
Entretien avec Gilbert Diatkine
Rfp – Pour Freud, le rêve a partie liée avec les psychonévroses, l’hystérie en particulier, en tant qu’il serait une formation de compromis à l’égard du désir/fantasme infantile refoulé qui cherche à revenir à la surface. À l’instar du symptôme hystérique dans l’état de veille, le rêve serait-il ainsi la marque de l’échec relatif du refoulement dans l’état de sommeil ?
Gilbert Diatkine – Le rêve est bien la conséquence d’un échec du refoulement pendant le sommeil. Comme le symptôme hystérique, il résulte d’un compromis, opéré par le moi, entre les revendications des pulsions, celles du surmoi, et celles du monde extérieur, qui exigent du sujet qu’il ne soit pas en retard en classe ou qu’il prenne les mesures nécessaires en cas de danger.
En tant que psychanalystes, nous ne connaissons l’activité du moi pendant l’état de sommeil que d’une manière indirecte. Au réveil, nous nous souvenons que nous avons été le sujet d’aventures extraordinaires pendant la nuit. Nous retrouvons notre identité propre, en nous souvenant de nos « archives intérieures d’identification » (Suarez-Labat, 2024, p. 98[1]). Le contenu du rêve est alors refoulé en partie ou en totalité. Ce nouvel équilibre est à son tour perturbé par le retour de l’investissement des objets, qui favorise le retour du refoulé, et la remémoration partielle du rêve.
Rfp – La condition de déplacement et de transposition de l’activité onirique nécessite, selon Freud, la triple conjonction du souhait de dormir, du désir formé à partir des restes diurnes et, surtout, de l’incitation du désir inconscient d’une motion infantile refoulée. Que pourriez-vous nous dire des configurations psychiques de ces patients « qui ne rêvent pas » ou qui, à l’inverse, apportent en séance une profusion envahissante de rêves de la nuit ?
- D. – René Diatkine a montré en 1974[2] que les récits des rêves que nous pouvons analyser résultent de ce que Freud appelle leur « élaboration secondaire[3]». Le récit de rêve résulte du nouveau compromis, opéré par le moi, entre les exigences des pulsions mobilisées par le transfert, celles du surmoi, qui interdisent le désir de plaire à l’analyste, ou exigent au contraire qu’il se soumette à lui, et celles du monde extérieur. L’élaboration secondaire du rêve est une activité typique du moi, qui consiste à rendre présentable au surmoi et au monde extérieur un récit soumis à ces exigences contradictoires[4].
Une partie des patients qui ne rêvent pas illustrent donc peut-être l’hypothèse que le contre-transfert précède le transfert[5]. Ils savent que les psychanalystes s’intéressent au rêve, et s’ils ne le savaient pas, ils le découvriraient dès les entretiens préliminaires, car beaucoup d’analystes demandent à leurs consultants s’ils rêvent. Les patients qui ont peur de leur désir d’être séduits par leur analyste oublient leurs rêves, ou au contraire noient l’analyste sous une multitude de rêves sans association.
Une autre partie de ces patients « non rêveurs » souffrent d’une carence de leur élaboration mentale. C’est à eux que s’adressent les théories contemporaines de la « rêverie ».
Rfp – Comment comprenez-vous que, dans la clinique et la littérature psychanalytiques actuelles, la théorie classique du rêve, issue de la métapsychologie freudienne, soit régulièrement supplantée par les théories de la « rêverie » (maternelle, en séance, intersubjective, etc.), issues pour l’essentiel des courants anglo-saxons, comme nouveau paradigme de la pratique de la cure et du travail d’interprétation ?
- D. – La plupart de ces théories complète la théorie freudienne du rêve sans la supplanter : Bion pense que les patients qui ne rêvent pas, au lieu d’élaborer des pensées inconscientes qui pourraient devenir des rêves, évacuent les éléments qui pourraient donner naissance à ces pensées, qu’il nomme « éléments b», sous forme d’actions ou de somatisation. Il nomme « éléments α» ces éléments transformés en matériel des pensées du rêve, et « fonction α » la fonction qui opère cette transformation. La « capacité de rêverie de la mère » est « l’organe qui reçoit la moisson de sensations de soi acquises par le conscient du petit enfant ». C’est le modèle de la « fonction α[6] ». Dans beaucoup de phases d’introduction à la psychanalyse proprement dite, l’appareil psychique de l’analyste doit jouer le rôle de « fonction α » pour les aspects non élaborés de l’appareil psychique du patient. Le travail analytique classique peut alors se mettre en place peu à peu.
Winnicott, dans des situations cliniques comparables, met l’accent sur la création de l’espace de jeu par l’analyste. Il critique la théorie classique de l’interprétation, telle qu’elle est pratiquée par les tenants de la Psychologie du Moi, et par les élèves de Melanie Klein, qui risquent d’étouffer la créativité du patient et de provoquer l’apparition d’un « faux Self » analytique[7].
Le souci exclusif de reconnaître le vrai Self du sujet a sans doute amené les tenants de la « psychanalyse intersubjective » comme Heinz Kohut[8] ou Stefano Bolognini[9], à s’éloigner de la théorie classique de l’interprétation du rêve.
[1] Suarez-Labat H. (2024). Les voies identificatoires entre douleur et satisfaction. Bull SPP 2024-1 : 39-108.
[2] Diatkine R. (1974). Rêve, illusion et connaissance. Rapport au XXXIVe Congrès des Psychanalystes de Langues Romanes. Rev Fr Psychanal 38(5-6) : 771.
[3] Freud S. (1900a [1899]/2003). L’interprétation du rêve. OCF-P, IV. Paris, Puf : 539-551.
[4] Ibid., p. 550.
[5] Neyraut M. (1974). Le transfert. Étude psychanalytique. Paris, Puf : 15
[6] Bion W.R. (1959/1983). Une théorie de la pensée. Réflexion faite, Paris, Puf : 131-132.
[7] Winnicott D.W. (1971/1975). La créativité et ses origines. Jeu et réalité. L’espace potentiel. Paris, Gallimard : 96.
[8] Kohut H. (1984/1991). Analyse et guérison. Paris, Puf.
[9] Bolognini S. (2002/2006). L’empathie psychanalytique. Ramonville Ste Agne, Éres.