La Revue Française de Psychanalyse

Pulsion de survie en médecine-intensive réanimation Le travail de l’affirmatif

Pulsion de survie en médecine-intensive réanimation Le travail de l’affirmatif

Sabine Sportouch

Juste « pulsion de vie ». Sans mention de la pulsion de mort. Comme une invitation à penser l’une sans l’autre, mais cette autre gommée se trouvant sans doute révélée dans le négatif de son absence. Pulsion de vie, libido, pulsions d’autoconservation : dans la seconde théorie des pulsions, les voici rassemblées sous le vocable d’Éros, agent de conciliation et de réintrication. Pourtant, dans certains lieux de l’urgence vitale, la pulsion de vie a le goût de la mort : elle flirte avec elle et en a la saveur. Difficile de les disjoindre. Une autre distinction se fait en soins critiques : au cœur même de l’Éros, entre libido et principe d’autoconservation, le registre du besoin se dénouant du registre du désir et s’y substituant. La pulsion de vie se fait pulsion de survie. Ne demeurent que les forces d’autoconservation en déliquescence où Éros semble disqualifié, voire annulé. Quelle place pour le sexuel, même élargi dans cet espace-là ? Quelles formes peut prendre l’Éros réintricateur dans le temps du risque de mort et de survie ? Interrogeons cette reterritorialisation du pulsionnel, dans la fonction soignante plurielle, dans le temps de la rencontre psychique au lit du patient et dans le champ du transfert.

Une pulsion archaïque

Intuber, ventiler, vider, remplir, nettoyer, aspirer : dans le temps premier du réanimatoire, le corps est machine, mais exit les machines de désir : le corps est agrégat d’organes. Pur corps de chair, de substance, de cellules et de matière où œuvre un principe de destructivité difficilement empêché. Jean-Claude Ameisen a décrit au cœur des cellules vivantes un programme de mort. Un travail du négatif lui-même contré par un autre travail du négatif. « Négation continuelle d’un événement négatif, répression continuelle de l’autodestruction » (Ameisen, 2007, p. 18). Moins et moins font plus. La mort est temps premier, la vie temps second. Mais surgit la maladie, décoordination organique où tout tend vers la désorganisation. La pulsion de vie serait cette continuelle répression du travail de mort, laquelle s’avère nécessaire pour éviter toute prolifération.

Du point de vue biologique, la désorganisation est réorganisation cellulaire. « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. » C’est donc au regard de la vie du sujet, organisme vivant, moi-organes contenu dans un moi-peau, structuré, coordonné, que la mort existe. Pour le reste, tout est pulsion indifférenciée qu’il faudrait tantôt soutenir ou ralentir par des anti-bio-tiques. Il est tentant de sortir de ce dualisme : ni pulsion de mort ni pulsion de vie. Car quid de la pulsion de vie sur fond de défaillance organique majeure ? Tension exceptionnelle vers l’anorganique ? Déflagration pulsionnelle exceptionnelle et suractivation cellulaire anarchique ? Tension inexpliquée vers la réorganisation ? La pulsion an-archiste, étymologiquement sans commencement ni commandement, dans tous les sens du mot « ordre » (arché) n’est peut-être pas tant une forme particulière de la pulsion de mort (Nathalie Zaltzman) que la pulsion originaire, basale, justement archaïque. Non pas désunion et désintrication, mais surintrication et indifférenciation. Ne demeure chez le patient en détresse vitale qu’une énigmatique pulsion de survie désubjectivée, désérotisée et anobjectale, mais paradoxalement soutenue par les objets secourables qui prodiguent les soins. Même pulsion que celle qui organise et celle qui désorganise. Une pulsion-poussée, ayant une source, un but, mais sans objet. Un courant pulsionnel libre. Une seule force tour à tour destructrice, constructrice, réorganisatrice. Non pas un affrontement binaire, mais de nouveaux agencements de la matière. Le vivant ne dit pas son énigme. Reste que du désir et d’Éros, on ne perçoit plus la trace. La médecine intensive, médecine d’urgence, vient en renfort de la capacité d’autoconservation. La capacité dit le potentiel amoindri et non plus le surgissement irréfragable propre à la pulsion. Ne demeure que le registre du vital, plus tout à fait identitaire, tant la discontinuité œuvre au cœur du sujet vivant où le « corps est baigné, fragmenté, frotté, soulevé, piqué, examiné, ouvert, recousu » (Falque, 2018, p. 70).

