La Revue Française de Psychanalyse

2023, Tome 87-3

2023, Tome 87-3

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Éditorial

ThèmeArticle de référence
« L'art d'accommoder les restes » - Marie-Lise Roux
Dossier : Psychanalyse en ItalieFreud dans le texte
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Argument « Les restes »

Riadh BEN REJEB* et Monique SELZ**

* Riadh Ben Rejeb — 94 boulevard du 9 avril, 1007 Tunis – riadhbenrejeb@yahoo.fr
** Monique Selz 21 rue Castagnary, 75015 Paris – monique.selz@gmail.com

« Les restes », thème proposé pour un numéro de la RFP, est un terme générateur d’associations foisonnantes. Et, s’il n’appartient pas en tant que tel au corpus métapsychologique, il renvoie cependant d’emblée à quantité de concepts conçus et développés par Freud tout au long de son œuvre. On s’étonnera de constater qu’aucun dictionnaire ou vocabulaire de la psychanalyse ne s’est arrêté dessus. Seul, le livre Traduire Freud, produit par l’équipe de traduction de Jean Laplanche, y fait référence (Bourguignon et coll., 1989). C’est dans cet ouvrage que l’on trouve les différents emplois qu’en fait Freud, selon trois formules principales : Tagesrest, reste du jour (ou reste diurne), Erinnerungsrest, reste mnésique, et Wahrnehmungsrest, reste de perception, auxquelles on peut ajouter de nombreux autres termes ayant un sens proche comme reliquat, vestige, résidu, relique, etc. (Bourguignon et coll.,1989, p. 331).

En français, « reste » vient du verbe latin stare, qui signifie : se tenir debout, durer, persister et du préfixe re qui a une valeur intensive et qui renforce l’idée de se fixer, durer. Donc restare renvoie à ce qui subsiste, ce qui demeure, ce qui continue. Ainsi « les restes diurnes » sont ce qui du jour demeure dans la nuit du rêveur.

On peut situer les premières utilisations de la notion, très présente dans l’œuvre freudienne, sous la forme des « restes ou traces mnésiques » d’abord dans « Les psychonévroses de défense » (1894a). Puis, dans l’Esquisse, quand il s’agit d’explorer le mécanisme de la pensée, Freud écrit : « Il ne fait aucun doute que le processus de pensée laisse derrière lui des traces permanentes » (1985c, p. 643), ou encore « il est indéniable que le fait de penser à un thème laisse des traces extraordinairement significatives pour une réflexion ultérieure » (1985c, p. 683). Ensuite, dans les Lettres à Fliess, dans ses recherches sur l’étiologie de l’hystérie ou sur la mémoire, il écrit : « les scènes de l’hystérie surviennent […] là où la traduction en représentations de mot fait défaut aux restes mnésiques » (1985c, p. 241) et « le matériel présent sous forme de traces mnésiques… » (1985c, p. 264), textes dans lesquels apparaît déjà la question de la traduction ou non de ces restes. Mais c’est sans doute principalement dans L’interprétation du rêve (1900a) qu’apparaît avec le plus d’insistance la notion de « restes du jour » et de « traces mnésiques ». Viennent ensuite Les trois essais sur la théorie sexuelle (1905d) et L’inquiétante étrangeté où il est question des « restes d’activité psychique animiste » (1919, p. 193). Plus tard, lors du tournant de 1920, les souvenirs, s’organisant différemment, exposent à la compulsion de répétition. Enfin, la « Note sur le ‟Bloc magiqueˮ » (1925a) propose une illustration du fonctionnement de la mémoire.

Dans la lettre à Fliess du 6 décembre 1896 (2006, p. 263-273), Freud distingue trois formes de traces : la mémoire perceptive, nommée matière première pulsionnelle en 1920 ; la trace mnésique conceptuelle, située dans l’inconscient, secondaire à un certain travail psychique effectué ; et la mémoire liée aux traces verbales, correspondant au préconscient, susceptible de devenir souvenir. C’est à cette occasion qu’il parle de « fueros » pour désigner les traces restées sans élaboration, témoins d’expériences précoces d’insatisfaction. Ces traces, non transformées, non psychisées, non traduites, se révèlent par diverses compulsions de répétition qui ramènent sur le devant de la scène ces « événements n’ayant pas entraîné de satisfaction », donc « au-delà du principe de plaisir » (Freud, 1920). D’où l’intérêt de l’expression utilisée par Laplanche : « les restes intraduits ou détraduits » (1987/1992). Nous pouvons aussi retenir les tentatives de Freud pour élaborer une théorie de la mémoire et de la remémoration, d’où provient la démarche analytique qui s’évertue à rechercher la « réalité du souvenir » et à reconstituer avec acharnement ce qu’il nomme la « réalité historique », ces traces de l’infantile restées immobilisées, non transformées. Mais pourquoi cette ténacité à tenter de combler les « lacunes » de la biographie de Léonard de Vinci (1910), si ce n’est pour confirmer ses hypothèses théoriques ?

