La Revue Française de Psychanalyse

Analyse avec début et analyse sans début ?

Analyse avec début et analyse sans début ?


Jean-Luc Donnet

Article paru dans la Revue française de psychanalyse, t. LXII, n° 1, 1998, p.  249-262 (Thème du Séminaire de perfectionnement de l’Institut de la SPP, janvier 1996.)

Introduction

Comment évoquer « les débuts infinis, ou définis de la cure[2] » sans réfléchir à ce qu’il en est d’un début « défini »; sans se trouver renvoyé, aussi, du coup, à l’article crucial de Freud sur « Analyse avec fin et analyse sans fin »: tant il est vrai que la manière de penser le début de la cure est commandée par la conception de sa fin, terme et finalité. Dans ma présentation, je ferai jouer l’écho, la symétrie, parfois inversée entre début et fin.

Le premier problème posé est celui de la coïncidence et/ou de l’écart entre :

–    le début et la fin de la cure en tant que repères ponctuels dans la réalité matérielle du temps des séances ;

–    et le début et la fin de ce que nous concevons comme « processus », dont le repérage se situe en référence à la réalité psychique, à son espace et à sa temporalité propres.

Le privilège psychanalytique du processus, l’exigence de son autonomie sont tels que le premier mouvement est d’insister sur la non-coïncidence, la disjonction radicale de ces deux registres. Il faudra cependant revenir, avec Freud, sur leur nécessaire conjonction, et c’est sur ce point que j’insisterai le plus, prolongeant certains attendus de la théorie du cadre et de la situation analysante.

Bref aperçu sur la disjonction

entre le temps des séances et la temporalité  du processus

a)  Cette disjonction est particulièrement évidente si l’on pense à la terminaison de la cure :

Il y a chez Freud un double modèle de la fin de la cure :

–    celui de l’achèvement naturel, « à terme »,   illustré par la métaphore de la grossesse : le processus analytique est autonome et l’analyste            qui le « déclenche » ne peut   pas plus influer sur son cours que le père dans la grossesse ;

–    celui de l’achèvement asymptotique, plus tardif et conforme à la logique de la deuxième topique (so es war…). C’est ce deuxième modèle qui devient prévalent, en particulier dans « Analyse avec fin et analyse sans fin ». Il implique que le terme de la cure ne saurait relever d’une définition exacte et contribue à problématiser la question du terme.

Ce texte de Freud est une interrogation sur les limites de l’action psychanalytique, limites pratiques et théoriques, limites dans la profondeur comme dans la pérennité des acquis. Des remarques importantes ont donc trait à l’au-delà du temps des séances, à ce qui se prolonge, se poursuit après qu’elles aient cessé. Freud y envisage les effets différés et aussi l’appropriation d’une fonction auto-analytique.

On pourrait dire que la question de ce que c’est que d’avoir été analysé (plus ou moins complètement) renvoie à celle de ce qui permet de rester un (auto)-analysant. Problématique qui témoigne de l’osmose entre l’intégration des résultats (sous la forme de modifications du Moi « capables de prévenir la répétition des processus pathologiques ») et l’appropriation subjectivée de la méthode psychanalytique : osmose de la fin et des moyens.

b)  Dans quelle mesure cet au-delà du temps des séances renvoie-t-il à son en deçà ? Ne peut-on pas dire que la cure d’un sujet a toujours déjà commencé, bien avant ce temps ?

Le thème serait à déployer en fonction de deux pôles constitutifs de la rencontre :

– Du côté du sujet, il concerne l’histoire de sa structuration, en tant qu’elle détermine son aptitude au travail psychanalytique et son désir de l’entreprendre. Mais, à la limite, ce qui advient dans un processus psychanalytique ne se trouve-t-il pas préfiguré, et comme virtuellement contenu dans une capacité d’auto-interprétation, d’auto-théorisation, inhérente au travail psychique de symbolisation ? Un tel sujet utilise spontanément le jeu, le rêve, le fantasme, la poïesis.

De manière plus spécifique : tout sujet qui a constitué une névrose infantile est, en principe, apte à jouer de la disjonction/conjonction entre réalité externe et réalité psychique : apte à se saisir de l’énigme d’un signifiant, du sens du fantasme, du jeu du transfert, d’un travail de deuil.

