La Revue Française de Psychanalyse

Les intermittences du sens

Les intermittences du sens

Hegel et Freud. Les intermittences du sens, est un ouvrage tiré de la thèse de doctorat en philosophie soutenue par Claire Pagès en 2010. Elle y propose une analyse comparée de la négativité chez Hegel et chez Freud. L’intérêt de cette démarche, pour les psychanalystes, tient tout à la fois à celui du thème, en raison de ses implications cliniques, et à la fécondité du rapprochement entre les deux œuvres, si dissemblables au premier abord. Selon nombre de leurs commentateurs, pour le philosophe, comme pour le créateur de la psychanalyse, la négativité serait au service du sens. Or c’est cette affirmation que l’auteure interroge.

À cet égard, nous voudrions soutenir le paradoxe suivant : le travail du négatif est un concept légitime et précieux pour penser la réalité de phénomènes dont le sens n’est pas plein, un, ou mien. Pour être l’opérateur d’une pensée extensive du sens, il n’est pas moins lui-même travaillé par ces trois figures du non-sens que sont la dysfonction, la différence et l’automatisme (p. 15).

D’où vient son titre, Les intermittences du sens. Et d’où découle le déroulement de son travail.

À partir d’une définition rigoureuse de la négativité, et de sa confrontation chez Hegel et chez Freud (Chapitre 1), elle s’intéresse à la réception et à la critique de celle-ci, en tant qu’elle reste pour tous les deux une pensée du sens plein, et serait incapable de rendre compte du non-sens, ce qu’elle va décliner en dysfonction, dis-fonction ou différence, et automatisme (Chapitres 2 à 5). Elle prend dans les Chapitres suivants (6 à 8) le contre-pied de ces critiques en montrant au contraire comment l’on peut considérer que le travail du négatif chez Hegel et Freud est ouvert sur ces trois « intermittences du sens ».

Dans le chapitre 1, « Qu’est-ce que la négativité ? », l’auteure, après avoir présenté de façon soutenue la négativité dialectique puis la négativité psychique, conclut sur l’existence de divergences, mais aussi de structures communes :

– concernant les premières, elle rappelle tout d’abord le fait que chez Hegel la négativité est puissance de résolution des contradictions, quand chez Freud elle est produite des compromis : « la négativité psychique nous confronte au problème d’une revendication à la fois indissoluble et impossible à satisfaire » (p.73). De même, alors que « le mouvement dialectique permet une unification des opposés », « au contraire, le travail psychique du négatif produit des clivages » (p. 74). Enfin, alors que dans la première la destruction semble avoir une issue positive, la seconde ouvre la possibilité d’une destruction radicale ;

– concernant les structures communes à la négativité selon Hegel et Freud, Claire Pagès distingue cinq lois communes de fonctionnement : activité, conservation, répétition, opposition, dissimulation (p. 75 à 81).

Cette présentation très complète a également été l’occasion pour l’auteure d’introduire ce qui va constituer la clé de voûte de sa réflexion : la distinction, au sein de la négativité, d’une dimension élaborative, ayant vocation à être « positivée », et d’une dimension radicale, destructurante, « purement négative ».

C’est la première dimension qui a été l’objet de critiques, tant de Hegel que de Freud, présentées dans les chapitres 2 à 5 : « Prendre au sérieux le négatif ? L’ère du soupçon », « La dysfonction », « La différence », « L’automatisme ». Nous privilégierons, faute de place, celles adressées à la psychanalyse.

Dans celles-ci, qui émanent en particulier de Derrida et de Deleuze, « la négativité dialectique et psychique est principalement critiquée pour être une logique du sens, logique jugée inopérante par ces auteurs en ce qu’elle méconnaît la réalité indéniable du non-sens ». Ainsi, chez Freud, l’existence de l’inconscient est déduite du postulat d’une exigence d’intelligibilité intégrale de la vie psychique.

Mais chez ces critiques, il ne s’agit pas de défendre l’absence de sens, mais trois choses : ce qui ne fonctionne pas, ce qui dis-fonctionne (différence) et ce qui fonctionne tout seul (automatisme).

Par-là, trois principales propriétés du sens chez Hegel et chez Freud sont questionnées, la continuité ou totalité (tout signifie), l’unité (sens un) et la spiritualité ou l’élément de la subjectivité (sens mien) (p. 103).

Concernant la dysfonction, l’auteure relève chez Freud les situations qui mettent en échec la prétention de la psychanalyse, selon ces auteurs, à une interprétation complète en termes de conflit psychique interne, et l’obligent à reconnaître, soit les limites de l’intelligible (déraisons, sans destination, inconnu), soit le rôle des facteurs externes, soit l’impuissance de l’interprétation.