Ce sujet de la théorisation de la mémoire pose aujourd’hui de vraies questions sur ce que peut être l’analyse : remémoration, remobilisation, construction et, pour certains, traduction des souvenirs oubliés, enkystés, des traces mnésiques, et/ou appropriation de son monde interne grâce à l’élaboration du vécu dans « le hic et nunc » (Roussillon, 2003).

Pour Françoise Coblence (2014), le reste renvoie à la partie incomprise de l’objet. Lié au pulsionnel et marqué par l’étrangeté, il est une chose non reconnaissable, non représentable et non intelligible et donc inassimilable. C’est une « chose » qui ne passe pas, qui constitue une impasse dans la transmission et qui résiste à la transmission. Peut-on rapprocher cette conception de celle de Lacan, pour qui « le reste » serait un des aspects de l’objet a, défini à la fois en tant que fonction (difficile à atteindre) et en tant que résidu des jouissances initialement perdues (Kaufmann, 1998, p. 175 et p. 374). Il peut renvoyer à des fragments de pulsions partielles et entretenir du coup des liens avec la répétition.

Cliniquement, comme chacun sait, l’hystérique souffre de réminiscences… Même si ce n’est pas aussi simple, il n’empêche qu’il s’agit bien de signifier que le symptôme, quel qu’il soit, hystérique ou autre, a bien quelque chose à voir avec les traces, les souvenirs, ou disons les restes. Les « restes inanalysés » conduisent César et Sàra Botella à dire qu’« une cure terminée est une analyse inachevée » (Botella et Botella, 1997). Si, comme le souligne Marie-Lise Roux (1997), toute rencontre laisse un reste, ne serait-ce que la persistance de la sensorialité pulsionnelle infantile, quel peut être le devenir de ce reste : refoulé, sublimé, symbolisé, source de créativité artistique ou de répétition ? Et l’on pourra s’interroger sur la place des restes dans ce qui touche à la part inélaborée du traumatisme, ainsi qu’à la psychopathologie transgénérationnelle (Lebovici, 2009). Les symptômes peuvent être révélateurs de ce qui a été tenu secret dans la tentative de l’effacer de la mémoire. Ainsi en est-il des non-dits portant sur des deuils, suicides, viols, incestes, adultères, etc.

Sur un plan plus général, les restes sont des témoins du passé. Objets de transmission consciente et/ou inconsciente, ils entretiennent la filiation et rendent compte d’époques historiques et d’événements réels ou non de la vie de famille. Ils peuvent alors dépasser le sens de résidu et prendre une valeur intrinsèque et ineffaçable, car glorieuse et/ou sacrée.

Enfin, concernant directement la cure, il y a lieu de s’interroger sur les enjeux de la rencontre analytique, de la transmission et sur ce qui constitue l’amour de transfert, mais aussi sur la place des restes inanalysés dans la réaction thérapeutique négative.

