La Revue Française de Psychanalyse

FREUD DANS LE TEXTE
De l’envie

FREUD DANS LE TEXTE
De l’envie

FREUD DANS LES TEXTES | Numéro 2021-3 De l’envie

L’inquiétant (extrait)

OCF.P, XV: 147-188, Paris, Puf, 1996.

[…]

L’une des formes de superstition les plus inquiétantes et les plus répandues est l’angoisse du « mauvais œil », qui a fait l’objet d’un traitement approfondi par l’ophtalmologiste hambourgeois S. Seligmann. La source à laquelle puise cette angoisse semble n’avoir’ jamais été méconnue. Celui qui possède quelque chose de précieux et pourtant fragile a peur de l’envie des autres en projetant sur eux cette envie qu’il aurait éprouvée dans le cas inverse. On trahit de telles motions par le regard, même quand on leur refuse l’expression verbale, et quand quelqu’un tranche sur les autres par des caractéristiques frappantes, d’un genre qu’on n’aurait pas particulièrement souhaité, on présume de lui que son envie atteindra une intensité particulière et alors on transposera aussi cette intensité en action. On redoute donc une intention secrète de nuire et, sur la foi de certains indices, on suppose que cette intention a aussi la force à sa disposition.

La féminité (extrait)

Nouvelle suite des leçons d’introduction à la psychanalyse, XXXIIIe leçon, OCF.P, XIX : 195-219, Paris, Puf, 1995.

Vous voyez, nous attribuons à la femme aussi un complexe de castration. Avec de bonnes raisons, mais il ne peut avoir le même contenu que chez le garçon. Le complexe de castration apparaît chez celui-ci une fois qu’il a appris, par la vue d’un organe génital féminin, que le membre qu’il tient en si haute estime ne doit pas nécessairement aller de pair avec le corps. Il se souvient alors des menaces qu’il s’est attirées en s’occupant de son membre, il commence à leur accorder créance et il tombe dès lors sous l’influence de l’angoisse de castration, qui devient le moteur le plus puissant de son développement ultérieur. Le complexe de castration de la fille, lui aussi, est inauguré par la vue de l’autre organe génital. Elle note aussitôt la différence et aussi – il faut l’avouer – sa signification. Elle se sent gravement lésée, exprime souvent qu’elle voudrait « avoir aussi quelque chose comme ça » et succombe alors à l’envie de pénis, qui laissera derrière elle des traces indélébiles dans son développement et dans la formation de son caractère et qui, même dans le cas le plus favorable, ne pourra être surmontée sans une grande dépense psychique. Que la fille reconnaisse le fait de son défaut de pénis ne veut pas dire pour autant qu’elle s’y soumettre facilement. Au contraire, elle reste encore longtemps attachée au souhait d’acquérir aussi quelque chose comme ça, elle croit à cette possibilité jusqu’à un âge invraisemblablement avancé et, encore en des temps où le savoir de ce qu’est la réalité a depuis longtemps mis au rebut l’accomplissement de ce souhait comme étant inaccessible, l’analyse peut mettre en évidence que ce souhait est resté conservé dans l’inconscient et qu’il a gardé un investissement d’énergie considérable. Le souhait de finir par acquérir quand même le pénis tant désiré peut encore apporter sa contribution aux motifs qui poussent la femme mûre à entrer en analyse, et ce qu’elle peut raisonnablement attendre de l’analyse, par exemple la capacité d’exercer une profession intellectuelle, peut souvent être reconnu comme un avatar sublimé de ce souhait refoulé.

On ne peut pas vraiment douter de la significativité de l’envie de pénis. Entendez comme un exemple d’injustice masculine l’affirmation que l’envie et la jalousie jouent, dans la vie d’âme des femmes, un rôle plus grand que chez les hommes. Non que ces particularités se trouvent absentes chez les hommes ou que, chez les femmes, elles n’aient pas d’autre racine que l’envie de pénis, mais nous penchons à attribuer ce plus chez les femmes à cette dernière influence. Mais chez certains analystes est apparu le penchant à rabaisser dans sa significativité cette première vague d’envie de pénis lors de la phase phallique. Ils estiment que ce qu’on trouve de cette position chez la femme est, pour l’essentiel, une formation secondaire qui s’est produite à l’occasion de conflits ultérieurs, par régression à cette motion infantile-précoce. Il y a là un problème général de la psychologie des profondeurs. Dans beaucoup de positions pulsionnelles pathologiques – ou même seulement inhabituelles –, par exemple dans toutes les perversions sexuelles, la question est de savoir quelle part de leur force doit être attribuée aux fixations infantiles-précoces, et quelle part à l’influence d’expériences vécues et de développements ultérieurs. Il s’agit là presque toujours de séries complémentaires, telles que nous en avons fait l’hypothèse dans la discussion sur l’étiologie des névroses. Les deux facteurs se répartissent dans cette causation en des proportions variables ; un moins d’un côté est compensé par un plus de l’autre. L’infantile apporte dans tous les cas la direction, il n’emporte pas toujours la décision, même s’il le fait souvent. Précisément dans le cas de l’envie de pénis, je voudrais prendre résolument parti pour la prépondérance du facteur infantile.