Au sujet de la différence, les critiques de Freud ont eux souligné qu’il ne rendait pas compte du multiple, en ramenant tout à la sexualité et au sujet unifié (Jaspers, puis Foucault, Deleuze et Guattari) ; qu’il méconnaissait la singularité, et le sens radical de la subjectivité (Lévinas) ; la non prise en compte de l’hétérogénéité des langages, et une certaine sous-estimation de la créativité, trop systématiquement réduite au sexuel dans la conception de la sublimation ; sa normativité de la différence psychique enfin.

Dans le chapitre 5 enfin, l’automatisme est opposé au travail du négatif comme trame d’un sens mien. Cette critique serait moins évidente envers Freud, mais a néanmoins pu être faite : par Deleuze et Guattari, avec leurs concepts de machines et productions désirantes ; par Derrida qui reproche à Freud d’avoir conçu un appareil psychique « qui ne marche pas tout seul » (et n’a donc pas renoncé au sujet).

Une fois ces critiques présentées, Claire Pagès reprend donc ces trois chapitres pour réinterroger les pensées de Hegel et Freud, et montrer qu’on peut au contraire y trouver les traces d’un négatif « pur », « non récupérable », « non positivable ».

Le chapitre 6, « Négativité et dysfonction », va ainsi aborder « La consistance du négatif dans le Système (hégélien) ». Un sous-chapitre sur « Patience et longueur de temps » me paraît particulièrement pertinent pour notre domaine clinique : l’auteure veut y rappeler que Hegel « n’a jamais affirmé que l’esprit dans le monde avait emprunté le meilleur chemin, le plus court, le plus tranquille, pour se réaliser. », mais qu’il « constate juste que l’esprit parvient toujours à dépasser ce qui l’a entravé » (p. 217). Je pense en effet, comme je le préciserai là aussi dans ma discussion, que ce point de vue soutient notre éthique soignante. Il en est de même pour le sous- chapitre suivant, « le non-vrai (unilatéral, précarité, moment) », en particulier dans le commentaire de Gérard Lebrun : « La vérité qu’apporte le Concept n’est jamais le dernier mot, mais l’inanité enfin reconnue hautement de tous les « derniers mots » (liberté, praxis, matière…) qu’on pourra prononcer » (p. 219), commentaire qui pourrait utilement inspirer nos entreprises théorisantes… Cette notion est reprise dans le sous-chapitre suivant, « Maîtrise et déprise », où il est indiqué que « l’esprit absolu doit s’abandonner à son autre et se laisser tomber dans la contingence. Il doit rejouer sa certitude et vérité dans l’épreuve de l’extériorité radicale » (p. 227) ; ne pourrions-nous appliquer cette réflexion à notre expérience avec certains de nos patients ?

L’approche de la dysfonction chez Freud va nous ouvrir des perspectives encore plus proches de la clinique ; elle se décline en deux chapitres :

« L’impuissance herméneutique et clinique » 

L’auteure y évoque une certaine modestie de Freud, qui « insiste sur le fait que sa pratique n’a pas pour fin le succès, qui pourrait se comprendre comme la suppression du problème, mais la modification du rapport que le sujet entretient avec sa vie pulsionnelle » (p. 237) ; de fait, elle enchaine sur « Les limites de la cure », soulignant ainsi « l’impossibilité de toute prédiction », et « le caractère parcellaire du savoir analytique » ; cela peut même aboutir à un certain pessimisme thérapeutique, lié à la notion de fixation, de perte de plasticité, et à l’idée de l’inaccessibilité à l’analyse des psychoses et des états narcissiques sévères. Sont alors présentés « les échecs de la cure », qui sont l’occasion de s’appuyer sur André Green, quand « il oppose deux modalités de la négativité : la négativité comme « organisation de la désorganisation » et la négativité comme « puissance de désorganisation désorganisante » dépourvue de toute structuration, pur pouvoir de destruction » (p.245), qui se manifeste par

l’enferrement dans la répétition ». « On est face à des formes du travail du négatif qui ne sont plus inscriptibles dans la logique de la défense, du compromis et du soulagement psychique paradoxal », et confronté aux limites de « l’explication par la régression, l’explication par la maîtrise ou le retournement de la passivité en activité et l’explication par les bénéfices de la maladie (p. 247).

C’est alors l’explication par la pulsion de mort qui viendra prendre la place.

« Destruction, destructivité, pulsion de mort » 

Claire Pagès donne justement une grande place à cette question, dont elle rappelle en préambule combien elle a été controversée dans la communauté analytique. Mais tout son propre travail n’est-il pas un développement, particulièrement riche et enrichissant, des implications multiples de ce débat ?

