La Revue Française de Psychanalyse

De l’évolution de la notion «L’enfant modèle»

De l’évolution de la notion «L’enfant modèle»

Michel Ody

Le grand intérêt d’un argument, comme ici celui de la RFP, est à la fois de donner une représentation d’un état actuel de la connaissance sur un sujet, en même temps que s’y inscrit inévitablement un risque de saturation « encyclopédique », et cela d’autant plus que l’on s’éloigne de « l’origine » de la discussion sur le sujet. Cela n’est pas sans compliquer les choses, même lorsque la plupart des éléments de la connaissance actualisés ont un intérêt certain, comme c’est le cas dans cet argument.

Le problème ne s’arrange guère avec l’accélération de l’enrichissement de la consultation des diverses sources de la connaissance, grâce à la progression exponentielle des moyens techniques (le fameux « il suffit de faire un clic », en résonance fantasmatique avec la pensée animique, avec, par exemple, la thématique de l’être humain augmenté). Ceci n’est d’ailleurs pas sans résonance aussi avec ce qui est souligné dans l’argument à propos du rapport changements technologiques/transformations psychiques, rapport avec ces moments, je dirai de tension métapsychologique. Citons ici, de l’argument, cette « accélération des modes d’investissements de la vitesse du traitement des sensations et des affects, en mal de représentation du tiers »

Ce contexte actualisé, ancienneté et expérience personnelle aidant, une certaine mise en perspective s’opère en soi-même, laquelle aide à ce qu’émerge tel ou tel item pour la réflexion. Bref, la pensée associative peut se met en route, à la fois rassurante lorsque sa familiarité est devenue suffisamment acquise, pour l’après-coup de résurgences, parfois essentielles de tel ou tel moment de pensée de travail et de ses sublimations. C’est en même temps la possibilité de moments d’inquiétante étrangeté dans le chemin de la complexité, voire de l’hypercomplexité (au sens d’Edgar Morin).

Dès lors, je me tournerai vers quelque chose de l’ordre « monographique ». Constat connu, la relecture approfondie – qui inévitablement nous anime, dans ce second ou « xième » temps – peut nous faire découvrir/redécouvrir des idées, en fait en lien avec certaines tout à fait contemporaines.

Le titre de la revue a été voulu comme tel, en raison de l’article fameux d’André Green : « L’enfant modèle » (1979), paru quarante ans plus tôt. Le numéro de la Nouvelle Revue de Psychanalyse contenant cet article, ayant, lui, pour titre L’enfant, a été un numéro historique pour le sujet de la psychanalyse de l’enfant, mais tout autant pour la psychanalyse générale.

Pour ce qui me concerne, je rappellerai aussi que le texte de Green est suivi de celui tout aussi essentiel de René Diatkine, « Le Psychanalyste et l’enfant[1] ».

Pour enrichir la complexité, je rappellerai que ces deux articles étaient précédés par celui qui inaugurait le volume, ici Jean-Bertrand Pontalis, lui-même suivi de son entretien (accompagné par François Gantheret) avec le grand historien Philippe Ariès. Ariès relève que « c’est par le biais de l’éducation que l’enfant est entré dans le monde changeant de l’Histoire » (ibid., p. 13), et il en montre les différents temps depuis la période hellénistique. On saisit la densité de ces soixante premières pages sur les plus de trois cents que comporte le volume. Je ne me mêlerai pas d’effectuer un classement d’intérêt de cet ensemble pour mon propos. Il me suffit d’élargir le champ quantitatif à l’ensemble des œuvres psychanalytiques depuis plus d’un siècle pour en déduire l’impossibilité pour tout analyste d’intégrer fût-ce la substantifique moelle de chaque texte.

Nous nous trouvons devant un impossible à structure fractale (au sens, ici, d’un changement d’échelle pouvant être gigantesque, pour une structure formalisée identique). Un varia du fameux lien entre le réel et l’impossible (A. Koyré, J. Lacan).

