La Revue Française de Psychanalyse

Le délire n’est pas un rêve

Le délire n’est pas un rêve

 

Augustin Jeanneau

Revue française de psychanalyse 38(5-6), p. 1137-1140

L’analogie entre le rêve et la psychose, souvent évoquée par Freud, a été poussée par la suite à des extrémités qui ont conduit à l’impasse nombre de théories psychiatriques. Aussi bien, pour nous convaincre que le délire n’est pas un rêve, rappellerons-nous premièrement à quelles psychoses correspond l’équilibre fonctionnel du rêve ; deuxièmement, que ce que l’on entend communément par délire ou psychose n’a rien à voir avec le rêve ; qu’enfin, les processus primaires communs à l’un et à l’autre n’émargent pas au même registre.

Et pour commencer, n’oublions pas que le désinvestissement de la réalité extérieure qui constitue la condition du rêve, d’où dépend la marche régrédiente de l’excitation vers le pôle perceptif de l’appareil sensoriel ; qui met en défaut, par ailleurs, l’épreuve de la réalité due à la motricité ; et d’où naît ainsi l’hallucination, ce blocage et cette régression demeurent le fait, en pathologie, de ce qu’on appelle les confusions.

Les unes sont d’origine psychique et rassemblent les psychoses traumatiques où la réalité dépasse les capacités d’intégration relationnelle du Moi avec l’extérieur, comme une lumière trop intense compromet la vision claire.

« Le Moi s’arrache à la représentation inconciliable, écrit déjà Freud en 1894, mais celle-ci est inséparablement attachée à un fragment de la réalité si bien que le Moi, en accomplissant cette action, s’est séparé aussi, en totalité ou en partie de la réalité[1]. »

La réhabilitation, par ailleurs, des psychoses hystériques, mieux distinguées des psychoses délirantes aiguës habituelles, se justifie à la lumière de ce mouvement. Mais faut-il rappeler qu’il ne s’agit ici que d’une infime partie de la psychiatrie quotidienne ?

Les autres psychoses à forme de rêve appartiennent en fait à la médecine, et ce sont les états confuso-oniriques, dont l’étiologie seule intéresse le praticien. Ils gardent, cependant pour nous, un intérêt théorique, car ils nous montrent comment l’appareil psychique fonctionne comme un tout et cherche, comme dans le rêve, à rétablir un nouvel équilibre en parant à la surcharge d’excitation. Ainsi du delirium tremens. Freud avait bien désigné, dans une courte remarque, que l’objet manquant y était l’alcool. Absence-mauvaise présence dont l’excitation ne peut se décharger dans la motricité et que l’hallucination projettera au dehors comme un mauvais objet. La « dératisation » à laquelle fait allusion l’argot de l’alcoolique, traduit, à ce sujet, la plus sûre intuition…

Et qui douterait du caractère vital de cette fonction visuelle s’en persuadera en apprenant qu’il y a deux façons de conduire à la mort un delirium : la première consiste à contenir les mouvements du sujet, perturbant gravement, au plan économique, la décharge musculaire ; la motricité, soit dit en passant, n’ayant pas à faire ici avec la réalité, mais avec la terreur onirique. Le deuxième risque vital viendra des médications somnifères qui coupent radicalement toute possibilité hallucinatoire d’élaborer une perturbation métabolique de grande envergure ; et le thérapeute avisé donnerait toutes les drogues du monde contre un peu d’espace et de temps.

Mais ce sont non seulement les fonctions du Moi qui cherchent à se rééquilibrer dans le rêve ou la confusion, c’est l’unité elle-même du Moi qui est ainsi sauvée. Et comme nous l’a montré Federn, le rêve peut se déployer dans une aire différente de la réalité habituelle, les limites du Moi y gardent, néanmoins, leur investissement narcissique. Et cette « conscience captive » ou « enchantée », comme dirait Sartre, et par le fait même qu’elle n’en est pas à cela près entre le réel et l’imaginaire, qu’elle s’est rendue indépendante d’une réalité totalement obérée, a reconstruit un monde clair et solide où chacun garde bien sa place de l’autre et de soi-même, de l’intérieur et de l’extérieur.