Aux confins du sexuel, l’identitaire

Seul compte un principe de survie et d’autoconservation qui lie les excitations dans l’urgence du délitement physique. L’intégrité du sujet menacée, nous voici au-delà ou en deçà du principe de plaisir. Ce que Michel de M’Uzan a nommé le « vital identitaire » est prévalent. « L’énergie non qualifiée [ce que je désignais plus haut par « pulsion basale »] est au service du programme que je nomme ‟vital identitaire” auquel s’oppose le ‟sexual” de Jean Laplanche que je reconnais comme ordre psychosexuel » (2008, p. 46).

Pourtant, quel ravivement possible du pulsionnel dans le champ de la problématique identitaire ? Comment réinjecter de la pulsion de vie dans l’autoconservation ? Comment remettre de l’Éros dans une subjectivité attaquée et discontinue ? Dans le temps de la survie somatique, peu de place pour une vie psychique au-delà du biologique, une vie où Éros est présent, une vie d’investissements libidinaux, et non pas pure survie. Survivre ou revivre ? Le mot dit le risque vital, la situation d’extrême limite et résume à lui seul l’expérience du vécu réanimatoire. Risquer de ne plus être là, être un rescapé, avoir failli mourir, s’être montré plus fort. Survivre. Rester vivant, être debout, tenir bon, résister. Super vivere en latin, tel un super héros, braver la mort qui cette fois ne l’emporte pas. Pas encore.

Face à l’effondrement

La maladie somatique grave équivaut à une chute et à un effondrement. Souvent, les patients racontent dans l’après-coup une sorte d’apocalypse : est révélé au sujet ce qui, en temps normal, est refoulé pour que le moi puisse se construire, ce qui demeure habituellement caché à la conscience de la réalité de la mort, de la destruction, de l’absolue détresse et du sans recours. Dans ces moments de danger et de survie, le réel de la mort et de sa possibilité n’est plus dissimulé. La construction psychique s’effondre et surgit ce qui de l’archaïque nous était caché. L’apocalupsys en grec désigne l’action de découvrir, de dévoiler. Que nous traduisons par « apocalypse ». Fin du monde, fin de partie pour le patient de réanimation. De kalupto, « cacher », apocalypto signifie littéralement « dé-cacher », retirer le voile qui cachait la chose. C’est « le dévoilement de ce qui travaille constamment dans les coulisses de la vie psychique, pourvoyeur et gardien du cadre à l’intérieur duquel peut se déployer la scène de la dramatisation proprement psychique » (Scarfone, 2011, p. 111). Ce sont les coulisses d’Éros que nous entrevoyons et qui nous sont révélées. Les coulisses d’Éros sans Éros. Dans les moments extrêmes, les patients « sont dépourvus de ces œillères élémentaires qui permettent au commun des mortels d’ignorer que chaque jour peut se jouer à pile ou face, à la vie à la mort » (Zaltzman, 2011, p. 32).

Objet secourable et fonction maternelle

Pas de sujet survivant sans un objet qui fait survivre. Au chevet du malade en danger de mort, les soignants répondent aux besoins de première nécessité : réparer les organes vitaux défaillants, faire face aux insuffisances rénales, aux chocs septiques, aux détresses respiratoires… « Un type d’investissement objectal qui fonction[ne] sur le mode d’une nécessité physiologique, toute érotisation exclue … ce mode d’investissement de première nécessité transparaît dans sa crudité non érotique chaque fois que les conditions de vie d’un être humain deviennent exceptionnellement précaires » (ibid., p. 23).

La fonction maternelle des soignants est ici au premier plan. Le nursing des aide-soignant.e.s est handling et holding. Un premier étayage comme condition de possibilité d’un sentiment de continuité du moi interrompu (notamment par le coma), amorce d’un processus de réinvestissement identitaire et narcissique par la réappropriation sensorielle.

