La Revue Française de Psychanalyse

Deux

Deux

Présentation du numéro

Qui a deux femmes perd son âme

Qui a deux maisons perd sa raison

Éric Rohmer, Les Nuits de la pleine lune.

De l’alignement « deux par deux » au « deux et deux font quatre », en passant par les dichotomies universelles (le bien et le mal, la thèse et l’antithèse), le « deux » peut susciter des représentations variées. Il s’affirmerait pour certains comme facteur d’ordre et d’harmonie, pour d’autres comme facteur de conflit, et renvoie tout autant à l’analogie qu’à l’antinomie, à la complémentarité ou à l’opposition. Loin d’être une notion psychanalytique, la référence au « deux » imprègne la théorie comme la pratique clinique et ce de multiples façons. Si la représentation du couple émerge souvent en premier lieu, la question de sa composition reste ouverte.

Dès 1895, dans « L’Esquisse », Freud fait se rencontrer un nourrisson en état de désaide (hilflosigkeit) et un être secourable, le « nebenmensch ». Érigé parfois en modèle de relation duelle, voire fusionnelle, le couple « être en détresse – être secourable » revêt souvent les apparats du mythe de l’unité perdue et rassurante, déniant castration et séparation. Il faudrait le reconstituer sans cesse afin de retrouver symétrie et équilibre. Cette symétrie désirée au sein du couple fait, à travers le temps, les beaux jours des poèmes et des chansons d’amour, glorifiant la nostalgie des jours heureux et qu’on voudrait éternels.

L’objet primaire, s’il partage le plaisir avec l’enfant, apporte aussi l’altérité que lui confère sa sexualité d’adulte, et donc des possibilités conflictuelles. La mère serait ainsi pour Freud « la première séductrice », introduisant à travers les soins précoces des signifiants « énigmatiques », sources externes de la pulsion (Laplanche) et du même coup la possibilité d’un autre, d’un tiers.

Relation nécessairement asymétrique, c’est dans sa fonction d’« autre » irrémédiable et la reconnaissance de sa propre vie psychique que le nebenmensch s’inscrit comme facteur de croissance pour l’enfant. La complexité des relations, dans ce « deux » primordial, ne préfigure-t-elle pas ce que sera la « scène primitive » comme modèle organisateur de la vie psychique ? La scène « originaire », à savoir le fantasme de relations sexuelles entre les parents, est citée comme principal fantasme originaire, et depuis « L’homme aux loups » (Freud, 1915), a tendance à en être le prototype.

Nous sommes nés de « deux », et d’un « deux » hétérosexuel, jusqu’à nouvel ordre. Ce sont les particularités de la dépendance primitive, après un long travail de complexification et de métabolisation, qui permettront de pointer les connexions avec la scène primitive. Ces particularités, dans leur version négative, seraient en partie à l’origine de dépendances aliénantes, d’indépendances forcenées, d’impossibilités de vivre à deux et même parfois, comme l’âne de Buridan, d’impossibilités de choisir entre deux.

La notion de « réciproque », plutôt que celle de « symétrie » s’affirmerait pour marquer la différence nécessaire, entre les protagonistes. Jean-Luc Donnet (2005) propose la forme « on parle d’un enfant », pour que l’exclusion impliquée par la sexualité parentale soit supportable. Mais, afin que l’organisation de la scène primitive prenne une forme suffisamment transitionnelle, il faudrait que la relation première à l’objet ait pu s’organiser dans ce que René Roussillon (2004) revisite après d’autres et propose de réunir sous la forme « d’homosexualité primaire en double ». Celle-ci impliquerait la rencontre et la construction avec un objet double de soi, à la fois semblable et autre. Semblable pour se vouloir éprouver les mêmes états d’être, autre pour se présenter comme miroir d’ajustement.

Cet autre, semblable et différent, n’est pas sans évoquer la figure de l’ami. Ce qui peut apparaître enviable harmonie s’enrichit d’inadaptations, d’oppositions et de désaccords. L’emblématique « parce que c’était lui, parce que c’était moi » (Montaigne, 1553) pour aboutir à la rédaction des Essais, dut passer au moulin de l’humilité et de la confrontation. « Loin que l’amitié de La Boétie ait été un accident de la vie, il faudrait dire que Montaigne et l’auteur des Essais sont nés de cette amitié et qu’en somme, pour lui, exister c’est exister sous le regard de son ami » (Merleau Ponty, 1960). Aussi idyllique fût-elle, cette relation dans laquelle les âmes « ne retrouvent plus la couture qui les a jointes » ne se déroula pas cependant sans quelques fils de discorde pour « frotter et limer sa cervelle à celle d’aultruy » (Les essais).