Tout se montre fondamentalement différent dans le monde de la psychose, et c’est notre deuxième point. Alors que la vie onirique s’établissait dans une certitude qui ne laissait même pas au sujet l’espace et la liberté nécessaires à l’affirmation, la réalité du délire se montre essentiellement incertaine. Tout s’y installe dans l’ambiguïté et se déploie dans le doute et la recherche sur l’identité de soi-même, la réalité des choses, et l’effraction de l’un dans l’autre perçue comme le danger qu’aurait évité une confusion totale, narcissique ou hallucinatoire.

En conséquence, toute assimilation au rêve, tout essai théorique portant le faisceau lumineux sur un trouble de la conscience ne constituera pas un axe de réflexion essentiel à la psychose.

Les psychoses délirantes aiguës elles-mêmes ne tirent pas une explication de la désorganisation temporo-spatiale qui les accompagne, dont la sémiologie clinique reste d’ailleurs assez insaisissable, et qui ne représente qu’un résultat dont la cause se trouve ailleurs. Car ici, la réalité ne disparaît pas, mais ses contours deviennent dangereusement  mobiles. Et l’acuité du tableau clinique vient du caractère brutal de la remise en question des limites du Moi. L’état oniroïde, et quoi qu’on en ait dit, n’a rien à voir avec l’onirisme. On le définira mieux par l’oscillation entre les projections massives et la dépersonnalisation qui, en voulant les éviter, en débride les menaces et les rétablit aussitôt. Il y a quelque chose de changé, la réalité manque d’un indéfinissable rien et par là même se montre surchargée d’un « trop » qui lui enlève sa familiarité, atteint au narcissisme du sujet et menace de l’anéantir. « Il n’y a peut-être rien derrière tout ça, dit « Le solitaire » d’Ionesco. « Que voulez-vous qu’il y ait derrière ? répond la serveuse. C’est ça, c’est tout. » Et si le Moi, au contraire, se gonfle de l’imprécision de ses limites, les mouvements pulsionnels qui s’engouffrent dans les élans mystiques ou érotiques s’avèrent si capricieux qu’on y côtoie les pires abîmes.

L’unité des psychoses aiguës ne se fera pas non plus à partir d’une telle vision ; ni du côté des perturbations thymiques qui se suffisent des pertes d’objet ou des boursouflures de l’être pour expliquer les successions dépressives et maniaques dans les mouvements aigus. Ni du côté des confusions, car je n’ai pour ma part jamais vu que la bouffée délirante fût le début ou la guérison d’un état confusionnel. Hormis quelques personnalités déjà pathologiques, l’alcool dans ses excès conduit à la confusion sans transition délirante, et « l’overdose » psychédélique met directement la vie en jeu sans passer par la confusion.

Enfin, sur ce vecteur d’une dégradation de la conscience, des psychoses aiguës à l’évolution chronique, le pas est alors infranchissable, bien que les réalités cliniques effectuent le va-et-vient de ce point à l’autre de la pathologie. Et c’est justement, troisième point, à ce moment plus précis que la psychose utilise des moyens défensifs qui s’apparentent aux mécanismes du rêve. Mais avec des différences importantes, qui tiennent à ce que le phénomène visuel de la projection se déporte ici dans la sphère de l’entendu, où la régression se montrera n1oins radicale mais aussi moins fonctionnelle. Car le visuel appelle l’espace et, promu à la perception, permet mieux d’échapper à cette dialectique du plein et du creux de la psychose, où rien ne peut jamais se situer dans un troisième espace pour y être pensé ou représenté. Ainsi vont les tentatives de la paranoïa sensitive où l’effraction intérieure s’exprime sur le registre de la faute et du regard dans une projection surmoïque ; ou plus généralement de l’interprétation délirante, qui maintient toute l’ambiguïté à une distance contrôlable.

