La Revue Française de Psychanalyse

IDENTITES

IDENTITES





Vingt ans après, la Revue Française de Psychanalyse consacre un nouveau numéro au thème Identité(s). Entre temps, et plus particulièrement ces dernières années, cette problématique s’est invitée, parfois avec violence, dans les débats publics, qu’il s’agisse d’identité culturelle, sexuelle, nationale, communautaire ou familiale.

Nous retiendrons en effet de ce numéro de 1999 de la Revue Française de Psychanalyse, qu’il était déjà rappelé à quel point cette notion « d’identité » était peu « freudienne » et ne s’était imposée, après Freud, que sous les effets conjugués de l’extension de la psychanalyse aux pathologies non névrotiques (avec Winnicott et la notion d’« être ») et de la psychologisation de la psychanalyse outre-Atlantique (avec Erickson, Lichtenstein et Kohut notamment). Cette transmutation fut perçue en France comme une altération à laquelle il était reproché d’évacuer l’inconscient (les identifications inconscientes en particulier), le conflit et l’après-coup au profit d’une conception développementale (Oppenheimer, 2002).

Cette ouverture du champ de la psychanalyse vers les patients états limites et narcissiques,  pour lesquels l’enjeu se situe au niveau de leur identité, a pu conduire à une remise en  question de l’identité de la psychanalyse  et modifier la perception que les analystes avaient d’eux-mêmes (Pontalis, 1979), alors que s’imposait progressivement la prise en compte concomitante du contre-transfert dans le processus analytique : l’analyste n’était plus seulement « ce mélange d’archéologue et de détective, cet observateur un peu distant qui se bornait à déchiffrer un matériel » (ibid.), mais lui-même toujours en analyse sur le terrain de sa pratique. Enfin l’extension du champ de la clinique vers ces pathologies non-névrotiques a ouvert le débat sur la place de la psychothérapie et la formation des psychanalystes à des pratiques autres que la cure type (Israël, 1999).

Malaise dans l’identité donc, autour d’une notion qui reste difficile à circonscrire, sinon par sa complexité. En effet, si l’identité est couramment comprise, pour chacun, comme le sentiment de son unicité, de sa continuité, de sa permanence, elle ne semble jamais définitivement stable, mais en évolution constante. Elle se construirait par identification à partir des imagos introjectées (Kestemberg, 1979) mais relève de la conscience de soi. L’identité, c’est aussi une histoire où le « Qui suis-je ? » côtoie au plus près le « De qui et de quoi suis-je fait » (Roux, 1999 ;  De Mijolla, 1999) ; mais si l’identité se construit à partir des premières identifications aux figures parentales, elle est aussi le fruit d’un travail de désidentification qui conduit le jeune enfant à s’en éloigner, notamment en s’imaginant une autre filiation, faisant du roman familial le fantasme originaire de l’identité (Denis, 1999).

La notion d’identité est aussi à un carrefour entre le psychologique et le social. Au regard de la métapsychologie, l’identité peut se comprendre comme une forme d’équilibre qui succèderait à la résolution d’une double confrontation : d’une part entre l’Idéal du moi, émanation du narcissisme, et le surmoi qui se réfère aux relations objectales et à la sexualité ; d’autre part entre ce premier équilibre et l’Idéal du moi collectif (Kestemberg, 1979).

Le corps en constitue la troisième dimension, illustrée par la question de l’identité sexuelle qui a fait régulièrement débat, brouillant à nouveau les cartes. Si Stoller distinguait le sexe défini par l’anatomie et le genre qui résulte du développement psychique, pour Colette Chiland (1999) l’identité sexuelle se décline selon trois niveaux, biologique, psychologique et social qui ne coïncident pas forcement !

Si Freud ne semble pas s’être intéressé directement à cette question, c’est qu’il considérait l’identité comme une notion « psychologique », la métapsychologie se situant sur un autre plan.