En soulignant ainsi certains éléments essentiels du travail psychique qui définissent une subjectivité (modalités du domptage pulsionnel avec une part sublimatoire, créativité primaire, organisation temporelle de l’après-coup), on fait valoir une isomorphie, une continuité entre l’œuvre de la culture et l’œuvre analytique. Winnicott suggérait que la psychanalyse est le jeu sophistiqué de notre temps.

On relèvera que c’est avec les instruments métapsychologiques issus du champ de la cure que la psychanalyse se trouve en posture d’interpréter ou de construire ce qui, dans l’histoire du sujet, a pu ressembler à un effet psychanalytique, avant la cure.

– Du côté de la psychanalyse : celle-ci a surgi dans la culture depuis un siècle, et elle en fait partie (quelles que soient les réserves à faire sur le mode de cette présence, et aussi bien sa précarité).

Cette inscription de la psychanalyse dans la culture se fait à travers des représentations très diverses et hétérogènes, dont les effets (surmoïques-idéaux) sont difficiles à apprécier (exemple : effet d’un certain discours d’une pratique pédiatrique sur la relation mère-enfant, c’est-à-dire à un niveau proto-éducatif). On peut supposer qu’elle n’est pas sans avoir fait trace dans l’ensemble des significations imaginaires à travers lesquelles nous pensons le monde (cf. C. Castoriadis et la notion de l’imaginaire social-historique comme ensemble évolutif).

– Concrètement, il y a lieu de constater que l’immense majorité de ceux qui s’adressent (ou se sont adressés) à un psychanalyste ont déjà rencontré la psychanalyse.

Cette rencontre renvoie à une diversité de circonstances qui défie la recension (scolarité, lecture, discussion, etc.). Il est intéressant de relever qu’en fonction même de l’ancienneté de la psychanalyse et de son extension, un pourcentage croissant de demandeurs a déjà eu affaire à un psychanalyste (ou se disant tel), y compris dans l’enfance ou l’adolescence. C’est suggérer l’importance de ce qui s’est déjà joué dans le cadre du cadre.

Les effets de ces rencontres sont très difficiles à évaluer : bien souvent, elles ne livrent leur sens qu’au cours du processus analytique. Mais, assez souvent, il arrive que ces sujets évoquent ces rencontres comme un événement marquant, voire décisif de leur existence, une révélation. (Combien d’analystes ont eu la révélation de leur vocation en lisant Freud ?) Le récit de ces moments féconds confirme qu’il y a eu comme une interprétation mutative avec des effets de sens subjectivants. Ceux-ci se distinguent clairement d’un mouvement spéculaire narcissique ou d’un transfert sur un maître à penser.

Parfois, l’impression prévaut qu’il s’est produit un véritable fragment d’analyse, et l’on songe à la manière dont Freud a inventé la psychanalyse[3].

De manière plus ponctuelle, mais toujours instructive, l’expérience de la rencontre avec un demandeur montre souvent que quelque chose comme un processus s’est déclenché juste avant elle: quelque chose qui a pu conduire le sujet à cette démarche : ou que cette démarche a déclenché ; ainsi du rêve fait la nuit qui précède l’entretien. Ce déclenchement – qu’il est tentant de considérer comme un début – résulte d’une mobilisation transférentielle : on peut souligner son caractère menaçant (menace de séduction traumatique) puisqu’elle éclaire aussi la fréquence des rendez-vous manqués ou décommandés !

La réussite d’un rêve, ou le retour d’un souvenir à offrir au psychanalyste témoignent donc d’une mise en forme du pré-transfert et sont de bon augure (cf. le phénomène du rêve-programme).

En première approche, il est bien clair que notre conception    du caractère processuel de l’événementialité psychique impliquant l’inconscient nous interdit d’enfermer dogmatiquement le processus analytique dans les coordonnées spatio-temporelles de la cure. De même que le psychanalyste ne peut pas ne pas se référer à un au-delà du temps des séances, où le processus analytique est censé se poursuivre, d’une manière ou d’une autre, de même, il lui faut prendre en compte le fait que, d’une manière ou d’une autre, le sujet qui s’adresse à lui a déjà rencontré la psychanalyse, explicitement ou implicitement, dans sa manière de faire avec son inconscient.

La complexité de ce qui s’est joué dans le temps d’avant les séances conduit à mettre l’accent sur le caractère indéfini des commencements ; si l’on considère aussi que le quand ça a commencé glisse dans un « comment », qui lui-même convoque la question du « quoi », du « qu’est-ce » qui a commencé, on en viendrait à admettre que le « début » de la psychanalyse d’un sujet, envisagé selon la vérité secrète du processus, est indéfinissable.