Elle commence ainsi en distinguant la pulsion de mort du déplaisir et de l’agressivité, qui ne sont pas dysfonction. Avec le second dualisme, la déliaison « est de nature alors qu’elle était avant plutôt de relation, ce qui la rend plus inquiétante » (p. 256). C’est la notion de désintrication qui « ouvre sur des phénomènes absolus de déliaison, une réalité du purement destructif, de la négativité pure, sans relève, sans aucun effet de structuration ». Il n’y aurait toutefois dysfonction absolue qu’au niveau de la cruauté sans plaisir, d’un masochisme ou d’un sadisme sans jouissance. L’auteure montre bien la difficulté de cette discussion autour de la notion de rupture de l’alliage, avec la question de la proportion de l’alliage, mais aussi la gravité de l’enjeu : le risque suicidaire. Dans un sous-chapitre « Désintrication », l’auteure propose une discussion approfondie du masochisme et du sadisme, primaires et secondaires. Celle-ci a l’intérêt de montrer combien il est difficile à l’esprit de renoncer à l’idée d’un certain alliage de pulsion de vie à la pulsion de mort, que j’interpréterai personnellement comme la présence de cette pulsion de vie en nous qui nous permet de toujours maintenir une note d’espoir… et qui témoigne de ce que le suicide réussi d’un de nos patients reste toujours pour nous soignants un scandale, et un traumatisme. Comme si ce qui n’aurait dû rester qu’un fantasme (inverse de celui de l’idéal de plénitude ou de plaisir) était devenu réalité. Ce chapitre va se terminer sur la prise en compte par Freud, dans sa réflexion anthropologique de la place de l’agressivité, jusqu’à la destructivité, dans les relations sociales, où se retrouve son pessimisme sur la « nature humaine ».

Le Chapitre 7 revient donc sur « Différence et négativité ».

Concernant Hegel, Claire Pagès s’oppose à l’idée d’une occultation systématique de la différence, puisque pour lui, « il n’y a de connaissance du vrai que moyennant le déchirement, donc aussi la différence » (p. 284).

La place de la différence paraît toutefois plus facile à argumenter chez Freud.

Elle apparaît ainsi nettement dans l’altérité irréductible de l’inconscient ; mais également (et de façon complémentaire) dans la dimension « détraquante » de la libido : « Le discours qui fait de la libido un lien, une attache à tous les objets fait par trop oublier le sexuel comme irruption, dérangement, bouleversement » (p. 299) ; de même, dans le dualisme, entre énergie libre et liée , « L’énergie libre […] constitue un travail de la différence et une voie par laquelle la force se rend indépendante du sens » (p. 303) ; « Ce qui caractérise de façon constitutive le dualisme pulsionnel, c’est la relation d’opposition ou d’antagonisme entre deux jeux de force ou deux logiques » (p. 305).

Enfin, le Chapitre 8 complète cette réflexion à propos de l’automatisme.

Chez Hegel, commentée par Catherine Malabou, le concept d’automatisme spéculatif « désigne une loi de composition ou de synthèse qui opère de soi-même et qui n’est pas ordonnée à la décision d’un moi, si bien que « le Système n’a pas d’auteur » » (p. 312).

Dans la pensée freudienne, la question de l’automatisme apparaît dans trois occurrences :

– l’automatisme ordinaire, qui concerne les diverses habitudes ;

– la place de l’économique, qui donne lieu à un large développement, dans lequel l’auteure souligne la place que Freud a toujours souhaité réserver à cette dimension, essentielle à sa conception, qui la différencie des autres : « Ce modèle est surtout sous une contrainte de régulation, la régulation automatique du principe de plaisir-déplaisir » (p. 365). Dans cette économie interviennent des défenses automatiques ;

– la hantise : l’auteure vise là « la hantise pulsionnelle, contrainte de répétition devenue folle, qui est solidaire du second dynamisme pulsionnel et de la pulsion de mort » (p. 372), et qui va se manifester dans l’expérience d’« Unheimliche », le motif du double, les phénomènes démoniaques, et le sentiment d’un destin.

Ce riche travail me semble donc passionnant pour les psychanalystes à plus d’un titre. Soulignons tout d’abord ses qualités formelles, d’écriture et de clarté d’exposition, qui en rendent la lecture particulièrement agréable, alors qu’il s’agit de questions difficiles et denses. Indiquons également que l’auteure, bien que philosophe et non psychanalyste, montre une grande aisance et érudition aussi bien avec les textes philosophiques que psychanalytiques (freudiens et contemporains), ces derniers me semblant toujours analysés avec finesse et pertinence.