Une première question est celle du qualificatif (comme du substantif) de modèle. Si le terme a une certaine polysémie, son histoire indique qu’il peut concerner aussi bien l’identique par reproduction à l’aide d’un moule, que plus tard concerner un système représentant les structures essentielles d’une réalité. On en arrivera, plus récemment, dans les sciences, à employer le verbe « modéliser », comme action de créer un, voire des modèle(s).

De toute manière, le terme modèle peut rapidement véhiculer l’idéal, a fortiori si on accole ce terme à l’enfant.

Une pensée centrale de Green, à la fin de son article, souligne que Freud, lorsqu’il s’est attaqué à la sexualité infantile, n’a pas fait que l’observer, il a construit en même temps les hypothèses de l’inobservable, il a introduit la discontinuité essentielle d’une sexualité humaine présente dès les origines. Green ajoutait : « C’est ce modèle qu’il faut garder à l’esprit pour l’enfant-modèle afin d’éviter de faire de lui un enfant modèle » (Green, 1979, p. 47). Il y a bien donc modèle et modèle…

De fait, la réflexion n’a pu que se complexifier avec l’évolution de l’histoire de la psychanalyse. Chacun(e) a sa façon de revivre, déjà à partir de l’expérience de sa propre analyse, le parcours de pensée de Freud, et ce qui s’en prolonge, chez les plus grands post-freudiens.

Dans ce parcours, on se souvient que, s’il n’y a rien de linéaire, il y a en même temps des invariants de base comme l’inconscient, le transfert (et son contre), l’infantile (et sa sexualité, infantile non réductible à l’enfant phénoménologique).

À vrai dire, lorsqu’on lit, et relit les articles des deux auteurs cités précédemment, c’est-à-dire en les travaillant, ligne à ligne, on a quelque difficulté à échapper à une « conclusion » du type : « en fait, ils ont tout dit », dans leur complémentarité, quarante ans avant la période actuelle. Cette conclusion freine quelque peu un désir de se lancer dans une quelconque écriture, celle-ci, fût-ce dans l’après-coup, se trouvant menacée d’être réduite à la seule redondance…

On pourrait aussi, en opposite complet, imaginer un travail du type de celui que Thomas Ogden a fait dans sa relecture du texte de Winnicott sur « L’utilisation de l’objet » (2017). Au-delà du fait que le temps me manquerait certainement, le texte déborderait largement le paramètre quantitatif de l’équation habituelle pour une revue, ce d’autant plus qu’ici il s’agirait des deux auteurs que j’ai cités, Green et Diatkine. Alors, puisque je suis largement convaincu par les développements de chacun des deux auteurs, je me limiterai à quelque « vagabondage », dans le sens que Green lui donne dans son texte (1979, p. 38). Je commencerai par ce texte.

André Green

Il est clair que le fil rouge de cet écrit est de définir une certaine spécificité métapsychologique pour l’enfant, mais indissociable de la métapsychologie générale, y compris dans l’évolution de celle-ci. Dès lors, Green ne peut qu’être critique devant ce qu’on appelle objectivation, et conduit à séparer les sciences objectivistes et interprétatives (ibid., p. 28). Il en est ainsi pour ce qui concerne l’attente, devant de nouvelles connaissances, concernant l’observation directe dès la naissance (sans parler du prénatal), et en toute situation observable. Non pas que ces travaux n’apportaient rien au développement des connaissances psychologiques, même s’il peut y avoir quelque risque orthogénique (ibid., p. 36), mais ces travaux n’auraient su, du point de vue psychanalytique, trouver de place que par l’inscription de tel ou tel de leur contenu dans l’espace du travail analytique proprement dit, donc dans l’état du fonctionnement psychique à ce moment « t » de la séance, lui-même inclus dans le type de processualité en cours.

