La Revue Française de Psychanalyse

De l’interprétation musicale à l’interprétation en psychanalyse

De l’interprétation musicale à l’interprétation en psychanalyse

Nous avons souhaité prolonger la réflexion autour du thème « Interpréter » avec des psychanalystes qui sont aussi des musiciens. Pour la Rfp, Benoît Servant a mené cet entretien avec Christophe Ferveur, chanteur lyrique, professeur de chant et psychanalyste (SPP) et Roland Havas, compositeur et psychanalyste (SPP).

L’interprétation musicale dans l’histoire de la musique occidentale

Jusqu’à la fin du Moyen Âge et le début de la Renaissance, la pratique musicale repose sur le « cantus firmus ». Transmise d’abord oralement, cette tradition se structure peu à peu, s’inscrit « sur le livre », et prend la forme d’un canevas à partir duquel les musiciens s’autorisent un certain nombre d’ornementations, de variations plus ou moins improvisées selon un code précis (comme en Jazz). Cela donne des voix différentes mais qui s’« harmonisent » par le contrepoint.
Il faut bien se rendre compte, insiste Christophe Ferveur, que jusqu’au début de l’époque baroque, il n’y a pas de place pour une interprétation personnelle. Les premières polyphonies ne visent qu’à magnifier la parole divine. Avec l’époque baroque va arriver l’importance de l’« interprète », de son éloquence. On vient écouter le sermon de tel prêtre, de tel acteur ou chanteur particulièrement réputés dans leur habileté à manier l’Art de la Rhétorique ; un Art où le geste, la position du corps, le regard, s’allient pour donner un maximum d’effet, de théâtralité, au mot, et, par-là, moins au sens qu’à l’affect porté par la parole (Green, 2001, Verschaeve, 1997).
Progressivement, c’est l’aria qui va prendre la première place par rapport au récitatif (alors que c’était l’inverse jusque-là) dans l’opéra. Ce qui va compter de plus en plus, c’est la beauté du chant, le « bel canto », où brille le grand interprète, parfois au détriment de la compréhension du texte. C’est, souligne Roland Havas, ce qui sera mis en opéra dans Capriccio de Richard Strauss, dont parlera Michel Schneider dans son texte « Prima la musica ? » (Schneider, 1993).
Par ailleurs chez Chopin, Rossini, il reste encore des parties improvisées, modifiées par l’interprète par rapport à la partition.
À partir de là, on considère qu’il y a une forme de légitimité dans la part que l’interprète apporte à la partition ; il n’y a pas « une » interprétation, mais plusieurs. Pour un même interprète, selon le jour, la salle, ses interprétations seront sensiblement différentes.

La place de l’affect, dans la musique, et dans la psychanalyse

Ce que recherche l’interprète, au-delà du respect de la partition, c’est arriver à se connecter à ses affects en lien avec l’œuvre qu’il interprète. C’est tout particulièrement le cas en concert : il est bien plus important d’être en contact avec ses affects que de tenter de maîtriser l’exécution de l’œuvre maintes fois répétée. C’est une question aussi pour le compositeur, d’être capable d’imaginer l’émotion qu’il va susciter chez l’interprète et l’auditeur, et ce sera la condition pour que l’auditeur soit ému par l’œuvre, au-delà de la compréhension intellectuelle qu’il pourra en avoir grâce à son éducation musicale, sa culture, ou la présentation qui lui aura été faite de l’œuvre. Cela sous-entend chez l’interprète un travail préalable d’analyse musicale de l’œuvre (de sa construction), mais suffisamment intégrée pour pouvoir devenir implicite, et permettre une certaine liberté intérieure d’accéder à et d’être touché par l’affect dans le cadre strict de la partition qui permet cette liberté sans risque d’égarement potentiellement excessif. Aller « trop loin » dans l’expressivité, faire des « effets » comme on dit en théâtre, tue l’expressivité. Le maintien d’une certaine « lisibilité », d’un certain respect de la partition (au pied de la note pourrait-on dire !), permettent les allers-retours nécessaires entre affect et compréhension ; allers-retours qui garantissent de ne pas aller trop loin et de s’approcher de « l’interprétation juste ». C’est là tout l’intérêt des partitions qui reproduisent le manuscrit d’origine (Urtext), débarrassées des annotations et ajouts pratiqués par les générations successives ultérieures et dont la visée était de « fixer » l’interprétation.
Chez les chanteurs, il y a un troisième pôle, c’est la voix elle-même, qui doit sans cesse être réajustée.
C’est ici que la question de l’interprétation rejoint la psychanalyse : cette dimension affective peut être entravée chez certains interprètes, à certains moments de leur vie : ce que l’on sait par exemple pour La Callas, mais aussi, précisent Roland Havas et Christophe Ferveur, pour certains de leurs patients dont la voix ou les capacités d’interprétation ont pu se trouver entravées, à l’approche de zones traumatiques non intégrées et devenues insupportables. Inversement, l’évolution heureuse d’une cure peut permettre à des artistes de jouer, de chanter, très différemment, de façon plus libre, dégagés du risque traumatique de se laisser aller à l’affect sous-tendu par un jeu musical ou un chant libéré.
Pour R. Havas, il s’agirait même d’une des fonctions de la musique que de permettre de donner forme à des expériences traumatiques chaotiques, en lien avec la voix de la mère (Havas, 2017). A l’approche de la nuit noire et silencieuse, c’est bien l’une des missions des berceuses et comptines de l’enfance, souligne encore C. Ferveur (Ferveur, 2016).
C’est aussi ce qui rend nécessaire tous les codes liés à la musique : les barres de mesure, le rituel du concert, l’espace de la scène (il est très anxiogène de donner un concert sans cette distance instituée par la scène).

