La Revue Française de Psychanalyse

Les couleurs de l’ennui

Les couleurs de l’ennui

On le dit gris, l’ennui, terne, neutre, atone ; gris de la grise mine, gris de la porte de prison et demi deuil. Gris de l’entre-deux et du “ni ci ni ça”, du comme ci-comme ça. Oui et non encadrent l’ennui comme jour et nuit. Enfant du crépuscule, l’ennui ; entre chien et chat, drôle d’animal au zoo de la vie.

Gris ? Oui, peut-être, mais tout aussi bien blanc. Blancs ces dimanches où « les enfants s’ennuient en knickerbockers et en robes blâââânches ». Liturgiques alors, et éducatifs, ces longs dimanches où il fallait, nous disait-on, “apprendre à s’ennuyer”. Un ennui programmé, comme un absurde devoir supplémentaire à faire à la maison.
Comme beaucoup d’autres enfants de cette génération, je m’appliquais à cette tâche, mais n’ai jamais bien perçu quel en était le sens ; à y repenser aujourd’hui, je la trouve presque inquiétante, et d’une certaine manière, logiquement perverse. « Apprends à t’ennuyer »… était-ce là une de ces propositions à double sens qu’affectionnaient les grandes personnes « ne pas s’ennuyer tout en s’ennuyant » ou un ordre brutalement simpliste, comme elles en avaient aussi l’habitude – « Ennuie toi, ça t’apprendra », ou bien, encore, voulaient-elles dire autre chose, difficile à expliquer, et qui restait enroulé sur soi-même comme un axiome ? L’apprentissage de l’ennui génèrerait-il une activité innovante par quoi l’ennuyé échapperait à l’ennui ? Est-ce là ce qui    est demandé ? Veut-on par là endurcir à tout ennui futur par l’expérience d’un ennui présent, et pousser l’ennuyé à l’action,  serait-elle  catastrophique,  ou bien est-ce tout simplement une survivance du sacrifice dominical ? Difficile à débrouiller.

LES ENNUYÉS DU DIMANCHE

De quelle couleur est l’ennui pour l’ennuyé du dimanche ? Se pose t-il la question ? Parions qu’il y est sensible sans y faire trop attention. Beaucoup d’autres choses l’occupent car il y a fort à faire pour s’ennuyer décemment. L’ennui d’obligation requiert de l’invention, une sorte de gaieté construc- trice, et le plus souvent destructrice. Du ressort de cet ennui là sont en effet les petites – et surtout grosses – bêtises. Emma s’ennuie à mourir et n’est Bovary que parce qu’elle s’ennuie. Sans ennui, pas de Bovary, ni non plus de Flaubert.
S’il était une couleur pour cet ennui, ce serait le nuage gris d’une mélan- colie que (Emma) Flaubert évoque ainsi : « Peu de gens sauront combien il  a fallu être triste pour entreprendre de ressusciter Carthage. » Couleur qui appelle toutes les autres couleurs et les maintient en réserve, comme des choses perdues que l’ennui ressuscite. Les ennuyés du dimanche ont l’ennui actif.

Les  belles ennuyées
Peu d’hommes à la fenêtre, dans la peinture. (Oh non… par hasard – mais   y en a-t-il un – je tombe sur une toile de Juan Gris L’Homme devant la fenêtre, 1924 ; il s’ennuie ferme devant une assiette vide et sa pipe désertée.)
En revanche, on ne compte plus les femmes languissantes, assises ou debout, regardant la fenêtre ou plutôt ce que la fenêtre permet de voir. Un  bateau qui part, la neige qui tombe, ou rien.

Femmes à la fenêtre
Femmes et fenêtres font bon ménage depuis que le tableau peint existe. La toile tendue sur son support répète, et répète encore la forme de la fenêtre. Il y a une attirance formelle entre elles et c’est tout naturellement (par nature) que la fenêtre sert de cadre aux belles femmes ennuyées ; et si naturellement même, qu’on ne perçoit pas le jeu pervers des lignes qui les emprisonnent. Portraits, scènes d’intérieur, silhouettes sont « cadrées ». Rebords, balcons, rainures, montants de bois, et murs sont prison de peinture pour ces femmes ennuyées. Ce qu’elles voient ? Le temps du dehors ; car elles s’ennuient dans leur dedans, le dehors est tellement plus riche, plus vivant. « Tiens, il pleut ! Tiens, le bateau s’en va ! Ah ! Le voisin est sorti sans son chien. » Mille petites choses qui font la vie, et, en prime, imaginer les scintillements, les feux de  la  passion, le  miroitement des couleurs, l’autre vie, celle du  dehors à demi rêvée, à demi enviée. Le dehors raconte des histoires, et la fenêtre, porteuse d’illusions,  met  ce  dehors  à  la  portée  de  la  femme  d’intérieur. À  moins qu’elle ne  mette fin  à  toute illusion. À  la  fenêtre une  femme  de dos, la tête soutenue par un bras plié, on suppose qu’elle pleure, cachant ses larmes. Le bateau part, elle le voit par la fenêtre : « Au revoir ! » (Roman Vishniac,1924)

