconscient.
S’il est courant d’entendre une mère, ou un père, à l’aide d’un déplacement minime, appeler son enfant « ma fleur », « mon sucre d’orge », voire « ma crotte », il est moins banal d’imaginer que ces investissements puissent perdurer, se renverser dans la vie adulte. Que faire d’un père et d’une mère ? Le jeu des identifications, certes, est sans limites, mais la régression prégénitale peut permettre, après tout, un aménagement enrichi des vœux de mort et de leurs contre-investissements.
Je ne suis pas certaine d’avoir parlé de l’incertitude, ni surtout de son apprentissage. Je crois pourtant que le déploie ment, dans l’analyse, du jeu inépuisé des possibles et des impossibles repousse à l’infini la peur de l’autre et, par conséquent, la nécessité de le figer et de se figer dans un inéluctable destin.
Si, à la fin de ce texte, je ne cite que quelques précises références freudiennes, et un article de Lou Andreas-Salomé, ma conviction est bien d’avoir au fil des ans tiré profit de nombreux travaux d’autres psychanalystes, aînés ou contemporains dans le jeu croisé et nécessaire de leurs doutes et de leurs certitudes, de mes incertitudes et de mes croyances, travail tissant la filiation et le temps, comme le champ de ce Colloque en permet l’occurrence.
Références bibliographiques
Freud (Sigmund), Les théories sexuelles infantiles, La vie sexuelle (1908), Paris, PUF, 1985, p. 14-27.
Freud (Sigmund), Le petit Hans, Cinq psychanalyses (1909), Paris, PUF,
1977, p. 93-198.
Freud (Sigmund), Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques, Résultats, idées, problèmes, I (1911), Paris, PUF, 1984, p. 135-143.
Freud (Sigmund), La négation, Résultats, idées, problèmes, II (1925), Paris, PUF, 1985, p. 135-139.
Andreas-Salomé (Lou), « Anal » et « sexuel », L’amour du narcissisme (1915), Paris, Gallimard, 1980, p. 89-130.