Fonction maternelle et moi auxiliaire : « … Les pulsions d’autoconservation ne peuvent pas fonctionner s’il n’y a pas le regard de l’autre, le regard de la mère … je corrigerais simplement la formule en soutenant que les pulsions d’autoconservation ne peuvent continuer de fonctionner s’il manque le regard de l’autre … Tout se passe donc comme si je substituais à une représentation plus ou moins permanente de la maladie de l’autre la représentation continue de ma disponibilité, non seulement mentale, mais physiquement et temporellement utilisable par l’autre… » (ibid., p. 25). C’est ainsi qu’un patient de réanimation – car il arrive que les patients reviennent voir l’endroit où ils sont nés une deuxième fois – dit au médecin qui l’a sauvé : « Vous m’avez aimé comme ma mère et ma grand-mère. Sans me connaître, vous m’avez soigné, vous m’avez lavé, vous m’avez nourri. Quand je suis sorti de chez vous, j’ai eu l’impression de renaître. Aujourd’hui, je fête deux anniversaires. » C’est ainsi que j’ai pu saisir, juste avant son intubation, le regard d’une patiente arrimé au regard du médecin lui expliquant qu’il allait devoir l’endormir.

Les fils transférentiels sont là et se tissent, latéraux, transverses, démultipliés. Pour le patient ramené à la vie, les infirmier.e.s, aide-soignant.e.s, médecins, kinés, psychologues… sont tous des lieux du transfert, lieux de projection de la demande, de l’appel, du besoin, de l’angoisse, de l’attente, de l’incompréhensible, de la tristesse, de la plainte, de la colère, du désir. De l’amour. Écrans de projection d’un Éros clignotant-absent-reparaissant dans le temps de l’urgence absolue.

En médecine intensive, les soignants sont pris non seulement dans « l’orbite funèbre des mourants » (de M’Uzan, 1977, p. 193), mais d’abord dans l’orbite funèbre des vivants et des survivants. Dans ce risque de mourir. À l’heure où j’écris ces lignes, cela résonne étrangement…

Vie organique, vie psychique

Si « les premiers plaisirs s’étayent sur les fonctions biologiques de première nécessité, signe qu’un plaisir peut se trouver à partir du simple fonctionnement d’un organe » (Falque, 2018, p. 111), alors ces premiers plaisirs chez le patient en soins intensifs conditionnent une réorganisation somato… psychique.

Alors, quelle place pour cette vie-là dans le temps de la survie ? Et par quel biais ? Elle est, dans cette clinique de l’extrême, attachée au prendre soin et au souci de l’autre qui prend des formes inattendues, inédites et concrètes. Toucher, prendre la main, essuyer des larmes, donner à boire. La vie psychique à tout prix, mais au prix d’accepter de se mettre d’abord et avant tout dans une position d’étayage et de consolation. C’est souvent que mes gestes (ma main posée sur une épaule, mes doigts dont se saisit un patient, l’eau que je donne à boire, les larmes que j’essuie) accompagnent ma parole ou la remplacent, témoignant ainsi de son échec. Désillusion du psychologue, castration de la psychanalyse en son modus operandi même, mise à mal du fantasme de toute-puissance qui voudrait que le logos règle tout. Au chevet du patient, on apprend à désapprendre : la parole est parfois défectueuse, inutile. Pour reprendre les mots de Michael Balint, dans cette zone du défaut fondamental, d’un manque à vivre, « les mots ne constituent pas un moyen tout à fait sûr, l’analyste devant se constituer alors comme une substance primaire (amour primaire) qui ne se préoccupe que de porter le patient, sans pour autant maintenir des limites nettes entre le patient et lui-même » (Balint, 1971, p. 225). Avoir du corps, rester ouvert à l’autre. On est davantage du côté du maintien de la continuité d’investissement plutôt que d’une activité interprétative. On est du côté de D.W. Winnicott, avec Sándor Ferenczi.

Les pulsions d’autoconservation sont soutenues par les gestes médicaux. Mais à côté de ces gestes-là, d’autres gestes, d’autres paroles, un autre temps, qui ont pour fonction de réassurer et de témoigner pour et avec le patient de sa survie psychique, mais avant tout de le conforter dans son existence. Réassurance fondamentale d’être humain, d’être vivant. Travail de l’affirmatif. « Il faut repenser l’amour. Il faut le repenser au niveau le plus précoce, au niveau le plus radical, celui de l’être » (Freud, 1921c/1984, p. 56).Réintriquer ainsi au champ du « vital identitaire » (de M’Uzan, 2005, p. 46), les fonctions désirantes dans le temps du soin et de la rencontre. Offrir son écoute, son regard, son attention et renvoyer en écho dans un temps traumatique et post-traumatique combien douloureux et insupportable a été cet épisode de réanimation. Comme Winnicott, « écouter de tout son corps … avec un mélange d’incrédulité et d’acquiescement total… » (Masud Khan cité par Geets, 1981, p. 12). La présence psy est une présence sensorielle : haussement de sourcils, étonnements, mots, mouvements, réactions au discours du patient, sourires. Nommer aussi à la place du patient intubé, ventilé, attaché, ce qu’il ne peut dire : décrire ce qui arrive, en ne se dérobant pas à son regard, se donner en appui à une vie somatique désarticulée qui reprend forme et consistance. Ici la fonction maternelle du thérapeute décrite par Pierre Marty n’est pas qu’une métaphore. Elle est d’abord fonction phorique.