Green souligne à plusieurs reprises que l’analyse de, et avec l’enfant ne saurait avoir de place et de sens qu’à travers l’analyse d’adulte, et ceci depuis Freud. Après avoir relevé l’illusion reposant sur « des erreurs de jugement cumulées » (ibid., p. 30) conduisant à croire que « … l’enfant aurait le privilège de rendre visible ce qui, chez l’adulte, est invisible », il ajoute : « La finalité de l’étude de l’enfant est la stratégie élective permettant de construire la structure de l’adulte. Alors même que c’est l’adulte qui construit la structure de l’enfant ! » L’auteur s’appuiera d’ailleurs (ibid., p. 31) sur les critiques de Chomsky concernant les sciences du comportement, et celles de Canguilhem envers la psychologie pour ses dangers idéologiques. On pourrait dire que, plus on se dirige vers le précoce de l’enfant, plus l’inconscient de l’observateur – avec ses idéaux et ses projections – entre en ligne de compte dans l’interprétation des diverses manifestations de l’infans, etencore plus avant les prolégomènes du langage. La voie est alors ouverte vers la possibilité de contribuer à former des enfants modèles, du type de « moulage de l’enfant modèle » comme l’écrivait Green (ibid., p. 34). D’où la nécessité, pour lui, que « les psychanalystes d’enfants renoncent une fois pour toutes à prétendre restituer une vue ‟réaliste” du psychisme infantile ». Il privilégiait imagination théorique, pensée et conceptualisation métaphoriques, en regard d’un point de vue « science d’observation » (ibid., note 1, p. 37).

On conçoit, dans ces conditions, combien les différences d’interprétations pouvaient animer les analystes eux-mêmes, le premier débat historique ayant été celui, évolutif, entre deux œuvres, celle d’Anna Freud et celle de Melanie Klein.

Si cette dernière a certainement beaucoup donné à penser, à imaginer, de l’évolution du psychisme de l’enfant, il n’en reste pas moins qu’elle pouvait introduire des actions contre-transférentielles dans le travail analytique, modalités auxquelles les analystes actuels se sont, en principe, progressivement mieux familiarisés (voir le cas de l’analyse de Trude par Klein, dans La Psychanalyse des enfants, et les commentaires de Green, note 1, p. 35 et note 2, p. 44).

Plus profondément, le travail analytique avec l’enfant renforce la confrontation avec les rapports continuité/discontinuité, présence/absence, pensable/impensable, positivité/négativité, et leur articulation avec la problématique du manque, comme celle de l’après-coup, ce « manque génératif, producteur de la relance associative ». Et Green de préciser ici : « Comme s’il y avait un danger insoutenable à laisser travailler le manque pour lui permettre d’engendrer une pensée qui dénonce la rationalisation » (ibid., p. 38).

Toutes ces considérations de Green, parmi d’autres, le conduisent à définir l’enfant « de » la psychanalyse, non comme la fiction de l’enfant « en soi » (ibid., p. 39), mais comme « l’enfant intériorisé », celui qui a « introjecté les imagos parentales qui sont constitutives de sa réalité psychique », tout sujet ayant à intérioriser cette enfance-là et non à la « dépasser ». De fait, nous sommes devant une mise en abyme de l’Infantile, dirait-on aujourd’hui, de génération en génération. Et ainsi, nous sommes devant des capacités de tout un chacun, analyste compris, de répondre en lui-même à ces résonances de l’enfant, toujours en lui. « L’enfance comme mode constitutif de la représentation », écrit Green ; « L’enfance comme représentation », en analogie avec la formulation de Schopenhauer : « Le monde comme représentation » (ibid., p. 40). En effet la capacité représentationnelle n’est pas une donnée en soi.

À l’issue de son travail ayant eu jusqu’ici pour axe réflexif le profond et ultime différentiel entre, je dirai, l’enfant psychologique et l’enfant psychanalytique, Green pose la question : « Quel modèle pour la psychanalyse ? »

Avant ceci, je voudrais relever un malentendu possible. Il arrivait à Freud de faire de la psychanalyse une partie de la psychologie, mais avec le maintien de sa spécificité. Green souligne que les varias de la psychologie, à préfixe « psycho » (psycho-sociologie, pédagogie, linguistique, etc.) sont des psychologies de la conscience. Le problème est que la psychanalyse a « infiltré » la psychologie, et on pourra même dire que le Rorschach, par exemple, parle bien de l’inconscient. Certes, à ceci près que le cœur de la psychanalyse est la séance, et son cadre comme sa dynamique, quels que soient ses varias théorico-techniques, à l’intérieur de ses racines freudiennes (« de a à z », aurait dit Green, ibid., p. 42). Cet ensemble, avec ses invariants évoqués auparavant, n’appartient qu’à la psychanalyse.