La découverte de sa castration est un tournant dans le développement de la fille. Trois directions de développement en partent ; l’une conduit à l’inhibition sexuelle ou la névrose, la deuxième à la modification du caractère au sens d’un complexe de masculinité, la dernière enfin à la féminité normale. Sur toutes trois, nous avons appris pas mal de choses, même si ce n’est pas tout. Le contenu essentiel de la première est que la petite fille, qui avait jusqu’alors vécu de façon masculine, sachant se procurer du plaisir par l’excitation de son clitoris et mettant cette activité en relation avec ses souhaits sexuels, souvent actifs, qui concernaient la mère, se laisse gâcher la jouissance de sa sexualité phallique par l’influence de l’envie de pénis. Atteinte dans son amour de soi par la comparaison avec le garçon tellement mieux doté, elle renonce à la satisfaction masturbatoire au niveau du clitoris, rejette son amour pour la mère et, ce faisant, il n’est pas rare qu’elle refoule une bonne part de ses tendances sexuelles en général. L’acte de se détourner de la mère ne s’effectue sans doute pas d’un seul coup, car la fille prend d’abord sa castration pour un malheur individuel, ce n’est que progressivement qu’elle l’étend à d’autres êtres féminins, finalement à la mère aussi. Son amour avait concerné la mère phallique ; avec la découverte que la mère est castrée, il devient possible de la laisser tomber comme objet d’amour, de sorte que les motifs d’hostilité accumulés depuis longtemps prennent le dessus. Cela veut donc dire que, par la découverte de l’absence de pénis, la femme est dévalorisée pour la fille tout comme pour le garçon, et plus tard peut-être pour l’homme.

Vous savez tous quelle significativité étiologique prééminente nos névrosés accordent à leur onanisme. Ils le rendent responsable de tous leurs maux et nous avons grand-peine à les amenés à croire qu’ils sont dans l’erreur. Mais à vrai dire, nous devrions leur concéder qu’ils sont dans leur droit, car l’onanisme est l’agent d’exécution de la sexualité enfantine, le développement défectueux de celle-ci étant en effet ce dont ils souffrent. Mais les névrosés incriminent le plus souvent l’onanisme du temps de la puberté ; l’onanisme de la prime enfance, qui est en réalité celui qui compte, ils l’ont le plus souvent oublié. Je voudrais avoir un jour l’occasion de vous exposer de façon circonstanciée quelle importance acquièrent, pour la névrose ultérieure ou le caractère de l’individu, tous les détails factuels de l’onanisme précoce, à savoir s’il a été découvert ou non, comment les parents l’ont combattu ou toléré, si l’individu a réussi lui-même à le réprimer. Tout cela a laissé derrière soi dans son développement des traces impérissables. Mais je suis plutôt content de ne pas avoir à le faire ; ce serait une tâche longue et ardue, et à la fin, vous me mettriez dans l’embarras, car vous exigeriez très certainement de moi des conseils pratiques sur la façon dont on doit se comporter, en tant que parent ou éducateur, envers l’onanisme des petits enfants. Dans le développement des filles, que je vous expose, vous voyez maintenant un exemple montrant que l’enfant fait elle-même des efforts pour se libérer de l’onanisme. Mais elle n’y réussit pas toujours. Là où l’envie de pénis a éveillé une forte impulsion contre l’onanisme clitoridien et où celui-ci ne veut quand même pas céder s’engage un violent combat de libération, dans lequel la fille prend en quelque sorte elle-même le rôle de la mère à présent destituée et exprime tout son mécontentement envers le clitoris jugé inférieur en s’opposant à la satisfaction trouvée en lui. Bien des années plus tard encore, alors que l’activité onanique est réprimée depuis longtemps, un intérêt persiste, qu’il nous faut interpréter comme une défense contre une tentation qui continue à être encore redoutée. Il se manifeste dans l’émergence d’une sympathie pour des personnes chez qui on suppose des difficultés analogues, il intervient comme motif pour contracter un mariage, il peut même déterminer le choix du partenaire dans le mariage ou dans l’amour. La liquidation de la masturbation de la prime enfance n’est vraiment pas chose facile ou indifférente.

Avec l’abandon de la masturbation clitoridienne, il y a renoncement à une part d’activité. La passivité a maintenant le dessus ; l’acte de se tourner vers le père s’effectue principalement à l’aide de motions pulsionnelles passives. Vous reconnaissez qu’une telle vague de développement, qui écarte du chemin l’activité phallique, aplanit le terrain pour la féminité. S’il n’y a pas alors trop de choses qui se perdent par refoulement, cette féminité peut prendre une tournure normale. Le souhait avec lequel la fille, se tournant vers le père, s’adresse à lui est sans doute, à l’origine, le souhait visant le pénis que la mère lui a refusé et qu’elle attend maintenant du père. Mais la situation féminine n’est instaurée que lorsqu’au souhait .visant le pénis se substitue celui visant l’enfant, l’enfant venant donc à la place du pénis, selon une ancienne équivalence symbolique. Il ne nous échappe pas qu’antérieurement déjà, dans la phase phallique non perturbée, la fille avait souhaité avoir un enfant ; c’était bien là le sens de son jeu avec les poupées. Mais ce jeu n’était pas, à vrai dire, l’expression de sa féminité, il était au service de l’identification à la mère, dans l’intention de remplacer la passivité par l’activité. Elle jouait à la mère et la poupée c’était elle-même ; elle pouvait dès lors faire avec l’enfant tout ce que la mère avait coutume de faire avec elle. C’est seulement avec l’arrivée du souhait de pénis que l’enfant-poupée devient un enfant reçu du père et désormais, le plus fort des buts souhaités par la femme. Le bonheur est grand quand ce souhait d’enfant trouve, un jour à venir, son accomplissement réel, mais tout particulièrement quand l’enfant est un petit garçon qui apporte avec lui le pénis tant désiré. Dans l’assemblage « un enfant reçu du père », il est fort fréquent que l’accent porte sur l’enfant, laissant le père non accentué. Ancien l’ancien souhait masculin de posséder le pénis transparaît encore à travers la féminité achevée. Mais peut-être devrions-nous reconnaître ce souhait de pénis plutôt comme un souhait féminin par excellence.