On comprend que ce caractère indéfini, voire indéfinissable du début peut constituer une menace identitaire pour la psychanalyse instituée. L’exigence de poser un début défini pourrait relever d’un besoin purement défensif. Il faut aller plus loin pour saisir la nécessité épistémologique d’une définition du début et se souvenir que c’est à partir de la métapsychologie de la séance que peuvent se penser bornes et limites, extensions et transgressions.

En revenant maintenant sur la question d’une fin et d’un début bien définis de la cure proprement dite, on aura ainsi à l’esprit que leur quand et leur comment ont à voir non seulement avec ce qui se passe « pendant » la cure, mais avec la possibilité même de le décrire, de l’organiser. Il y a lieu de concevoir l’acte de délimiter, de borner, comme une première ébauche de maîtrise conceptuelle. Toute la cure, certes, ne se déroule pas dans le registre de l’intelligible, mais que resterait-il d’elle sans ce réquisit de l’intelligibilité ?

J’envisagerai donc maintenant la conjonction forcée par laquelle le début et la fin définis de la cure coïncident avec le début et la fin du temps des séances. Ici aussi, je tenterai d’éclairer la question du début par celle de la fin.

a)  Que dit Freud (dans « Analyse avec fin et analyse sans fin ») à propos de cette « terminaison » ? « En pratique, il est facile de le dire. L’analyse est terminée lorsque le psychanalyste et le patient ne se rencontrent plus pour l’heure de travail psychanalytique » ; (je note la dimension apparemment tautologique de la formule) « Ils agiront ainsi lorsque deux conditions sont à peu près remplies : que le patient ne souffre plus de ses symptômes et ait surmonté ses inhibitions et ses angoisses ; que le psychanalyste juge que tant de refoulé a été rendu conscient, tant d’incompréhensible élucidé, tant de résistances intérieures vaincues que l’on n’a pas à craindre la répétition des processus pathologiques en question. »

C’est comme pour répondre au flottement, aux incertitudes liées au problème théorique des limites de l’analyse, et de l’analyse sans fin, que Freud convoque un constat quelque peu tautologique. C’est comme s’il affirmait : « La psychanalyse, ça marche, ça peut finir, et ça finit quand ça finit » (i.e. : suffisamment quant à la pratique).

Cette issue favorable est telle parce qu’elle est l’aboutissant d’un processus dont elle ne fait qu’entériner les acquis.

La présentation de cet acquis, en mettant l’accent sur l’approximation et le quantitatif (tant de…), bascule dans le modèle asymptotique (évoqué plus haut). L’assurance essentielle serait d’avoir enrayé la répétition.

Il faut aller plus loin pour éclairer cette tautologie : « La psychanalyse est terminée quand les séances ont pris fin. » Il est nécessaire à Freud, me semble-t-il, de marquer la coïncidence entre la fin des séances, et une modalité d’achèvement, de clôture du processus. Il s’agit d’un temps de conjonction forcée entre réalité psychique (du processus) et réalité matérielle (des séances), conjonction non seulement inéluctable, mais nécessaire à la logique, à la dynamique mêmes du processus. Or, pratiquement, cette conjonction résulte d’un acte : fugitivement désigné ici par Freud au futur (« ils agiront ainsi »), il a occupé tout le début de l’article, à propos de la technique active, de la fixation autoritaire d’un terme par l’analyste. Procédé violent que Freud a comparé au bond du lion, parce qu’il doit être unique pour jouer son rôle précipitant (abréviateur et accélérateur).

Mais ce n’est pas parce que la fixation d’un terme intervient d’un commun accord et comme un aboutissant qu’elle n’a pas des implications analogues : toute fixation d’un terme mobilise activement en crise l’ensemble de ce que peut représenter « la fin », avec les enjeux transféro-contre-transférentiels que cela suppose.

La fixation du terme des séances est un acte qui s’inscrit dans le réel, et constitue ainsi une réintroduction décisive de l’acte dans une situation qui reposait, pour une bonne part[4] sur son exclusion.

La fixation d’un terme, quelles que soient les modalités de sa mise en acte (initiative de l’analysant entérinée par l’analyste, etc.) doit être envisagée en tant que passage à l’acte (ne pas confondre avec un acting-out ou in) vers ce que Flournoy a fort bien désigné comme acte de passage.