Ainsi, à propos du modèle, il y a bien un modèle freudien. Modèle à tel point que la théorie freudienne, elle-même, peut jouer le rôle du refoulé par la théorie post-freudienne (p. 42), jusqu’à la tâche « d’avoir à penser l’impensable ». Rapport de la théorisation et de l’inconscient. Repérage des temps forts de l’histoire de la théorie freudienne, temps de « rupture interprétative ».

On se souvient d’une circonstance essentielle où Freud utilise le terme de modèle : le modèle de la névrose infantile (Freud, 1909b/1966). Modèle au sens où l’état clinique qui la caractérisait était idéalement et nécessaire (on dirait, aujourd’hui, pour la mentalisation) et transitoire[2]. Névrose infantile alors à différencier de la « névrose de l’enfant[3] » (Lebovici, 1980 ; Ody, 2003).

Green met en avant que le rôle de la psychanalyse n’est pas de reconstruire l’enfant réel (objet, plutôt, de la psychologie) que l’enfant mythique, mythes qui en disent long sur l’enfant vrai (ibid., p. 45). Il ajoutera, par exemple : « Quoi qu’on fasse, le modèle de l’enfant en psychanalyse sera et restera de l’ordre du mythe indispensable de l’ontogonie plus que de l’ontogénèse. »

Ses toutes dernières pages aboutissent au point culminant de sa réflexion. Ceci passe, à nouveau, par l’importance capitale du parcours de Freud. Et particulièrement par l’écriture de l’Esquisse,indissociable de sa relation avec Fliess. Document, comme on sait, qui fut heureusement retrouvé. Il n’était pas destiné à publication, et aurait été considéré comme un échec par Freud. Document, donc non détruit, qui est devenu essentiel à une meilleure connaissance de l’évolution de la pensée de Freud. Green d’ailleurs écrit que, à ce moment, Freud « comprend qu’il veut y voir trop clair » (ibid., p. 46) et, quotidiennement, se retourne vers l’obscur remémoré de ses rêves de la nuit. Il va en rechercher les restes diurnes et les pensées latentes, et, par les associations, va dans cet après-coup reconstituer le travail de rêve. Ainsi se fait la découverte de l’absent du rêve, écrit Green, c’est-à-dire « le désir infantile réactivé par le transfert sur une scène actuelle. Le fantasme de désir est alors trouvé ».

Il s’agit bien ici du modèle du rêve comme le caractérise Green, modèle qui lui fait construire un « modèle plus général » (ibid.). Il en développe les différents aspects : l’organisé du complexe perceptif-fantasmatique (en simultanéité) ; le travail du négatif (du refoulement au déni), avec comme effet la structuration de l’inconscient refoulé selon le mode prévalent de négativité ; s’ouvrira alors le conflit entre l’organisation du moi et celle de l’Inconscient.

Ce « modèle de base » (ibid., p. 47), par le modèle du rêve, sera structure ouverte, ce d’autant plus du rôle de l’objet, dont Green rappelle que « l’autre possède même structure, à un niveau différent de fonctionnement ».

Dans le dernier paragraphe de cet article majeur, Green rappelle que Freud, dans son dernier temps de théorisation, et concernant la sexualité infantile, ne fait pas qu’observer « il construit en même temps les hypothèses de l’inobservable, l’étayage par exemple… Et surtout, il introduit la discontinuité essentielle d’une sexualité humaine présente depuis les origines… ».

Il ajoutera cette phrase que je citais au début : « C’est ce modèle qu’il faut garder à l’esprit pour l’enfant-modèle afin d’éviter de faire de lui un enfant modèle. »

René Diatkine

Assez rapidement, on saisitque René Diatkine et André Green sont sur la même longueur d’onde. En effet, que ce soit via le petit-fils de Freud ou le « Petit Hans », Diatkine souligne que Freud « a su donner un sens, par l’application d’une théorie élaborée ailleurs, à des éléments d’observation recueillis in situ » (Diatkine, 1979, p. 49).