On retrouvera cependant sous sa plume la notion de « personnalité » qui peut s’en rapprocher (Freud, 1933). Mais il va surtout aborder cette question à partir des expériences de vacillement de l’identité : fausses reconnaissances, sensation de déjà-vu, dépersonnalisation, phénomènes qu’il appréhende comme des mécanismes de défense visant à nier, à éloigner quelque chose du moi (Freud, 1919, 1936). C’est également le vacillement identitaire qui a particulièrement intéressé Michel de M’Uzan (De M’Uzan, 2005).

Aujourd’hui certains discours laissent entendre qu’une partie essentielle du danger vient de l’extérieur : n’est-ce pas un effet d’un émiettement de l’identité sur le plan social ? « Ainsi, lorsque la société́ passe d’une structure hiérarchique stable à une structure réticulaire mobile, les identités vacillent, renvoyant à chaque individu le soin de construire la cohérence et la stabilité́ qu’elle ne lui assure plus”, écrit Vincent de Gaulejac (Gaulejac, 2002).

En réaction, pour cet auteur comme pour Vincent Descombes (Descombes, 2013), c’est à présent la recherche de la singularité qui dominerait dans la question de l’identité ; recherche qui privilégierait la représentation de soi et donc, paradoxalement, le conformisme culturel (par aliénation à l’image que l’on veut donner de soi-même) tout en prétendant le rejeter.

Le vacillement de l’identité ne conduit-il pas à une maladie de l’idéalité ? La dépression n’est-elle pas le signe de cette souffrance identitaire quand le sujet ne parvient pas à négocier avec son Idéal, privé ou social ? Addictions, mythomanie, fanatisme ne sont-ils pas des tentatives de réparation d’une unité du moi perdue ?

            Cette crise de l’identité ne devrait pas épargner les psychanalystes dans une société où la psychanalyse est une référence reconnue, plébiscitée, médiatisée mais aussi constamment attaquée voire calomniée. L’idéal collectif est aujourd’hui à l’action, au quantifiable, aux signes extérieurs de richesse, mais aussi, pour faire bonne mesure, à la réparation : ne sont-ce pas autant de contradictions avec ce qui constitue l’identité et l’essence de la psychanalyse ? Comment ces problèmes de société s’invitent-ils dans le cabinet du psychanalyste et dans la clinique actuelle ? Le patient « névrosé » à partir duquel la psychanalyse s’est construite et à la rencontre duquel nous sommes préparés par notre formation n’est-il pas devenu un mythe ? La pratique analytique doit-elle s’adapter aux changements du monde ?

Au sein de la psychanalyse française, cette question, liée à celle de l’identité, a fait l’objet de divergences marquées. On pourra distinguer la position radicale de Lacan et de son école d’une part, pour qui la cure n’a pas pour fin de combler la béance au sein du sujet, mais de la manifester, et celle de psychanalystes qui pensent que l’analyse doit accompagner et soutenir le patient vers « une appropriation subjective » de sa vie psychique au travers de son histoire (Cahn, 2002, p. 1665). Ainsi, si dans le cours de la cure, une remise en cause des identités acquises peut être attendue, voire recherchée, en tout cas utilisée, en particulier dans les cures de patients non névrosés, son but n’en restera pas moins de permettre aux patients (et en particulier à ceux qui sont le plus perturbés) de retrouver une certaine unité intérieure, une meilleure subjectivation. Tout l’enjeu des traitements avec eux sera donc de leur fournir dans un premier temps l’appui nécessaire, mais en introduisant l’écart utile au travail de différenciation, pour favoriser la reprise qui seule signera l’appropriation subjective (Roussillon, 2007, p. 471). N’est-ce pas le reproche principal qui a pu être fait à Kohut en son temps ? Si à une première époque il a pu envisager la restauration du self comme préalable au travail analytique (Kohut, 1971), il a par la suite fini par rejeter toute théorie des pulsions (Kohut, 1984).

Mais ne devons-nous pas soutenir cette contradiction féconde, plutôt que de pencher dans un sens ou dans l’autre, car elle est au cœur -même de la découverte freudienne : la mise au jour de la conflictualité psychique par-delà la prétention du moi à l’unité, dont la psychopathologie signe la faillite, tout en maintenant la visée de la cure comme subjectivation (le “Wo Es war soll Ich werden”), et non la résignation lacanienne au “désêtre”?

