La Revue Française de Psychanalyse

Hommage à Marilia Aisenstein

Hommage à Marilia Aisenstein

À l’occasion de la parution du numéro de la Revue Française de Psychanalyse sur le thème Besoin de Punition, Marilia Aisenstein nous avait fait l’honneur d’accepter un entretien sur ce thème. Malheureusement, son décès nous a ôté l’occasion de recueillir les réponses aux questions que nous lui avions adressées.  Il nous a paru impossible de ne pas reprendre ici la trame de cet entretien pour rendre ainsi hommage à celle qui vient de nous quitter.

Marilia Aisenstein a fait paraître en 2020 aux Editions Itaque un livre intitulé « Désir, douleur, pensée » et sous-titré « Masochisme originaire et théorie psychanalytique ». Elle y qualifie le masochisme « d’ombilic » de la théorie psychanalytique. En particulier, elle insiste sur ce que Freud appelle le « masochisme érogène primaire », la première intrication des pulsions, libido et pulsion de mort, qui constitue le noyau du moi. Le travail psychique de la mère est primordial pour que se constitue un masochisme érogène primaire suffisamment efficient. Ce masochisme premier sous-tend la capacité d’investir et de supporter l’attente, d’espérer, et permet d’éviter de « se tuer dès la première déception ». Le manque de masochisme érogène primaire, ce que Michel Fain nomme « inachèvement du masochisme » ou « inachèvement du masochisme primaire » selon le terme de Marilia Aisenstein, est alors au cœur de plusieurs pathologies et en particulier des manifestations visibles de masochisme, où les sujets cherchent activement à souffrir, que Freud nomme masochisme moral. Dans ces cas-là, l’activité peut être surinvestie et le narcissisme phallique peut noyauter l’idéal du moi. L’inachèvement est en lien ici avec la position passive inaccessible en raison de traumatismes précoces. Pour Marilia Aisenstein, « celui qui se présente comme à la recherche de la souffrance souffre en fait d’un manque de masochisme érogène primaire » (p. 18).

Marilia Aisenstein emploie peu l’expression freudienne de « besoin de punition ». Nous nous sommes interrogées sur ce choix. Elle accorde une grande place dans la constitution de la psyché et de la pensée au passage du besoin (de nourriture par exemple) au désir (du sein puis de la mère). Le terme « besoin » dans l’expression « besoin de punition » ne se réfère pas à un tel besoin vital. Pourtant il permet de souligner que des comportements autodestructeurs peuvent s’interpréter comme une recherche de châtiment auto-infligé sans relever d’un désir masochiste de châtiment. Cette recherche active (quoiqu’inconsciente) de punition sous toutes ses formes ajoute à la notion de recherche de la souffrance celle de la culpabilité et du châtiment. Comme toute recherche de souffrance, elle relève d’un défaut de masochisme érogène primaire plutôt que d’un trop de masochisme. Comment articuler le besoin de punition avec les notions d’auto-sadisme, ou de masochisme moral où la recherche de la souffrance se passe d’un objet qui l’inflige, et avec le sentiment inconscient de culpabilité ? Avec le sentiment inconscient de culpabilité et le besoin de punition, c’est l’intrication topique entre moi et surmoi qui est considérée, alors que la question du masochisme est centrée sur la dynamique pulsionnelle.

Dès le titre de son livre, la douleur et en particulier la douleur somatique est centrale dans les préoccupations de Marilia Aisenstein. Elle a beaucoup travaillé avec des patients somatisants et a rendu compte de ce travail dans ses écrits. Dans cette clinique, il s’agit selon elle « d’une mise en échec du masochisme, dimension existentielle du psychisme, et du masochisme gardien de la vie, fondée sur une faillite du masochisme érogène primaire » (p. 24). En satisfaisant un besoin de punition, la douleur peut éviter sa mise en acte. L’investissement libidinal du moi autour du point douloureux peut permettre, dans la cure en présence de l’objet analyste, de relancer un mouvement psychique : « si elle n’est pas désorganisante (…), la douleur devient souffrance donc exigence de représentation. Cette représentation force l’investissement masochique » (p. 32). Elle apparaît comme une occasion d’opérer une sexualisation masochique qui répond à un défaut initial de masochisme érogène Secondairement, le masochisme constitue alors une tentative de guérison. L’investissement narcissique douloureux répond à des faillites du narcissisme qui sont pour Marilia Aisenstein « toujours fonction de la mise en échec du travail d’intrication des pulsions par le masochisme érogène primaire » (p. 52). Il est important d’avoir en tête que la tension d’excitation bien que douloureuse comporte du plaisir et l’auteur parle de la douleur comme essence et modèle de toutes les souffrances. La clinique psychosomatique confronte bien souvent le psychanalyste à un discours en séance pauvre et désincarné où le travail va consister à réanimer les pensées coupées de leurs représentations, « désendeuiller le langage » au sens d’André Green pour en faire un « discours vivant » sous le signe du retour de la pulsion (p. 73).

Marilia Aisenstein interroge le passage du besoin au désir et le travail psychique qu’il nécessite : « il y a un premier passage du besoin de lait au désir du sein puis un second passage allant de l’attente du sein à celle de l’objet mère » (p. 36). Désirer suppose que l’expérience de satisfaction ait existé et puisse être hallucinée ; le souvenir de la satisfaction permet le mouvement désirant vers l’objet. Cette réalisation hallucinatoire de la satisfaction place la capacité à attendre au cœur de la naissance de la pensée ; l’enfant qui désire est un enfant qui effectue un travail psychique. C’est donc le travail psychique qui permet le passage du besoin au désir. Ce trajet du besoin urgent à la voie longue de la pensée en passant par le désir suppose un investissement possible de l’attente, de l’excitation et du déplaisir qu’elle suppose ; il s’agit d’un investissement masochique : « je dis volontiers que la structure du désir est d’essence masochique car il n’est pas concevable sans renoncement à l’immédiateté et sans investissement de l’attente » (p. 37). Le désir naît du besoin et la reconnaissance de ce désir entraînera celle de l’objet et par là du sujet qui désire. Les patients dits difficiles « organisent leur vie psychique contre le désir. Ils se défendent ainsi contre l’objet » (p. 37). On peut se demander si le passage d’un besoin agi de punition à une pensée doit nécessairement passer par la constitution d’un fantasme masochique de punition, d’un désir tel que celui que décrit Freud dans « Un enfant est battu ». Le passage du besoin au désir de punition permet dans la cure d’interpréter ce souhait.

Les écrits de Marilia Aisenstein sont toujours ancrés dans la clinique et dans l’expérience du travail du transfert et du contre-transfert en particulier dans le travail avec des patients somatisants suscitant une forte inquiétude chez l’analyste. Il est essentiel que l’analyste apparaisse comme un objet et qu’existe un désir pour que le transfert soit interprétable. « Le transfert implique un objet et un sujet désirant » (p. 41), son existence ne va donc pas toujours de soi, il se constitue et sa constitution peut être l’objet même du travail de la cure. L’auteur insiste sur les phénomènes de perception inconsciente au cœur du transfert et très présents dans le travail avec les patients limites « car la conversion de l’appareil psychique sur la langue, porteuse de virtualités métaphoriques infinies, ne va pas de soi » (p. 42).

En l’absence des réponses de Marilia Aisenstein aux questions que nous souhaitions lui adresser, nous ne pouvons que commencer à nous figurer la perte pour la psychanalyse que représente sa disparition et le long chemin qu’il nous faudra faire avec la douleur qu’elle nous cause.