Il ajoutera même que la rencontre « de la recherche psychanalytique avec des données recueillies hors de son champ facilitait la mise en forme de ses concepts… ».

Très rapidement, il va relier après-coup et latence comme « inséparables » (ibid., p. 50). Il fait du « concept de phase de latence … un fil conducteur irremplaçable pour la psychanalyse des enfants ». Il soulignera même, à travers la passion de Freud pour l’historicité et le texte de 1938 sur Moïse, l’expression d’une « phase de latence » à grande échelle, le temps d’une génération, à partir du « meurtre de Moïse », temps d’élaboration avec ses diverses reconstructions d’après-coup (ibid., p. 51). Il crée un « pont » entre cette création mentale complexe et les transformations psychiques s’opérant pendant la période de latence chez l’enfant, « transformations dont les produits ne se font jour qu’à l’adolescence ou au jeune âge adulte » (ibid., p. 50).

Ainsi, et déjà, se posait la question des limites de la « validité » des reconstructions, plus on se tournait vers le précoce. Pour Diatkine, « Quelle que soit la puissance structurante de l’expérience qui organise après-coup les traces mnésiques plus anciennes, on doit aussi admettre que cette circonstance remarquable a été préparée par ce qui l’a précédée. » Et il ajoute : « La nouvelle transcription, aussi difficile à déchiffrer qu’elle soit, n’est jamais arbitraire » (ibid., p. 51).

On ne peut dire, quarante ans plus tard, que l’évolution de la psychanalyse contredise un tel propos, et ceci malgré les précisions renforcées des techniques d’observation, neurosciences comprises, quel que soit leur intérêt.

Toujours est-il que le questionnement dans cette remontée vers le fonctionnement de plus en plus proche des « origines » conduit l’intérêt de Diatkine vers les travaux de Melanie Klein, quelles que soient les discussions sur le début représentationnel de qualité objectale et/ou fantasmatique et ses conflits précoces. Klein, certes, posait pulsion libidinale et pulsion de mort comme « actives dès le début de la vie » (ibid., p. 54). Diatkine se demande dès lors « s’il est cohérent d’utiliser ces concepts métapsychologiques dans les reconstructions de ce qui préexistait aux structures dont on étudie la modalité d’instauration ». En découlait, à son tour, la question de l’interprétation dans le processus analytique, surtout « en profondeur », comme vers le « primitif » (ibid., p. 54), et tout autant pour les données à interpréter « en premier » (l’interprétation du transfert négatif, par exemple). Comme l’écrit aussi Diatkine, les réponses à ce type de question retentissent nécessairement sur « les conceptions des uns et des autres sur le processus analytique et les principes en fonction desquels le psychanalyse intervient dans la cure ». 

Si jeu et dessin ont surmonté, grâce à Klein, l’obstacle de l’absence d’associations verbales libres, est-ce pour autant, demandait Diatkine, que l’enfant était « la voie royale – ou du moins l’une d’entre elles – pour accéder à l’inconscient » (ibid., p. 54) ? En écho à Green, pourrait-on dire, il rappelait « une évidence : ce que fait l’enfant serait tout à fait incompréhensible sans les connaissances acquises par l’analyse des adultes » (ibid., p. 55).

Ces exemples, parmi d’autres, des réflexions de Diatkine bousculent, elles aussi, quelque peu la simplicité de définition de la notion d’enfant modèle.

À la fin de son article, il nous donne une vue des conditions essentielles pour – disons – une « suffisamment bonne » base de l’organisation psychique initiale. Il ne s’agit donc pas de décrire un ensemble de qualités d’un enfant, ensemble pouvant faire modèle, qualités à connotations phénoménologiques, et pouvant pousser à l’idéalisation. Il s’agit plutôt de décrire un ensemble articulé, de fonctionnement psychique, ensemble se construisant progressivement dès le départ, nécessitant des conditions environnementales à plusieurs niveaux, d’ordre individuel et relationnel (ce qui implique l’advenue du représentationnel et de l’affect – donc au-delà de la sensation), comme d’ordre collectif. Si ces conditions « suffisamment bonnes » sont réunies, cet ensemble fait modèle, fait référentiel pour les fondements de ce modèle. Rien de simple à cet égard, l’écart avec le « modèle » sera toujours à mesurer… En somme en regard d’un modèle-de-rêve, si j’ose dire, pour reprendre ce que Green soulignait du fondamental passage du travail Freud de l’Esquisse à la Traumdeutung.