Mais plus souvent, le malaise psychotique s’installe ailleurs, dans l’aire de la pensée, où les phénomènes secondaires sont trop élaborés pour que les processus primaires puissent facilement rétablir l’équilibre. Parce que l’auditif, moins localisé et plus longtemps syncrétique, davantage reçu dans le ventre avec la nourriture qu’entendu par les oreilles, s’appuie sur la vision pour effectuer une projection nettement plus tardive ; et que, par surcroît, cette oreille sans sphincter, a-t-on pu dire, se laisse pénétrer sans défense. Cependant que les sons, porteurs du langage vont trouver leur diaphragme au niveau de la signification verbale, et que le jeu de l’intérieur et de l’extérieur va se faire à travers la pensée. Mais une pensée qui n’arrive pas à se penser, qui n’accède pas, effectivement, à la fonction alpha. Et là, commence la classique schizophrénie quand l’adolescent trouve sa pensée bizarre, dans les débuts de l’automatisme mental. Là se retrouve l’ambiguïté des paroles maternelles, suffisamment aimantes pour avoir permis ce qu’on a appelé le transfert symbolique, insuffisamment pour une assimilation introjective qui puisse constituer le langage intérieur et se distinguer de la parole d’autrui, mais sans non plus se décoller de l’être. Le coup de pied projectif afin de mieux respirer dans un espace moins écrasé laissera l’hallucination psychique ou auditive sur le registre verbal, et l’idée délirante qui y trouvera ses moyens d’expression ne résoudra pas vraiment les questions intérieures du sujet.

C’est dans cet étroit interstice que les processus primaires trouveront leur place, et s’ils font appel à la figuration symbolique et à la condensation, c’est davantage au niveau du langage qu’ils impriment leur marque, quand les associations échappent aux exigences des réalités extérieures pour se suffire de transferts d’énergie sans rigueur, à travers les approximations et les diffluences de la pensée paranoïde. « Ici apparaît la différence décisive entre le travail du rêve et de la schizophrénie », dira Freud[2]. Car nous voilà dans une tout autre région où, contrairement au rêve, il nous montrera que le surinvestissement des mots compensera la perte des choses.

Absence lucide, insidieuse et profonde qui n’a rien à voir avec l’effacement sans problème de la réalité dans le rêve ou la confusion, et qui donne aux tentatives de reconstruction psychotique les mêmes caractères d’ambiguïté ; et l’hallucination auditive, ambiguë mais également ambivalente, comme l’idée délirante entretenue par la pulsion, ne se décidera jamais, entre les dangers fusionnels qu’elle fuit dans la sensorialité, étayée par l’espace et le vu, et la nostalgie du vécu syncrétique des synesthésies de l’enfance.

En résumé, notons bien que chaque fois qu’il parlait du rêve et de ses analogies avec la psychose, Freud évoquait des catégories très restreintes : amentia de Meynert, psychose hallucinatoire de désir, etc., et que rencontrant inévitablement la schizophrénie dans son aire de réflexion, il la distingua aussitôt comme un problème différent ; qu’enfin, pour nous en avoir peu dit à cette occasion, il en marqua néanmoins la place précise. À nous de rassembler ce qui, après lui, a été développé : et la faille dans l’investissement du corps, et l’angoisse devant le miroir, et de là la perte des choses, et l’image vue comme le vrai et la représentation barrée, et les mots surinvestis et reçus en soi comme des choses ; le long et douloureux travail, enfin, que le délire accomplit pour organiser dans l’espace visuel un monde un peu plus vivable, mais jamais sûr, à moins qu’il ne se fige définitivement.

Un univers que le rêveur, pour sa part, construit avec tant de facilité, où la vie s’exprime dans une telle mobilité, et puis – tout de même – dont il sort si librement !

[1] S. Freud, Les psychonévroses de défense.

[2] S. Freud, Complément métapsychologique à la théorie du rêve.