En France, la musique a connu un destin particulier, lié à la Révolution : celle-ci a donné un coup d’arrêt à l’art musical, et notamment vocal, en raison de son parti pris anti-clérical, l’amenant à dissoudre toutes les maîtrises qui étaient le lieu de la transmission de la musique, mais aussi sans doute par son parti pris rationaliste. Ce qui fait qu’il n’y a pas eu de grands musiciens français entre les baroques et Debussy, tandis que l’Allemagne, l’Autriche et sa province de Bohème et l’Angleterre produisaient les plus grands compositeurs de l’histoire de la musique, les classiques puis les romantiques.
Or, c’est une orientation qu’on retrouve en psychanalyse, avec une parti pris très intellectuel, voire intellectualisant, propre à la France, lié principalement à Lacan, mais qui imprègne toute la psychanalyse française, surtout si on la compare avec la psychanalyse anglo-saxonne.
Hyperintellectualisme défensif par rapport aux affects que l’on retrouve notamment dans la place qu’a occupée à un moment donné dans le paysage de la musique contemporaine l’école de composition de Darmstadt (musique sérielle et post-sérielle).

Jusqu’où peut-on comparer musique et psychanalyse ?

Cette question des allers retours, de l’équilibre nécessaire entre affect et représentation se retrouve dans la musique et dans la psychanalyse. L’une et l’autre seraient une manière de « sublimer » la violence d’affects primordiaux, à potentialité traumatique, pour les transformer dans une représentation partageable non menaçante.
Toutes deux ont pour cela recours à un cadre qui est comme un garde-fou au potentiel disruptif de l’affect.
Et toutes deux ont dans le même temps le souci de préserver leur lien avec cette source vivante de l’affect, et de ne pas verser dans un intellectualisme défensif.
La question semble être ici celle du bon équilibre entre les deux, et peut-être de ce que l’on considère comme prioritaire : le sens comme tendrait à le faire une certaine orthodoxie française, pas vraiment débarrassée de Lacan, ou l’affect, et le mouvement qu’il permet, comme on en crédite volontiers la psychanalyse anglo-saxonne, et ses courants autour de l’empathie.
Comme le rappelle C. Ferveur, le lien entre musique et psychanalyse est présent dans le titre donné par Jean-Luc Donnet à son livre : Le divan bien tempéré (1995), qui évoque également la question que nous venons d’aborder (Ferveur, 2018).
La différence entre ces deux pratiques tient à ce qu’il n’y a pas en, musique, de distinction entre le latent et le manifeste.
D’autre part il y a une grande différence de temporalité : la cure se déroule sur des mois et des années ; l’expérience musicale sur la durée d’un concert, et les heures qui suivent : c’est une expérience de « séduction » très intense, d’autant que s’y ajoute la dimension groupale.
Le lien entre l’affect et le sens se retrouve également dans l’évocation de R. Havas de son souvenir d’enfance à Bucarest, où les concerts publics de musique classique étaient les seuls lieux où la population pouvait se réunir et exprimer librement sa vie intérieure, et qui étaient pris d’assaut, et de sa surprise, à son arrivée en Paris, de constater combien nombre de concerts classiques de grande qualité étaient relativement boudés par un public pour qui, visiblement, le concert n’avait plus la même portée.

Christophe Ferveur
cferveur@gmail.com
Roland Havas
rolandhavas05@gmail.com
Benoît Servant
benoit.y.servant@wanadoo.fr

Pour aller plus loin :

Ferveur, C., La parole en mouvement, du geste vocal à l’agir de parole, in Bouhsira J., Costantino C., Léandri M.-L. (sous la dir.), Penser l’agir, “Débats en psychanalyse”, Paris, Puf, 2018/1.
Ferveur, C., Des chansons de l’enfance à l’écoute analytique, Revue française de psychanalyse, Paris, Puf, 2015/2, Vol. 79.
Green, E., La parole baroque, Paris, Desclée de Brouwer, 2001.
Havas, R., L’enfer du musicien, Revue française de psychanalyse, Paris, Puf, 2017/2, Vol. 81.
Schneider, M., Prima la musica ? in À la musique, Les belles lettres, Paris, 1993.
Verschaeve, M., Traité de chant et mise en scène baroques, Paris, Zurfluh, 1997.

 

Crédits image
Joseph de Longueil after Charles Eisen
Rural Concert
National Gallery of Art, Washington D.C.
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