Complémentairement, citons ce que Diatkine décrit : « Nous avons été personnellement conduit à distinguer l’hallucination de l’expérience de la satisfaction provoquée par le retour des excitations désagréables, premiers éléments tendant à jeter un pont sur la discontinuité fondamentale des premiers moments de la vie, et l’expérience de frustration et de haine que comporte par nature la constitution de l’objet permanent. L’hallucination de l’expérience de satisfaction, expression de ce qu’on appellera plus tard désir, est aussi le premier élément constitutif de la représentation. L’organisation de l’objet permanent est l’aboutissement des transformations ainsi amorcées. La continuité implique l’ambivalence et la nécessité d’une nouvelle activité psychique pour qu’un retour à la discontinuité initiale ne soit pas figuré dans une expérience de perte d’objet. La peur de l’étranger, projection de la mauvaise mère sur la perception d’un autre, reconnu comme semblable et distinct de la mère, comble le vide et l’absence. La peur de l’endormissement prélude aux premières phobies infantiles » (ibid., p. 62). Et il conclut ainsi ce paragraphe : « C’est à partir de l’analyse de l’analyse des enfants et des adultes que ces propositions ont été formulées. Elles ne sont pas contredites par les données de l’observation directe, ce qui n’est pas sans importance. »

Vont suivre, dans ce trajet conclusif, quelques réflexions centrales de Diatkine d’une évolution de la tierceité qui se répètera dans la situation analytique. Comme il le précise, une situation triangulaire est figurée aussitôt que l’enfant est capable de s’exprimer. Le tiers est d’abord construit « par le clivage de l’objet et l’identification projective » (ibid., p. 62), ce qui participe aux « stades précoces du complexe d’Œdipe », dont « l’articulation de angoisses prégénitales avec l’angoisse de castration ». Ce trajet de tierceité, pour reprendre le terme de Green, va concerner bien sûr le temps de construction du fantasme de scène primitive jusqu’à l’organisation du complexe d’Œdipe dont ses identifications secondaires et le surmoi. J’ajouterais, pour la tierceité, que le vertex de l’Œdipe attracteur (Ody, 1989, 2003), indique bien, avec ses quatre niveaux intriqués (triangulation primaire, complexe d’Œdipe, position œdipienne  et contre-œdipienne parentale et ses avatars, modalités de l’ordre symbolique dans le culturel, le collectif), que tous quatre participent à l’organisation de la triangulation dans le modèle, comme j’ai pu dire ailleurs que la triangulation généralisée était au fondement de l’interprétation (Ody, 1999).

En somme, devant ce trajet, ici très résumé, nous dirons que si modèle psychanalytique de l’enfant il y a, jusqu’à l’internalisation de l’Infantile (dont l’enfant dans l’adulte), cela a des implications jusqu’au travail interprétatif de l’analyste. Diatkine montre certaines particularités de ce à quoi l’analyste peut être confronté avec l’enfant. 

Quid, quarante ans plus tard ?

Comme je l’ai évoqué au départ, même ici, avec ce texte nécessairement réducteur, si ces deux auteurs n’ont en fait pas « tout dit » – ce qui ne saurait être –, ils ont dit beaucoup de suffisamment essentiel, et qui est resté pérenne, pour qu’il soit confirmé que la psychanalyse conserve sa vitalité, sa richesse évolutive, sa cohérence et sa spécificité, quoique puissent penser les anti-analystes.

On a vu que, tant Green que Diatkine, construisent non des, mais un modèle, à partir de celui de Freud, modèle que ce dernier a construit tout au long de sa vie, modèle toujours en mouvement pour les post-freudiens, modèle toujours ouvert, intriquant, ou non, par des après-coups décisifs, de nouveaux éléments dans sa construction. Modèle-de-rêve, comme je disais précédemment.