Désœuvrées, les femmes « à la fenêtre » ? Ou accoutumées à l’enfer- mement et à l’ennui, malgré la fenêtre ouverte et les couleurs du dehors ? D’ennui, de lassitude, la femme de Peter Hooch (1680) laisse tomber ses épluchures. D’autres que l’on voit de dos, debout et tout en noir, semblent  figées, pièce vide, croisées inexorables (Vilhelm Hammershoi, 1895).  Une  autre encore soulève le rideau, intéressée, elle a tout l’air d’attendre son amant (Johan Heinrich Füssli, 1802), mais la femme de Constable droite et longue, profil perdu, s’est résignée depuis longtemps et posant délicatement la main  sur le dos d’une chaise, s’abandonne à un ennui distingué.

Humeurs fenestrières
L’adjectif est de Rilke. Il me semble convenir aux femmes modernes, à   leur allure érotico-garçonnière. En 1935, Balthus peint une Lady Abdy posée  de travers au bord d’une fenêtre ouverte, dans la position inconfortable de celle qui s’apprête à sauter, mais hésite encore et se tourne vers nous, spectateurs impuissants à la retenir. Nous ne saurons pas si cette humeur défenestrante persistera, mais déjà la femme de 1930 n’est plus aussi résignée, et son rapport  à l’ennui bien différent de celui des dames du siècle passé. Pourrait-on dire qu’il est cavalier, voire équestre ?

L’ENNUI AUTREMENT

Les femmes modernes ne sont plus aux fenêtres, baillant  d’ennui,  faisant semblant de l’amadouer en cousant, lisant ou écrivant. Les belles ennuyées du  dimanche se  sont converties :  elles n’ont plus de  jours fixes  ni de couleurs dédiées, les temps cavalcadent en un flux incessant emportant avec eux les doux gestes qui rendaient l’ennui supportable et parfois aimable. Les lieux comme les temps se sont aussi transformés : si les maisons ont encore des fenêtres, elles ne servent plus à l’attente, aux au revoir, à Emma, aux possibles postures dandy des uns et des autres ; elles servent aux séries policières, aux cinéastes qui font de larges plans sur les lumières des villes, à  Hitchcock.
Le flux et la mobilité, la fluidité, ont eu raison de ces choses fixes que sont montants de bois, encadrements de pierres, volets rayés de lumière. L’écran d’un portable est une fenêtre plus attractive, le geste pour l’ouvrir plus vif, plus léger, plus rapide. Nul besoin d’un décor ni d’une attitude convenue. Debouts, couchés, assis, en voiture, tram, métro, avion, vélocipède, surf ou cerfs- volants, nous regardons et écoutons le monde par la fenêtre de notre «  mobile ».
L’ennui est devenu nomade. Il court les rues au poignet des humains quel que soit leur âge ou leur sexe. Les fenêtres ni les femmes n’ont plus l’apanage d’un intérieur donnant sur un dehors. Enfants, adultes de tous genres, et vieillards en ont l’usage  quotidien.
Miniaturisés, tous les dehors du monde sont captifs d’un nano outillage,  ils entrent à l’intérieur de nos vies par le simple déplacement du doigt sur une surface lisse. Moyen d’y échapper tout en l’apprivoisant (pensez à l’injonction du dimanche !) et donc d’en perpétuer l’existence ; l’ennui nous est attaché par un minuscule bracelet et une addiction sans égale.

Anne Cauquelin est philosophe et essayiste (textes, peintures).
Derniers ouvrages parus : De la nature des lièvres (2013) et Court traité du fragment (réédition, Les Editions Chemin de ronde, 2017).

RÉFÉRENCE BIBLIOGRAPHIQUE
Fenêtres. De la Renaissance à nos jours, Catalogue de l’exposition à la Fondation de l’Hermitage de Lausanne, Skira, 2013.