En effet, cet acte procède en deux temps :

– temps de la fixation du terme par une parole performative dont les effets pourront s’élaborer dans le cadre maintenu de la situation analytique ;

– temps de la cessation des séances, dont l’élaboration des effets ne peut se passer de l’absence réelle de l’analyste.

Entre-temps, le processus analytique aura connu les infléchissements qu’on sait. Il y a lieu de souligner que c’est bien l’ensemble de la situation analytique qui se trouve modifié : un élément essentiel du cadre a disparu, le caractère indéfini de la séquence des séances. La période qui s’engage à partir de son acte instaurateur a une durée limitée et prévue. On ne peut saisir sa dynamique qu’en prenant en compte la nouvelle configuration du site analytique ainsi réalisée, avec ses répercussions sur la nature même du processus et de sa temporalité.

Le bref aperçu sur la fixation du terme et son articulation essentielle avec la définition de la fin fait valoir quelques points significatifs :

– le terme pratique de la cure implique la réintroduction de l’acte, de son hétérogénéité topique/économique. Par là même, il redistribue les valeurs respectives de la représentation et de l’action ou du réel, du symbolique et de l’imaginaire (Lacan) ;

– l’acte de fixer un terme, aussi préparé soit-il, comporte un impact dynamique propre par l’anticipation forcée du terme. Il présentifie la dimension active de l’instrumentation psychanalytique qui tend à se faire oublier dans le cours processuel[5] ;

– elle actualise la conjonction spécifique entre processus et cadre qui définit la situation psychanalytique.

b)  En quoi cet aperçu freudien sur la fin peut-il nous éclairer sur la question du début, sur la conception nécessaire d’un début défini, d’une définition du début ?

En faisant jouer la symétrie, il est possible de dire que « la psychanalyse a commencé lorsque l’analyste et le patient se rencontrent pour l’heure de travail analytique », et poursuivre : « ils ont agi parce que deux conditions ont été remplies : que le patient présente des symptômes et en souffre, et qu’il soit disposé à surmonter ses angoisses et ses inhibitions ; que le psychanalyste juge qu’il y a du refoulé à rendre conscient, de l’incompréhensible à élucider, des résistances intérieures à vaincre, de telle sorte qu’au terme pratique du travail, se trouve enrayée la répétition des processus pathologiques ».

Une telle formulation fait aussitôt référence à ce qui a précédé le temps des séances, à un préalable et à une conditionnalité qui font l’enjeu des « premières rencontres », enjeu sur lequel je reviendrai tout à l’heure.

Auparavant, je souligne que, comme c’était le cas pour la fin, le caractère tautologique de la première assertion a un sens qui déborde largement le constat d’une évidence matérielle.

Le début de la cure est un passage à l’acte, un acte instituant, avec tout le poids que Freud confère à la notion d’instauration du traitement. On dira donc ici que le début défini, c’est que ça commence parce qu’on décide de commencer, parce qu’on dit que ça commence, parce qu’on fait que ça commence.

Je recense les caractéristiques les plus générales de cet acte d’instauration :

L  / Il opère en deux temps puisqu’un délai variable (comme pour le terme) sépare l’engagement verbal et la première séance. Nous savons que beaucoup de choses peuvent se passer, être agies dans l’entre-deux, et que leur sens transférentiel n’apparaîtra que bien plus tard. Le plus souvent, il s’agit d’une « période de latence ».

2   / Il est un acte de renoncement à l’acte, renoncement dont j’ai rappelé qu’il est une caractéristique de la situation analytique. Cette première négativation suscite dynamiquement un équilibre spécifique entre actes, paroles et représentations.

3   / Il condense et par là fixe jusqu’à un certain point le transmissible de la psychanalyse, c’est-à-dire la méthode, les règles du jeu.·Par là, elle contribue à signifier son intransmissibilité sur l’essentiel : le patient a à « faire son analyse ». L’acte d’instauration congédie le savoir antérieur, la théorie préexistante. Il négative la psychanalyse instituée, par et à travers sa valeur instituante.

4   / Il est point de départ, coup d’envoi, temps zéro d’une origine qui opère une synchronisation ponctuelle des diverses temporalités, avant que le processus ne manifeste significativement leur désynchronisation contenue.