Il est d’ailleurs remarquable qu’après plus d’un siècle d’existence, la psychanalyse, au-delà des contextes mouvants de période négative, a enrichi une certaine complexité par des acquis de nouveaux éléments de connaissance, laquelle complexité – paradoxe apparent – participe à plus de cohérence, plus d’intelligibilité. Et, ajoutons-le, en particulier grâce à l’extension de son champ. Cette extension, en effet, oblige à des confrontations, déjà entre analystes, mais aussi dans l’interdisciplinarité, sous condition que chacun(e) soit capable d’écouter l’autre. La résultante de ce travail peut enrichir chacune des parties tout en préservant la spécificité de chacune d’entre elles. Un idéal, dira-t-on…

Autrement dit, on ne rencontrera jamais d’enfant modèle, sauf pour ceux marqués par l’idéologie, justement. L’enfant modèle, psychanalytique, est celui décrit ici, tant par Green que par Diatkine, c’est-à-dire un être humain avec un modèle de fonctionnement « suffisamment bon » au travers de la qualité des rapports entre ses différents paramètres métapsychologiques. Remarquons d’ailleurs qu’on parle plus facilement d’enfant modèle que d’adulte modèle. Et pour cause, quel « type » d’enfant-dans-l’adulte siège en celui-ci ?

Or ce modèle est un modèle, bien sûr idéal, qui ne saurait au mieux être atteint qu’asymptotiquement (il en est de même pour la cure dite cure-type). Son intérêt principal est de « mesurer » son écart avec la réalité psychique de la plupart, ici, des enfants. L’illustration typique est la question de la « période de latence ». Dès les consultations pour enfants, bien souvent la latence n’est pas au rendez-vous. Ou alors, renversement, c’est une sorte de sur-latence, figeante, voire invalidante. Plus souvent, il existe un déséquilibre répétitif dans les rapports entre les divers processus psychiques (primaires, secondaires, voire primitifs). Ainsi, au mieux, devant un mouvement d’excitation pulsionnelle, la métabolisation associative dans ses expressions symbolisantes avec leurs déplacements et transformations, mouvements de sublimation compris, répartit dans le même temps, distribue sur ces expressions, la quantité énergétique, ce qui participe à des mouvements de décondensation. C’est cette métabolisation qui peut être perturbée plus ou moins répétitivement. Surgissent, en fait, à des moments critiques d’associativité, repérables dans l’après-coup, des décharges d’agirs de tous ordres, des désorganisations graphiques diverses, lesquels court-circuitent la dynamique mentalisée/mentalisante que je viens d’évoquer. Qui plus est, les verbalisations sont chargées d’agirs de parole (Jean-Luc Donnet).

L’enfant, de toute manière, ne parle pas facilement. Diakine décrit de façon tout à fait détaillée dans son article les différentes modalités d’associativité de l’enfant, y compris dans les différenciations avec celles de l’adulte. En tout cas, l’ensemble du travail de l’analyste d’enfant – travail particulier en raison du contre-transfert d’un adulte avec un enfant – permet à l’analyste de pouvoir lire, fût-ce dans l’après-coup, une cohérence des logiques de l’inconscient (Michel Neyraut) dans l’associativité, y compris avec ce qui s’inscrit de négativité dans celle-ci. Une rupture associative à un niveau « x » mentalisé, à un instant « t » d’une séance, fait partie de l’associativité, même si l’association, comme en ce cas, n’est pas particulièrement « libre ».

L’évolution de l’histoire de la psychanalyse commence par l’évolution de Freud. Freud commence par établir comment fonctionne un individu. Il commence par le « moyen » de l’hystérie, de l’analyse de ses rêves, de patients de plus en plus divers, d’analyses de textes, littéraires ou non, etc. L’évolution n’a rien eu de linéaire, des pensées incidentes pouvaient ouvrir d’autres chemins, éventuellement articulables dans l’après-coup… La question transfert/contre-transfert se développa et prit de plus en plus d’ampleur après Freud, d’autant plus que s’approfondissait le travail avec des patients non névrotiques.

