La Revue Française de Psychanalyse

Freud dans le texte

Freud dans le texte

FREUD DANS LES TEXTES | Numéro 2025-4

Le problème économique du masochisme (extraits)
Sigmund Freud

J’ai ailleurs[1] exposé que dans le traitement analytique nous rencontrons des patients dont la conduite, s’opposant aux influences de la cure, nous force à leur attribuer un sentiment de culpabilité « inconscient ». J’ai indiqué là à quoi l’on reconnaît ces personnes (« la réaction thérapeutique négative »), et même je n’ai pas caché que la force d’une telle motion signifie l’une des plus graves résistances et le plus grand danger pour le succès de nos visées médicales ou éducatives. La satisfaction de ce sentiment de culpabilité inconscient est peut-être le poste le plus considérable du bénéfice de la maladie – bénéfice en règle générale composé –, de la somme des forces qui se rebellent contre la guérison et ne veulent pas abandonner l’état de maladie ; la souffrance qu’implique la névrose est justement le facteur par lequel celle-ci devient précieuse pour la tendance masochiste. Il est également instructif de faire l’expérience que, contre toute théorie et toute attente, une névrose qui a bravé tous les efforts thérapeutiques peut disparaître quand la personne est tombée dans la misère d’un mariage malheureux, a perdu sa fortune ou a contracté une affection organique menaçante. Une forme de souffrance a été alors relayée par une autre et nous voyons que ce qui seulement importait, c’était de pouvoir maintenir une certaine dose de souffrance.

Pour ce qui est du sentiment de culpabilité inconscient, les patients ne nous croient pas facilement. Ils savent trop bien en quels tourments (remords de conscience) se manifeste un sentiment de culpabilité conscient, une conscience de culpabilité, et ne peuvent pas, par conséquent, concéder qu’ils puissent héberger en eux des motions tout à fait analogues, dont ainsi ils ne ressentent rien du tout. J’estime que nous tenons compte de leur protestation dans une certaine mesure, quand nous renonçons à la dénomination, d’ailleurs psychologiquement incorrecte, de « sentiment de culpabilité inconscient » et disons à la place « besoin de punition », par quoi nous recouvrons tout aussi pertinemment l’état de choses observé. Nous ne pouvons pas cependant nous retenir de considérer et de localiser ce sentiment de culpabilité inconscient selon le modèle du sentiment conscient.

[…]

L’inconsciencialité du masochisme moral nous conduit à une piste toute proche. Nous avons pu traduire l’expression « sentiment de culpabilité inconscient » comme besoin de punition de la part d’une puissance parentale. Or nous savons que le souhait, si fréquent dans les fantaisies, d’être battu par le père, se trouve tout près de l’autre, celui d’entrer dans une relation sexuelle passive (féminine) avec lui, et qu’il n’est qu’une déformation régressive de celui-ci. Si nous insérons cet éclaircissement dans le contenu du masochisme moral, son sens secret nous devient évident. Conscience morale et morale sont nées du surmontement, de la désexualisation du complexe d’Œdipe ; par le masochisme moral, la morale est de nouveau sexualisée, le complexe d’Œdipe est revivifié, une voie de régression de la morale au complexe d’Œdipe est frayée. Cela n’advient ni à l’avantage de la morale ni à celui de l’individu. L’individu peut, certes, avoir gardé à côté de son masochisme sa pleine moralité ou du moins une certaine dose de celle-ci, mais il se peut aussi qu’une bonne partie de sa conscience morale soit allée se perdre dans le masochisme. D’un autre côté, le masochisme crée la tentation des actions « pécheresses » qui doivent ensuite être nécessairement expiées par les reproches de la conscience morale sadique (comme chez tant de types de caractère russes) ou par le châtiment de la grande puissance parentale du Destin. Pour provoquer la punition par cette dernière représentance parentale, le masochiste doit nécessairement faire ce qui est inapproprié, travailler contre son propre avantage, détruire les perspectives qui s’ouvrent à lui dans le monde réel, et éventuelle­ ment anéantir sa propre existence réelle.

Le retournement du sadisme sur la personne propre a lieu régulièrement lors de la répression pulsionnelle culturelle, laquelle tient éloignées de leur utilisation dans la vie une grande partie des composantes pulsionnelles destructives de la personne. On peut se représenter que cette part de la pulsion de destruction, qui s’est retirée, se fait jour dans le moi en tant qu’accroissement du masochisme. Mais les phénomènes de la conscience morale laissent deviner que la destruction faisant retour depuis le monde extérieur se voit, même sans une telle transformation, inclure dans le sur­moi, et qu’elle rehausse le sadisme de celui-ci à l’égard du moi. Le sadisme du sur-moi et le masochisme du moi se complètent l’un l’autre et s’unissent pour provoquer les mêmes conséquences. Selon moi ; c’est seulement ainsi qu’on peut comprendre que de la répression pulsionnelle résulte – fréquemment ou tout à fait généralement – un sentiment de culpabilité, et que la conscience est d’au­tant plus sévère et sensible que la personne s’abstient de l’agression contre d’autres. On pourrait s’attendre à ce qu’un individu, qui sait de lui qu’il a coutume d’éviter des agressions culturellement non souhaitables, ait de ce fait une bonne conscience et qu’il surveille son moi avec moins de méfiance. On présente les choses habituellement comme si l’exigence morale était le primaire et le renoncement pulsionnel sa conséquence. Avec cela, la provenance de la moralité reste inexpliquée. En réalité, c’est l’inverse qui semble se produire ; le premier renoncement pulsionnel est un renoncement obtenu sous la contrainte de puissances extérieures et c’est lui seulement qui crée la moralité s’exprimant dans la conscience morale et exigeant un renoncement pulsionnel ultérieur.

Ainsi le masochisme moral devient le témoin classique de l’existence de la mixtion pulsionnelle. Sa dangerosité provient de ce qu’il descend de la pulsion de mort, qu’il correspond à la part de celle-ci qui a échappé au retournement vers l’extérieur comme pulsion de destruction. Mais d’un autre côté, comme il a la signification d’une composante érotique, même l’autodestruction de la personne ne peut se produire sans satisfaction libidinale.

Sigmund Freud (1924c/1992). Le problème économique du masochisme. OCF.P, XVII : 9-23. Paris, Puf.

[1] Le moi et le ça. OCF.P, XVI, Paris, Puf, p. 292-293] […]