Dans un second temps, donner la possibilité de raconter ce qui est arrivé, attiser le feu vivant en dépit de ce qui meurt ou a failli mourir. Se tenir là pour entendre la détresse, ouvrir d’autres espaces de souvenirs, de rires, de plaisirs, créer des bulles psychiques faites de fantasmes et de perspectives. Offrir aussi sa capacité de rêverie. « Mon avenir était par moments trop improbable, j’allais souvent puiser dans le passé lointain. Cela me nourrissait généralement d’une sorte de matière vitale, assez fortifiante pour entretenir mon désir parfois chancelant de continuer la lutte » (Beauchemin, 2006, p. 19).

Pulsion de vie et ravivement d’Éros

Cette perfusion d’Éros, je le nomme « travail d’avivement », pensant au geste de souffler sur les braises, convoquant pour l’occasion un terme médiéval qui désigne l’excitation, l’aiguillon. Calmer les douleurs vives, entendre les anciennes, tout en soutenant ce qui se remet en mouvement. Remettre de l’âme, du souffle en activant le soufflet de forge. Ranimer. Se croire un peu démiurge, certes impuissant, mais y croire quand même. Ouvrir un espace et un temps psychique, construire avec le patient un autre espace où il lui sera possible de dire : « Voilà ce qui m’arrive », ouvrir par-là la voie à une refamiliarisation avec un familier devenu étrange/étranger, ouvrir à une réappropriation, à une réobjectalisation dont l’objet serait le corps propre, le lien à soi, le lien à l’objet, tout autre.

Les patients peuvent dire l’effroi de ne plus se soutenir, de ne plus pouvoir faire confiance à ce corps qui se dérobe, et leur sentiment, dans la fulgurance de la chute ou de la douleur extrême, de ce qui du corps connu, habité et rassurant fait défaut et dont il faut se défaire. Dans cet instant qui ne peut s’élaborer psychiquement que dans un second temps s’impose une étrange intrication entre menace de mort et lutte pour la survie. Compulsion de vie versus travail de mort. S’il en a la force et le désir, le patient s’empare de cet espace-temps et dit son expérience. À travers relances, attentes, silences, un travail de reliaison peut se faire par la parole adressée, un travail d’associations qui relie le patient à son histoire : avoir peur, être accablé, accepter, perdre, renoncer, penser à un frère mort il y a vingt ans, évoquer une ancienne perte douloureuse, tel conflit, telles violences sexuelles dans l’enfance, faire resurgir un deuil enfoui. Soutenir, aider à consolider les défenses assiégées par la détresse et les sensations inédites en offrant au sujet la possibilité de les décrire. Dans les mots et le plaisir de dire, un peu d’Éros est réintriqué. S’ouvre de nouveau dans le temps du pur besoin, le champ du fantasme.

Travail de l’affirmatif

Les patients parlent de la douleur et de la mort, la recouvrant alors, dévoilée qu’elle était d’un voile pudique, pour qu’elle cesse d’envahir le vivant, recréant ainsi une délimitation du côté du revivre par un travail d’ancrage et d’appui dans le récit en première personne qui leur permet de reprendre la maîtrise de ce qui leur arrive, d’offrir à la psyché la possibilité de recommencer à intégrer des éléments de l’expérience. Soutenir cette capacité de représentation pour ne pas laisser le patient prisonnier d’excitations non symbolisables. C’est un travail de reconstruction et de soutien contre les forces de la destructivité, contre le travail du négatif.