5   / Il ouvre sur un horizon temporel bien particulier, avec :

– un cadre temporel fait de séances fixes à durée régulière, inscrites dans une séquence indéfinie ;

– et la « supposition » d’une trajectoire dynamique qui implique la finitude de l’expérience ici et maintenant : la clôture est contenue dans l’ouverture.

La manière dont ce site s’avérera propice à l’expérience de l’a-temporalité de l’inconscient est une de nos questions délicates.

6   / Enfin, dernier point crucial : l’instauration est, et n’est pas, une répétition.

Elle l’est nécessairement dans la mesure où sa dimension transférentielle est inhérente à la logique (psychanalytique) de son émergence dans l’histoire du sujet et la structure du psychisme.

Elle ne l’est pas si l’on prend en compte son impact propre et sa dynamique : l’instauration introduit virtuellement de la différence dans la répétition.

Dialectiquement, l’instauration est à concevoir comme le temps et l’espace où la capacité analysante virtuelle du patient, la dynamique de son transfert se lient à une situation spécifique, qui les capte et les inscrit dans une histoire processuelle. Je souligne à nouveau que c’est à travers la médiation de cette instrumentation (négative et positive) que ce processus devient partiellement intelligible, et auto-appropriable.

Si la cure peut se voir assigner un début défini, ce n’est ni dans le registre de la seule réalité matérielle ni dans celui de la seule réalité psychique : c’est dans cet acte de conjonction des deux registres que constitue l’instauration. La conjonction concerne aussi le projet conscient, et la demande de l’inconscient.

Je viens d’évoquer les caractéristiques générales, et, en quelque sorte, idéales de l’instauration. Bien entendu, dès qu’on entre dans le détail et la diversité des cas, la description perd de sa clarté schématique (il en est de même avec le modèle du jeu d’échecs auquel Freud recourt dans « Le début du traitement », modèle qui devient hypercomplexe même pour la description des premiers coups).

Je veux seulement souligner ici ce que la complexité doit déjà à l’hétérogénéité première des éléments constitutifs de l’instauration.

1 / Toute instauration par exemple, implique :

– une cooptation réciproque ;

– un accord détaillé, minutieux sur le lieu, le temps, le prix des séances, etc. ;

– l’inauguration de la position divan-fauteuil ;

– l’énonciation de la règle fondamentale (et ses variantes, y compris la non-énonciation).

2 / Ces divers éléments ne sont pas réalisés dans la simultanéité, ils sont parlés et mis en acte de manière diffractée.

D’autre part, pour chacun d’eux, il se pose une question d’indexation psychique. Chacun d’eux supporte une essentielle valeur symbolique, sans cesser d’appartenir à la réalité (matérielle et intersubjective), et en se chargeant de significations imaginaires.

Pour autant, nous fonctionnons avec le sentiment de leur unité et de leur cohérence profondes. C’est pour tenter de rendre compte de cette unité hétérogène que j’ai cru utile d’utiliser l’expression de site analytique.

Un site est la configuration du lieu (temps) d’un établissement humain qui lui fournit les moyens de sa survie et de son expansion.

Le site analytique « préalable » (« théorique », virtuel), qui relève de la psychanalyse instituée, englobe donc non seulement le cadre et la méthode, mais :

– le psychanalyste analysé (avec son contre-transfert fonctionnalisable et sa/la théorie) ;

– les représentations sociales de la psychanalyse (cadre du cadre).

L’instauration implique l’actualisation d’un site particulier : tel psychanalyste de telle obédience, tel cadre, etc. Il y a lieu de supposer que la configuration du site détermine, jusqu’à un certain point, la nature et les modalités du processus qui pourra s’y développer.

La nécessité, à la fois pratique et épistémologique, d’un début défini en tant qu’acte instaurateur est ainsi reconnue ; la question du début n’est pas close. Nous savons bien que les débuts du couple analytique sur la scène sont infiniment variables et que la disjonction évoquée tout à l’heure fait partie de leur clinique. Qu’est-ce qui nous fait penser que cela a « vraiment commencé » ?

a)  Dans ce contexte cadré, les décalages ou télescopages entre le démarrage de l’installation sur le site et l’organisation d’un mouvement processuel peuvent faire l’objet de certains repérages.

Certains démarrages accélérés font s’interroger sur l’excès d’effet traumatique ou séducteur de tel élément du site. Ils induisent souvent clivage et actings du fait des enjeux transférentiels mobilisés en masse. Le site aura du mal à devenir cette arène du transfert évoquée par Freud[6].