Mais un des tout premiers intérêts de sa démarche est, à l’occasion de ce rapprochement entre les deux penseurs, de mettre en évidence la place de la théorisation, et donc des présupposés liés au cadre conceptuel de la pensée freudienne. À titre d’exemple, le caractère finalement irréductible de l’inconscient n’est-il pas à la mesure de l’idée de la conscience que l’on se fait dans la pensée européenne, dont François Jullien a montré, grâce au détour par la pensée chinoise, que l’on pourrait en avoir une tout autre conception ? Cet auteur montre de façon convaincante comment la psychanalyse elle-même a pu ébranler cette opposition (Jullien, 2013 et 2017), et cette hésitation interne pourrait rendre compte des intermittences du sens, mises en évidence par l’auteure.

Ainsi, il est possible de se dégager de l’alternative entre le maintien du sens, ou la résignation à l’absence de sens en prenant conscience du caractère très « culturel » de ce débat. Mais il est selon moi possible de s’en dégager également pour une raison plus directement clinique. Ceci m’est apparu tout particulièrement dans le Chapitre 6, « Négativité et dysfonction », et plus précisément dans les sous-chapitres « Les limites de la cure », et « Les échecs de la cure ». Si on pense en effet à ce qui constitue à mes yeux l’essentiel de la créativité actuelle dans la pensée théorico-clinique psychanalytique, celle qui s’intéresse aux « cas difficiles », il me semble que l’on voit bien ici tout l’intérêt de ne pas se laisser enfermer dans une telle alternative. S’il s’agit, pour chacun de ces analystes (je pense en particulier, en France, à René Roussillon et aux collègues du Centre Kestemberg et de la revue Psychanalyse et Psychose) de ne pas renoncer devant la difficulté (et en un sens tout simplement parce que cela serait éthiquement impossible) cela ne témoigne pour autant d’aucune présomption excessive, mais est au contraire est fidèle à l’esprit originaire de la psychanalyse : s’interroger sans relâche sur ce qui échappe au sens, en étant conscient qu’il s’agit d’une tâche infinie, mais que c’est la vie elle-même. Tout comme avec certains de nos patients, nous savons que nous ne serons jamais à l’abri de rechutes, de régressions, mais que le sens de notre travail est de rester engagés envers eux aussi longtemps que cela semblera nécessaire. Nous ne devons pas perdre de vue que la théorie ne peut être qu’une approche très imparfaite de la réalité dans laquelle nous sommes impliqués comme thérapeutes, des points de repères provisoires (un « échafaudage » avait dit Freud lui-même). A ce titre, les zones d’incompréhensions qui subsistent, très nombreuses, ne témoignent pas tant d’un « non sens » irréductible que de l’incomplétude de nos connaissances actuelles et de la nécessité de toujours remettre l’ouvrage sur le métier.

Ainsi, les auteurs contemporains ont-ils mis l’accent justement sur la responsabilité de l’objet premier dans les carences de la symbolisation, c’est à dire ce qui va pouvoir susciter cette expérience de « non sens » pour le sujet. Et tout l’enjeu de la cure sera alors de pouvoir reconnaître la place de ces traumatismes pour comprendre le sens de ses troubles actuels, et l’aider à s’en dégager. La question du sens et du non sens est alors rapportée à sa détermination fondamental : la responsabilité pour l’autre, le fait de lui donner sa place, dans la nécessité pour chacun de trouver le sens de sa vie dans la dépendance mutuelle aux proches. Les intermittences du sens se comprennent alors comme ces oscillations inévitables liées, dans la relation humaine, à la nécessaire confrontation à ce qui nous unit, mais aussi nous différencie. Reconnaître ce qui nous échappe chez l’autre est ainsi aussi important que de ne jamais cesser de le considérer comme un semblable qui nous concerne. A ce sujet, l’implicite (tel qu’il se déploie chez un auteur comme Henry James) rend sans doute mieux compte de la réalité psychologique que les tentatives plus explicites, telles qu’on pourrait les voir à l’œuvre, pour rester dans le domaine littéraire, chez Proust. Il s’agirait de trouver la juste distance entre une toute-puissance qui prétendrait tout comprendre, et un renoncement à comprendre qui serait un abandon, en mesurant la part jouée par le patient dans sa façon de se cacher dans l’espoir d’être cherché (sinon trouvé).

Benoît Servant. Psychanalyste SPP, Suresnes. Psychiatre Clinique G. Heuyer, Paris 13.

 

Claire Pages, Hegel et Freud. Les intermittences du sens, Paris, CNRS éditions, 2015.

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Voir également l’article de Claire Pagès dans la Rfp : Le travail du négatif: Freud avec Hegel ?

 

 

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