Cet entre-deux de la rencontre rend possible le travail de reliaison qui se fait entre le patient et lui-même, entre lui et son histoire, à travers le récit qu’il fait. Le patient dépose là, dans cette rencontre tiercéisée quelque chose de son parcours. Un désir de raconter émerge. Le sujet de la narration, qui s’adresse à quelqu’un dans le temps de la rencontre, peut trouver dans ce récit la possibilité d’un bénéfice narcissique : il est écouté, regardé, sa parole est entendue, son histoire revêt de la valeur pour l’autre, et le patient, dans un effet miroir, en éprouve l’importance, la solidité et même la réalité. Renarcissisation par la reviviscence et le soutien de la vie psychique, renarcissisation par la réaffirmation du substrat identitaire.

Se voir dans l’autre et voir l’effet que produit chez l’écoutant le récit de la douleur permet dans un effet retour de prendre conscience de ce que cette douleur physique peut charrier de douleur psychique. C’est la raison du « ça fait du bien de parler » qui équivaut à « ça fait du bien d’être écouté ». Peu à peu dans l’échange, les patients racontent souvent plus que l’histoire de l’hospitalisation et de la maladie. Le patient retisse des liens invisibles avec son passé, ses proches. Il remet en route sa capacité de penser, d’associer, de désirer. Dans les mots et le plaisir de dire, dans cette parole subjective investie, il peut retrouver fierté, dignité, verticalité, qui viennent le rassurer dans sa « posture » d’être humain, avant que d’être malade.

Les mots forment une enveloppe contenante, ils retissent un moi-peau. « Une voix parle et même si elle vole de faits en faits, elle unifie le chaos et le non-sens d’éléments discontinus. La narration est en soi un pare-excitation » (Mijolla-Mellor, 2003, p. 160). Elle unifie le chaos de sensations, elle offre une contenance. Face au démantèlement somato-psychique, les mots sont pare-excitants, ils enchâssent la quantité d’excitations. Formant une enveloppe contenante, ils retissent une seconde peau psychique. Contribuant à une « contention » psychique, palliative, au sens de redonner un manteau (pallium), la rencontre psy soutient le patient dans ce retissage sensoriel, identitaire et narcissique. Il s’agit dès lors de soutenir la capacité de penser pour faire face aux forces de déconstruction, favoriser dans la rencontre clinique un travail de reliaison entre le patient et lui-même, entre ses affects et ses représentations. Dans cette interaction, le patient peut nommer ce qui lui arrive : le clinicien est la surface de projection de son propre discours qui revient au patient en une boucle structurante.

C’est un retour au minima de l’humanité, aux retrouvailles de la parole comme fondatrice de l’humain. La parole rendue possible permet au sujet de réaffirmer les fondamentaux, ce qui relève des conditions de possibilité même de l’existence ; l’écoute est une manière de dire « vous êtes bien vivant-e », vous avez survécu, même si quelque chose a manqué de s’effondrer ou s’est effondré.

Le contre-transfert : un autre espace pour la pulsion de vie ?

« Sans pour autant maintenir des limites nettes entre le patient et lui-même », écrivait Michael Balint (Balint, 1971, p. 225). La pulsion de vie envahit l’espace d’une rencontre qui n’a jamais été aussi clinique (au chevet du patient), comme un désir de vivre partagé, où se perdent les limites de la subjectivité. En réanimation comme ailleurs, il n’y a pas que des rencontres agréables. Il ne faudrait pas tomber dans l’angélisme d’une éthique déclinisée qui croit en une empathie toute-puissante et omniprésente. En chacun se côtoient des affects de haine et d’amour. Percevoir la douleur et se trouver avec le patient dans le champ de la survie déclenchent des mouvements psychiques très puissants. La perception d’une personne qui souffre rappelle l’existence en nous d’un ensemble d’expériences immémoriales de peur de la solitude, du manque et de l’absence que nous ne cessons d’essayer de dépasser. Nous ne sommes jamais complètement affranchis de cette expérience précoce, et le spectacle de la douleur chez autrui fait vaciller les capacités défensives qui nous tiennent habituellement éloignés de ces angoisses. La rencontre clinique en réanimation n’est pas un long fleuve tranquille : elle peut être d’empathie, de sollicitude, mais aussi de dégoût, de rejet face à des odeurs désagréables, une bouche qui bave, un patient qui s’étouffe, qui râle. Face à des corps malades, assistés par des machines, entre la vie et la mort, le contre-transfert est massif.