Un bon exemple d’un seul modèle (évolutif), et non d’une pluralité, nous est donné par ce qui s’est passé pour la psychosomatique à l’École de Paris. Pierre Marty et ses collaborateurs ont décidé de ne plus écouter leurs patients en fonction de leur maladie somatique (et donc risquer l’équation : telle maladie, tel fonctionnement), mais de les écouter comme n’importe quel patient en fonction de la qualité leur associativité. Cela a justement permis progressivement un enrichissement métapsychologique, dans la réciprocité, c’est-à-dire tant pour la psychanalyse générale, que pour la psychosomatique, et donc celui du maintien d’un seul modèle. Cela est d’autant plus intéressant qu’il y eut un risque de clivage, jusqu’au registre collectif, en l’occurrence institutionnel (entre IPSO et SPP). Là aussi, l’après-coup a eu sa fonction. Green (justement) a eu un rôle important dans ses discussions avec des collègues de l’IPSO, discussions (colloques compris) permettant de ne pas entériner de clivage collectif, donc de permettre la suite des discussions, comme celle de l’enrichissement ouvert du modèle freudien, ce modèle-du-rêve…

En guise de conclusion provisoire, j’irai vers une autre référence, qui va dans la même direction générale développée jusqu’ici, et qui concerne directement l’enfant, et même l’enfant précoce, l’infans. Il s’agit du parcours des travaux de Geneviève Haag (2018). D’aucuns l’ont catégorisée comme post-kleinienne, metzlerienne, bickienne, etc., ce type de catégorisation « sèche » n’ayant pas un grand intérêt. Disons, en revanche, que son intérêt profond pour la construction du fonctionnement du psychisme de l’infans l’a conduite à une rigueur de clinique dynamique la plus détaillée, la plus clairement décrite possible, et la plus pensée, théorisée, pour conduire à un langage partageable, lequel pouvait s’intégrer à l’évolution de la métapsychologie générale, et ici pour ses prolégomènes les plus profonds.

Haag a donné un excellent exemple de son parcours de travail dans la conférence qu’elle a faite au colloque annuel de la SPP de Deauville, auquel elle avait été invitée par André Green. Moment d’un trajet historique, où Haag a convaincu son auditoire par son développement concernant la genèse du moi corporel, sans perdre pour autant le modèle freudien (Haag, 2004). J’y renvoie le lecteur, mon propos ici n’ayant pour but que de confirmer qu’un autre abord peut enrichir la cohérence de la psychanalyse, y compris dans la poursuite de l’extension de son champ.

Le « rêve » se poursuit donc toujours…

Michel Ody est psychanalyste titulaire et formateur de la SPP. Enseignant honoraire de l’ASM 13 (Centre Alfred Binet).

Références bibliographiques

Diatkine R. (1979). Le psychanalyste et l’enfant. Avant l’après-coup ou le vertige des origines.

Nouv Rev Psychanal. (19) : 49-63. Paris, Gallimard.

Green A. (1979). L’enfant modèle. Nouv Rev Psychanal. (19) : 27-47. Paris, Gallimard.

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[1] R. Diatkine ajoute à ce titre : « Avant l’après-coup, ou le vertige des origines ».

[2] Ceci, en réalité, restait de l’ordre de l’idéal, ce que l’on traduisait par l’impossibilité d’avoir constitué « sa » névrose infantile, laquelle pouvait alors se constituer dans la cure psychanalytique.

[3] J’avais rappelé en 2003, au Colloque de Deauville, que ce terme de névrose infantile, ainsi caractérisé par Freud, n’était pas à confondre avec la névrose de l’enfant, comme l’avait d’ailleurs souligné Lebovici dans son rapport au 39e congrès CPLF de 1979. Ce rapport avait permis un important débat. J’avais ajouté que ceci participait au fait que la névrose de l’enfant n’existait pas, du moins pas avant l’adolescence (Ody, 2003). On pourrait ajouter que, dès lors, il s’agit plutôt de névrose de l’adolescent, lorsque celui-ci a pu traverser, enfant, les deux temps et l’après-coup de la période de latence, période de fait, ou période construite dans la cure elle-même.