À l’opposé, on pourrait décrire des « non-débuts » ostensibles. « Rien ne se passe », dirait-on. Le postulat analytique est que, puisque le patient vient à ses séances et – même s’il n’y vient pas – paye, « il se passe toujours quelque chose ». Mais ce postulat a des limites, car l’attente confiante ne peut pas ne pas rencontrer la préoccupation nécessaire de l’interminabilité. Ainsi se trouve présentifiée une situation paradigmatique : celle des débuts sans fin, des débuts infinis, au double sens de ce qu’ils ne se terminent pas, de ce qu’ils ne mènent à rien. Faut-il parler de début ou de non-début ? de psychanalyse interminable d’emblée (M. Neyraut) ?

Comme on l’entrevoit, ces deux extrêmes suggèrent l’idée d’un début harmonieux, bien tempéré, sur lequel je vais revenir.

Un troisième cas de figure est celui du retour à la case zéro, de la répétition des débuts (l’éternel recommencement).

Dès le début, Freud a été frappé par cette éventualité particulière de résistance, où le mouvement accompli et la méthode elle-même se trouvent soudainement disqualifiés. On sait la place qu’il sera amené à conférer à cette résistance « qui s’oppose à la découverte de la résistance », à la compulsion de répétition (Trauma, RTN, masochisme moral). Il s’agit à la limite de la potentialité involutive de la situation analytique, avec l’émergence d’un processus de régression maligne.

Cette dimension implique une attention particulière portée à l’expérience du négatif en ses registres si divers (A. Green).

b)  Ces cas de figure font surgir deux références typiques, sinon normatives :

Celle d’un développement processuel relativement harmonique, qui n’est pas sans suggérer l’idée d’un développement génétique à partir de la conjonction instauratrice. N’en est-il pas ainsi de la classique séquence lune de miel/conflictualisation transférentielle, ou de la recension meltzérienne. Plus généralement : valorisation de l’idée que le patient apprend, peu à peu, son métier d’analysé et devient un analysant.

Simultanément, il faut souligner l’importance de la répétition-scansion. Car :

– chaque séance repart en un sens de zéro, pour s’organiser selon sa cohérence propre ;

– il en est de même – moins nettement – pour les périodes (semaine, période entre les vacances) ;

– de telle sorte que la résultante, celle de l’histoire longue du processus, est marquée par le jeu de la continuité et de la discontinuité, de la déliaison et de la reliaison.

Au sein d’une telle complexité processuelle, de surcroît livrée aux aléas de l’existence autour de la situation analytique et des inévitables incidents de cadre, qu’est-ce qui nous donne le sentiment d’une continuité dynamique, d’un début en quelque sorte « irréversible » : il me semble que c’est l’immanence d’une trajectoire.

c)  Cette dynamique intrinsèque, je trouve utile de la désigner comme situation analysante. Elle correspond à la situation analytique « établie », celle où le processus se trouve si organiquement lié au site analytique qu’il semble en négativer les coordonnées réelles pour n’en faire qu’un objet utilisé (au sens winnicottien).

La « période de début » de la cure couvre donc le temps indéfini qui s’étend de « l’inauguration » ou « initialisation » du site jusqu’à la bascule dans la situation analysante.

La manière dont un patient devient un analysant passe par un investissement complexe des différents éléments du site, une utilisation consciente/préconsciente de son ensemble, évidemment inséparable de ses échos inconscients.

La dynamique du transfert sur le site conduit à l’appropriation d’une configuration subjectivée de ses éléments. Ce qui est décrit comme transfert de base correspond à une utilisation transférentielle inconsciente du site, dans laquelle le transfert sur l’analyste n’est guère dissociable du transfert sur la parole, le cadre, l’ensemble. La spécificité       analytique de cette utilisation est donc qu’elle résulte d’une séquence temporelle aléatoire qui se trouve contextualisée dans et par l’histoire de la découverte du site et de ses ressources, et de ce fait profondément subjectivée-subjectivante.

Pour dégager les deux points essentiels de cette découverte-utilisation :

– elle se fait idéalement ;

– sous le signe du trouvé-créé winnicottien ;

– c’est le sens fort de l’accent porté par Freud sur la spontanéité du transfert, qui ne se réfère pas à son étiologie, mais à son expérience comme irruptive, auto-émergente.