De ce contre-transfert, quelques éléments : face à des corps abîmés, un amour (Éros ?) inattendu pour ses propres organes, dont le fonctionnement paraît relever du miracle. Respirer, marcher, se nourrir seule, ressentir comme une grâce la chaleur d’une boisson qui coule le long de l’œsophage. Et puis, dans la rencontre avec un patient en attente d’un greffon, l’angoisse archaïque de démembrement, la sensation quasi physique de se mettre en creux, de se vider pour accueillir le plein de l’autre, entendre sa plainte, lui faire une place en soi. Et pour se remplir, des envies de sucré, comme si seules des nourritures d’enfant pouvaient répondre aux positions régressives que les patients nous mettent en place de tenir. Un sentiment d’élation et de vitalité intense, un état de grâce dans le simple fait de boire, manger, une libido qui s’accroît ou qui décroît face à une saturation d’excitations, un sentiment de toute-puissance, d’une intensité vitale inégalée, une énergie redoublée, comme si l’on devait vivre à la fois pour soi, pour ceux qui survivent et pour ceux qui sont déjà morts. Écouter de la musique très fort, se sentir jeune et invincible, toute-puissante, immortelle, prête à vivre toutes les vies qui ne le pourront plus, avoir le cœur qui bat pour cent, mille, avaler l’air goulûment, venger ces cœurs, reins, pancréas, poumons détruits, sentir une force irrésistible en soi, comme une poussée de sève vengeresse. Pulsion de vie. Et puis le jour d’après, degré zéro des excitations, abattement, comme si toute la sève avait coulé, comme si on avait donné son sang, comme si on était vide, comme si on était morte.

Un mandat libidinal

La pulsion de vie est transférée du côté de cet objet secourable. On se faitdépositaire du moi de l’autre. Nicolas Abraham et Maria Torok proposent le concept de « mandat libidinal » (Abraham, Torok, 1987, p. 245). La pulsion se reterritorialise du côté de l’objet. Serait-ce une responsabilité à vivre pour autrui ? Serait-ce le sens de « l’hémorragie du pour l’autre » ? décrite par Emmanuel Levinas. Ou bien le contraire ? Une incorporation, une introjection de la pulsion de vie. Une transfusion. Comme un vampire qui donnerait son sang.

Maria Torok propose l’idée d’une « irruption libidinale triomphante liée à la perte objectale », proche de l’état maniaque de l’endeuillé (« sursaut libidinal ») décrit par Karl Abraham (ibid., p. 245). « Perte objectale », deuil d’un corps solide, sain et immortel. Mais aussi risque de la perte et menace constante de la mort qui provoquent un remaillage libidinal dans ce nouveau temps originaire qui est aussi celui de l’objet au chevet du patient. Une pulsion de vie par déplacement, procuration, délégation. Cette « irruption libidinale triomphante » inhérente au travail de deuil l’est aussi dans ce temps de presque deuil et de mort. Vivre du côté de l’objet ce qui est perdu ou en suspens pour le sujet, rejouer des scènes primitives au diapason des renaissances réanimatoires effectives ou empêchées.

Pour conclure

Il est étrange de terminer l’écriture de cet article en pleine épidémie de coronavirus. C’est en repensant à ce contexte irréel et catastrophique qu’il faudra le lire. En se demandant où est passée cette pulsion de vie qui déserta si souvent, en une décompensation fulgurante, le corps des patients. Il faudra chercher et retrouver peut-être les traces d’Éros dans les lettres et les dessins envoyés dans le service, dans les offrandes faites par les restaurateurs, les entendre aussi dans les colères, les larmes et parfois les rires des soignants, dans les lettres des familles que nous déposons près de leurs proches et de leurs défunts, dans les confiseries et les gâteaux faits maison, tellement appréciés en ces temps de déréliction. Jamais la fonction maternelle du thérapeute ne m’aura paru aussi vive et urgente. Comme s’il fallait les faire vivre en les écoutant, mais aussi en les nourrissant. Oralité de la pulsion de vie. Prendre soin de ceux qui soignent, physiquement et psychiquement. S’autoriser des petites fêtes maniaques individuelles ou collectives de petits mots, de longs échanges téléphoniques, d’envois compulsifs de messages par tous les réseaux possibles. Se dire à tous qu’on est bien vivants au cœur de la peur de mourir, partout et pour tous. Entendre là, au milieu de tous ces morts et de tous ces mots, la pulsion de vie.

Sabine Sportouch Psychologue clinicienne, doctorante en psychopathologie et psychanalyse.

Références bibliographiques

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Scarfone D. (2011). La Psyché anarchiste – Débattre avec Nathalie Zaltzman. Paris, Puf.

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