Références bibliographiques

Abraham N. et Torok M. (1978). L’écorce et le noyau. Paris, Aubier-Montaigne.
Botella C. et Botella S. (1997). L’inachèvement de toute analyse. Le processuel : introduction à la notion d’irréversibilité psychique. Rev Fr Psychanal 61(4) : 1125-1144.
Bourguignon A. et coll. (1989). Traduire Freud. Paris, Puf.
Coblence F. (2014). D’un reste inassimilable. Rev Fr Psychanal 78(5) : 1429-1437.
Eiguer A. (dir.) (1997/2013). Le générationnel : Approche en thérapie familiale psychanalytique. Paris, Dunod.
Freud S. (1894a/1989). Les psychonévroses de défense : essai d’une théorie psychologique de l’hystérie acquise de nombreuses phobies et obsessions et de certaines psychoses hallucinatoires. OCF.P, III : 3-18. Paris, Puf.
Freud S. (1895/1956). Esquisse d’une psychologie scientifique. La naissance de la Psychanalyse. Paris, Puf.
Freud S. (1985c[1887-1904]/2006). Lettres à Wilhelm Fliess : 1887-1904. Paris, Puf.
Freud S. (1900a [1899]/2003). L’interprétation du rêve. OCF.P, IV. Paris, Puf.
Freud S. (1905d). Trois essais sur la théorie sexuelle. OCF.P, VI : 59-181, Paris, Puf.
Freud S. (1910c/1993) Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci. OCF.P, X : 83-164. Paris, Puf.
Freud S. (1919/1971). L’inquiétante étrangeté. Essais de psychanalyse appliquée : 163-210. Paris, Gallimard.
Freud S. (1925a). Note sur le « Bloc magique ». OCF.P, XVII : 137-143. Paris, Puf.
Kaës R.; Faimberg H.; Enriquez M. et Baranes J.J. (1993/2013). Transmission de la vie psychique entre les générations. Paris, Dunod.
Kaufmann P. (dir.) (1993/1998). L’apport freudien. Éléments pour une encyclopédie de la psychanalyse. Paris, Larousse.
Laplanche J. (1987/1992). La révolution copernicienne inachevée. Paris, Puf.
Lebovici S. (1989). Les liens intergénérationnels (transmission, conflits). Les interactions fantasmatiques. Dans S. Lebovici et F. Weil-Halpern (dir.) Psychopathologie du bébé : 141-148. Paris, Puf.
Lebovici S. (2009). L’arbre de vie. Éléments de psychopathologie du bébé. Toulouse, Érès.
Mijolla De A. (2003). Les visiteurs du Moi. Paris, Les Belles Lettres.
Roussillon R. (2003) Historicité et mémoire subjective. La troisième trace. Clin Mediter 67(1) : 127-144.
Roux M.-L. (1997). L’art d’accommoder les restes. Rev Fr Psychanal 61(4) : p.1121
Schützenberger A. A. (1998). Aïe, mes aïeux ! Paris, Desclée De Brouwer.

Sommaire

Éditorial

THÈME : LES RESTES

Riadh Ben Rejeb, Monique Selz jedor – Argument – Les restes
Petra Palermiti – Dire et sentir. Le « reste » chez Sigmund Freud et chez Sheila Hicks
Claude de La Genardière – Un reste ratatiné ?
Laurence Patry – De l’importance des restes diurnes
Johanna Velt – L’enactment est-il un reste élaborable ?
Jean-Baptiste Dethieux – Il ne reste rien de moi
Élisabeth Ravet Cialdella – La vivance des traces
Mario De Vincenzo – Anachronismes et restes dans la transmission
Dinah Rosenberg – En finir pour ne jamais finir : l’art d’accommoder les restes

DOSSIER – PSYCHANALYSE EN ITALIE

Fabio Castriota – Introduction
Stefano Bolognini – Brève histoire de la Società Psicoanalitica Italiana (SPI) dans le contexte international
Andrea B. Baldassarro – Psychanalyse française et psychanalyse italienne : quelle relation les lie ?
Rita Corsa – « Arrive-t-il souvent […] que le contenant précède le contenu ? » Les débuts de la psychanalyse en Italie
Anna Ferruta – L’évolution de la pensée psychanalytique dans le contexte italien. L’empreinte des origines

RUBRIQUES

Théorie psychanalytique
Bernard Chervet – De la Nachträglichkeit à l’après-coup, l’en-deux-temps et l’entre-deux-temps de la pensée humaine et du désir
Psychanalyse et littérature
Julia Kristeva, François Richard – Entretien de François Richard avec Julia Kristeva sur Dostoïevski face à la mort ou le sexe hanté du langage
Technique psychanalytique
Patrick Miller – Les formes précoces de la vie psychique : précurseurs de la (bi)sexualité

REVUES

Revue des revues

Anne Ber-Schiavetta – Le présent de la psychanalyse, 6 « L’étranger », 7 « Détresse dans la civilisation », 8 « La pulsion, vie et destin »
Michel Sanchez-Cardenas – International Journal of Psychoanalysis 1 et 2, 2022
Benoît Servant – Psychanalyse et psychose 22 : « Temps et temporalité »
Geraldine Troian – Journal de la Psychanalyse de l’Enfant 2, vol. 12/2022 : « De la parenté à la parentalité »

Revue des livres

Marilia Aisenstein – A Fresh Look at Psychoanalytical Technique. Selected Papers on Psychoanalysis, de Fred Busch
Philippe Jaeger – L’inconscient ou l’oubli de l’histoire, d’Hervé Mazurel
Jeanne Ortiz – Vers une nouvelle sensibilité analytique. Le vivant (et le mort) dans le cabinet d’analyse, de Thomas H. Ogden
Dominique Tabone-Weil – La crise écologique à la lumière de la psychanalyse, de Cosimo Schinaia
Alain Zivi – Le président est-il devenu fou ? Le diplomate, le psychanalyste et le chef d’État, Patrick Weil