La découverte du site est corrélative de la découverte de soi, dès lors que le transfert devient le médiateur et l’objet même de l’investigation comme de l’interprétation, en même temps que son moteur (Freud).

La situation analysante est l’autre nom de la névrose de transfert, si l’on entend bien par là cette aliénation-dépendance au site analytique dont la caractéristique est que, maladie intermédiaire, néoformée, accessible de ce fait même, elle contient de par la dynamique de sa genèse, la virtualité de son issue.

Ce qui fait l’intérêt éventuel de la notion de situation analysante, à mes yeux, c’est :

– qu’elle prend en compte les liens organiques entre le processus analytique et l’instrumentation (positive-négative) qui en conditionne… faut-il dire le développement, la production, l’organisation, la saisie, etc. ? L’ambiguïté ici reflète notre question épistémologique ;

– qu’elle permet de relativiser l’accent parfois trop exclusif mis sur la dialectique transféro-contre-transférentielle et sa dimension intersubjective. Le site est gardien de la consistance de l’intrapsychique.

Le paradoxe de la situation analysante se résumerait ainsi : « Je viens à ma séance pour découvrir pourquoi j’y viens. » Ainsi ce moyen qu’était le site est devenu une fin, en principe temporaire.

J’ai laissé ici de côté cette ressource essentielle du site que peut devenir l’interprétation de transfert, de même que la relation entre le site et le monde du langage.

J’ai ouvert la discussion sur ce qui me semble constituer la question essentielle quant au début de la cure, celle de l’instauration de la situation analytique.

Pour mieux décrire cette situation, j’ai proposé d’y distinguer le site analytique préalable que le patient va « rencontrer », et la situation analysante qui est le fruit de cette rencontre lorsqu’elle débouche sur un processus analytique.

Je terminerai en évoquant rapidement les attendus de la, ou des rencontres qui précèdent cette éventuelle instauration.

a)  J’ai souligné tout à l’heure qu’ordinairement, d’une manière ou d’une autre, le sujet a déjà rencontré la psychanalyse lorsqu’il adresse au psychanalyste une demande. Parce que « quelque chose » est supposé avoir « commencé », la tentation est naturelle de considérer la première rencontre effective comme « psychanalytique » dès lors que le psychanalyste y introduit son écoute spécifique. Il me semble que cette ligne risque de ne pas prendre assez en compte l’ambiguïté de la rencontre, en n’y intégrant pas assez l’ombre de l’inadéquation ou du refus, d’où qu’il vienne ; la rencontre, vaut-il mieux dire, tend à se faire psychanalytique. Et ce n’est que dans l’après-coup de la décision de cadre intervenue, et de l’instauration sur laquelle elle aura débouché, qu’elle sera devenue entretien préliminaire, à la lumière rétrospective du déploiement transféro-contre-transférentiel.

b)  Il semble opportun d’étendre à cette rencontre (ou à la série indéterminée de ces rencontres préalables) la notion de traitement d’essai : il s’agit d’une pratique de l’introduction (à la psychanalyse, ou à des formes dérivées), le processus même du « rencontrer » et les changements, aussi infimes soient-ils, qu’il manifeste constituant la seule indication pronostic à peu près fiable.

Il y a lieu de garder présent à l’esprit le caractère aléatoire de l’issue (cf. ce que Freud attend des traitements d’essai, dans « Le début du traitement »).

c)  Le statut de cette rencontre en résume les attendus techniques :

Le cadre temporel est indéfini et éminemment provisoire (même s’il arrive que le provisoire dure). L’offre d’écoute et de parole « simule » la     règle fondamentale, mais sans le contexte d’ensemble qui en assure les enjeux.

Il en résulte une contradiction dont l’expression temporelle est cruciale (P. Aulagnier) :

– il convient de prendre son temps ;

– tout en sachant que le temps est compté (car l’éventuel refus doit intervenir aussitôt que possible).

D’où l’actualisation d’une tension contre-transférentielle qui me paraît spécifique :

– d’une part, l’analyste adopte une position réceptive par laquelle il tend à s’immerger dans une temporalité ouverte, marquée par la suspension de la représentation de but, par une écoute déjà flottante, attentive à l’événementialité psychique et de la parole, à l’actualisation transféro-contre-transférentielle ébauchée de l’inconscient ;

– d’autre part l’analyste est nécessairement habité par l’anticipation de l’agir que constituera sa réponse, avec la décision qu’elle implique. En sollicitant par sa représentation de but une vision (synthétique) évaluative, cette anticipation peut venir encombrer l’écoute.