                Il est donc urgent que nous puissions prendre pleinement conscience de ces ébranlements identitaires qui nous affectent, si l’on pense aux effets de repli défensifs qu’ils ne manquent pas de produire, et qui nous menacent en effet, dans ce qui pourrait être un raidissement sur nos certitudes, et une fermeture à notre nécessaire et vital renouvellement.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

Cahn R., Sujet, in A. de Mijolla (dir.), Dictionnaire international de psychanalyse, Paris, Calmann Lévy, 2002.

Chiland C., L’identité sexuée, Revue française de psychanalyse, t. LXIII, n° 4, p. 1251-1263, 1999.

Chiland C., Problèmes posés aux psychanalystes par les transexuels, Revue française de psychanalyse, t. LXIX, n° 2, p. 563-577, 2005.

Denis P., Soi-même pour un autre, identité relative et identité absolue, Revue française de psychanalyse, t. LXIII, n° 4, p. 1099-1108, 1999.

De Mijolla A., Histoire et préhistoire psychique. L’« intergénérationnel » et ses fragments d’identité, Revue française de psychanalyse, t. LXIII, n° 4, p. 1109-1125, 1999.

Descombes V., Les Embarras de l’identité, Paris, Gallimard, 2013.

Freud S. (1919h), L’inquiétante étrangeté, L’inquiétante étrangeté et autres essais, trad. fr. A. Bourguignon, Paris, Gallimard, 1985 ; GW, XII.

Freud S. (1933a [1932]) 31e leçon : la décomposition de la personnalité psychique, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, trad. fr. M.-R. Zeitlin, Paris, Gallimard, 1984 ; OCF.P, XIX, 1995 ; GW, XV.

Freud S. (1936a), Lettre à Romain Rolland (un trouble du souvenir sur l’Acropole), Résultats, Idées, Problèmes, II, trad. fr. M. Robert, Paris, Puf, 1985 ; OCF.P, XIX, 1995 ; GW, XVI.

Gaulejac, V., Identité, in J. Barus-Michel, E. Enriquez, A. Levy (dir.), Vocabulaire de psychosociologie, Paris, Érès, 2002.

Israël P., « L’identité brouillée du psychanalyste », Revue française de psychanalyse, t. LXIII, no 4, p. 1265-1280, 1999.

Kestemberg E., Impact de la formation sur l’identité du psychanalyste, in E.-D. Joseph et D. Widlöcher (dir.), L’Identité du psychanalyste, Paris, Puf, 1979, p. 247-263.

Kohut H., The Analysis of the self, New York, International Universities Press, tr. fr. M. André Lussier, Le Soi, Paris, Puf, « Le Fil rouge », 1974 [1971].

Kohut H., How does analysis cure ?, The University of Chicago Press ; tr. fr. C. Monod, Analyse et Guérison, Paris, Puf, « Le Fil rouge », 1991 [1984].

M’Uzan M. de, Aux confins de l’identité, Paris, Gallimard/NRF, « Connaissance de l’Inconscient », 2005.

Oppenheimer A., Identité, in A. de Mijolla (dir.), Dictionnaire international de psychanalyse, Paris, Calmann-Lévy, 2002.

Pontalis J.-B, « Conclusions », in E. D. Joseph et D. Widlöcher (dir.), L’Identité du psychanalyste, Paris, Puf, 1979, p. 285-294.

Revue française de psychanalyse, 1999, Tome LXIII, « Identités », Paris, Puf.

Roussillon R., Paradoxes et Situations limites de la psychanalyse, Paris, Puf, 2001.

Roux M.-L., Des sans papier, Revue française de psychanalyse, t. LXIII, n° 4, p. 1127-1133, 1999.

Éditorial

L’identité au pluriel 

Freud s’est davantage employé à décrire le dynamisme évolutif de la vie psychique, ses changements et ses conflits, qu’à étudier ses aspects les plus stables et permanents, que nous associons généralement à la notion d’identité. C’est sans doute pourquoi cette notion se rencontre peu dans son œuvre, au-delà des références au narcissisme individuel et surtout groupal.