Cette tension se résout assez naturellement dans et par le processus de certaines rencontres. Ailleurs, elle s’actualise de manière prématurée, ou pas du tout.

Une certaine manière de traiter cette tension est clairement saisissable dans le procédé qui consiste à proposer au demandeur (assez vite et dans certaines circonstances) quelques entretiens au terme duquel le point sera fait. La commodité d’un tel procédé est d’introduire un mini-cadre temporel qui permet la mise en latence de l’acte de réponse; elle se paye de l’obligation explicite de s’expliquer, à terme échu.

Il me semble, en somme, que la caractéristique essentielle de cette ou de ces rencontres est que la quête du sens y est couplée avec la quête d’un cadre : c’est la cooptation réciproque et l’accord sur un cadre qui mettent un terme à ce temps « d’avant les séances » : actes qui ouvrent sur l’instauration, en tournant une page. À mon sens, toutefois, il n’y a pas de symétrie avec la fin de la cure où l’analysant est l’actant principal. La proposition de cadre, en bonne logique, émane du psychanalyste et du savoir qui sous-tend la prédiction qu’implique l’indication (concrétisée dans la proposition).

Ainsi, même si le psychanalyste, pendant cette période, a « suivi » le demandeur, se plaçant en second, la proposition de cadre le met en posture de précéder le patient, de lui indiquer le chemin de répondre du pari que constitue l’entreprise.

Impossible ici d’entrer dans la diversité infinie des situations cliniques ; leur éventail correspond à deux extrêmes que je schématise ainsi pour clarifier :

1   / Parfois, la décision et l’engagement prolongent naturellement le cours de la rencontre: ils semblent d’autant plus discrets qu’ils sont comme la conséquence d’une ébauche processuelle. « On va commencer parce qu’on a déjà commencé : on continue. »

2   / À l’autre extrême, le pari de cadre est à distance de ce qui s’est passé et repose sur une évaluation médiate. Sa proposition table donc sur la dynamique propre à l’instauration du site et à la tenue de la durée (qui est composante essentielle de la méthode). Donc : « On va commencer parce que ça n’a pas vraiment commencé, et pour que ça commence. »

Dans l’écart de ces deux pôles se mesurent la variabilité des liens de départ entre le processus et la situation analytique et la « force » impliquée dans leur conjonction.

Une dernière image. La logique générale de la rencontre implique l’adaptation à l’extrême diversité des demandes, donc le principe de l’élasticité (Ferenczi). Ce principe trouve cependant son contrepoint dans l’exigence de ne pas seulement adapter la méthode au patient, mais de tester la manière dont l’exigence propre de cette méthode mobilise les capacités du patient.

En marine, « rencontrer » est la manœuvre par laquelle un navire qui accoste arrondit sa trajectoire pour amortir le heurt inévitable, si l’on ne veut pas manquer l’accostage.

Pour que la rencontre avec l’analyste puisse jouer son rôle, il faut qu’elle assume le heurt (la consistance de la méthode, le trauma de la sollicitation de l’inconscient, l’ébranlement des défenses), et admettre l’arrondi. C’est à travers cette dialectique que la rencontre peut trouver son déroulement le plus nécessaire. Le patient et l’analyste se trouveront alors convaincus de la manière la plus véridique possible de ce que le jeu proposé en vaut la chandelle.


[1]

[2] Thème du Séminaire de perfectionnement de l’Institut de la SPP, janvier 1996.

[3] Dans son article sur « La double rencontre » dans L’Enfant imaginaire (Denoël, 1971), Conrad Stein tente de généraliser ce modèle en suggérant que tout demandeur vient demander à l’analyste la reconnaissance symbolique d’un fragment d’élaboration psychique représentatif de l’œuvre, de l’enfant imaginaire qu’il porte en lui.

[4] Il y aurait lieu de nuancer en prenant en compte l’inévitable quota d’actes inhérents à la gestion du cadre.

[5] On voit que cette problématique du terme s’articule avec la question de la scansion temporelle, si violemment convoquée par la pratique lacanienne (cf. pour une discussion de la scansion agie : Le Divan bien tempéré, PUF, 1996).

[6] Cf. l’exemple du patient que l’énoncé de la règle rend mutique.