Les psychanalystes se trouvent concernés par la question des identités à une époque où celles-ci se mettent à se transformer, à se redéfinir, voire à vaciller, dans toutes leurs dimensions, « ethniques » comme nationales, géographiques comme religieuses, parentales comme sexuelles ou « de genre » – et à susciter de ce fait des réactions tantôt de défense acharnée, tantôt de revendication passionnée. 

L’identité du psychanalyste elle-même peut se trouver remise en question, lorsque sa théorie et sa technique, considérées comme acquises, s’exercent dans l’écoute et l’accompagnement de ces patients travaillés par des questions d’identité.

L’identité de notre revue change aussi quelque peu à partir de ce numéro, avec une rubrique « Psychanalyse et littérature » indépendante du thème. Et enfin, nous publions la préface de Mark Solms à l’édition révisée d’un monument identitaire, la Standard Édition des Œuvres Complètes de Freud.

Sommaire

Editorial – L‘identité au pluriel

THÈME : IDENTITÉS

Rédacteurs : Michel Picco, Benoît Servant

Coordination : Vassilis Kapsambelis

Michel Picco, Benoît Servant – Argument

I – Ouverture

Dominique Bourdin – L’identité en psychanalyse ?

II- Cliniques de l’identité – Narcisse et Éros

Bernard Chervet– Roman identitaire et fabrique d’identités

Christian Seulin – Une identité recomposée

Francine Caraman – Les transidentités : une autre écoute ?

Delphine Schilton-Miermont – Une homo-bi-sexualité comme identité

Martin Joubert – Un trouble dans l’identité : la paranoïa masculine

Jessica Jourdan-Peyrony – L’identité à travers le masque

III – Identité et culture

Benoît Servant, Geneviève Welsh Jouve – Rencontre avec François Jullien autour de l’identité

Julien Guillou – L’identité dans la transmission. Avec Kafka et Freud

Eléonore Galiana – Se battre pour pleurer : une identité sexuée

Barbara Servant – Bas les masques ! Pour une interrogation ludique sur l’identité dans les œuvres de Queneau et Calvino

PSYCHANALYSE ET LITTERATURE

Patrick Merot – D’un pamphlet l’autre, mouvement du fantasme chez Céline 

ACTUALITÉ DE L’ÉDITION

Mark Solms – Préface à l’Edition révisée de la Standard Edition

RECHERCHES

Jacques Press – Au-delà de la mélancolie. Mélancolie et crainte de l’effondrement

François Sirois – Poe : La trilogie Dupin

Jean-Yves Tamet – La vengeance, une douleur déplacée

Laurent Tigrane Tovmassian – Du traumatisme à sa transformation : la tendresse entre auto-conservatif et sexuel

REVUES

Revues des livres

Marilia Aisenstein – Murdered father, dead father, revisiting the Œdipus complex de Rosine Perelberg

Isabelle Martin-Kamieniak – Survivre à la détresse, s’ouvrir au désir… de Elsa Schmid Kitsikis

Flore Canavese – Le souffle de l’existence Le travail d’un psychanalyste avec l’enfant et l’adolescent de Bianca Lechevalier

Thomas Rabeyron – Hystérie de Christopher Bollas

Bernard Brusset – Leçons de psychanalyse (psychopathologie et psychanalyse clinique pour l’analyste en formation) de Franco de Masi

Alexia Blime-Cousi – L’inconscient est politiquement incorrect de Jacques André

Revue des revues

Benoît Servant – Le Débat, n° 200, « Le masculin en révolution »

Élise Jonchères-Weinmann – Revue française de psychosomatique, n° 53, 2018, « Transferts »

Bernard Voizot – In Analysis, n°s 1/3 et 2/1

Michel Sanchez-Cardenas – Lu dans l’International Journal of Psychoanalysis, n°s 3 et 4, 2018

RÉSUMÉS ET MOTS-CLÉS 

Résumés

Summaries

Zusammenfassungen

Resúmenes

Riassunti

Visuel d’ouverture: La Naissance de Vénus, Odilon Redon, Petit palais, Paris
© Wikimedia Commons