Et au sein du couple Freud-Fliess, contemporain de l’écriture de « l’Esquisse » et donc de la notion de nebenmensch, ne voit-on pas un Freud modeste et humble se présenter à son ami en « personnage en quête d’auteur… » (Pirandello). Fliess fut-il le nebenmensch « soutenant l’avancée de l’œuvre freudienne » (Schneider, 2011), jusqu’à ce que querelles et dissensions aboutissent à une séparation créative ? Si l’enfant cherche un auteur de lui-même, ordinairement auprès de ses parents, cette place glisse après coup sur l’ami privilégié. Par la suite, un lieu insularisé se crée, au sein duquel les deux amis s’entendent pour considérer les autres comme « étrangers ». Ce phénomène ne se développe-t-il pas chez les enfants et adolescents en quête de « meilleur copain » ou de « meilleure copine » ? Peut-on dire que Freud joue le couple contre le groupe (Dorra, 1994) ? Et cette île tranquille, abri solide contre les tempêtes, n’annonce-t-elle pas le cabinet de l’analyste et l’attention « flottante » qui s’y installe ?

Derrière la figure de l’ami, se profile aussi celle du double, « cet étranger vêtu de noir qui me ressemblait comme un frère » (Musset). Âme, ombre, diable, reflet, gémellité, délire du double, autant de spectres à travers lesquels l’homme essaierait de conjurer la menace que représente sa destruction inéluctable. Après Otto Rank (1914), Freud reprend et approfondit le thème dans « L’inquiétante étrangeté » (1919). Il y montre son rôle médiateur entre angoisse d’anéantissement et angoisse de castration, entre narcissisme primaire et stades évolutifs du moi. La figuration du double serait un vestige du narcissisme initial, et pour certains « un témoin des potentialités du moi face aux effets destructurants de la pulsion de mort » (Couvreur, 1997).

Bion repère dans « Le jumeau imaginaire » des parties du moi détachées par clivage et réinventées par le sujet, et de M’Uzan, avec le « jumeau paraphrénique », fait l’hypothèse d’un temps antérieur à la rencontre du nourrisson avec le monde extérieur, celui de la séparation du sujet avec lui-même. Dans les quelques pages de « L’inquiétante étrangeté » consacrées au double, sont abordés les principaux concepts auxquels renvoie la thématique : narcissisme, relation primaire à la mère, homosexualité, compulsion de répétition et lutte contre l’angoisse d’anéantissement. La figure du double est un mode de dégagement privilégié de l’identification primaire, entre la présence de la mère et son absence, celle-ci organisant chez l’enfant « la censure de l’amante » et pour elle-même l’oscillation entre « le bébé de jour et le bébé de nuit » (Braunschweig et Fain, 1971). Elle intéresse en premier lieu le psychanalyste en tant qu’activité de représentation, de mise en place du spéculaire et de facteur de stabilisation de l’identité dans certaines analyses « aux limites de l’analysable », ou dans certaines cures d’adolescents. César et Sara Botella (2001), montrent l’analyste au travail, dans une position dite « en double », qui prend pleinement en compte l’impensable et appelle sa capacité de régression formelle jusqu’à un mode de pensée hallucinatoire, analogue au rêve, mais dans le temps même de la séance.

Emprunte d’une séduction réciproque, la relation à deux est pour certains référée à une bisexualité « qui donne à chacun son semblable du sexe refoulé » (Fédida, 2004). Pourtant, il semble qu’il ne suffise pas de voir la différence (différence des sexes et des générations), il faudrait aussi l’entendre. N’est-ce pas parce que Narcisse, fasciné par son reflet, n’entendait plus Écho qu’il plongea dans le néant de l’onde ? Introduisant la dissymétrie dans la relation analytique, Freud va donner à l’écoute le pouvoir d’entendre « l’inouï » en se démarquant du visible via le dispositif divan-fauteuil. Cette disposition, marque de la différence, se révélait susceptible d’accueillir les illusions, sans être captive de leur séduction.

Être « deux », être « à deux » se révèle ainsi d’une grande complexité, en témoigne le nombre croissant de personnes qui ne parviennent pas à vivre à deux, qui le souhaiteraient pourtant et multiplient les essais infructueux. L’être « deux », comme le mariage, semble être pour le meilleur et pour le pire. Il réunit deux entités, deux personnalités, parfois deux cultures, deux langues, exposant les protagonistes à en construire dans le meilleur des cas une infinie richesse et dans le pire une désolation. Confronté à une réalité contemporaine (mariage pour tous, couples recomposés, PMA, mais aussi migrants, jetés dans la contrainte d’élaborer une double appartenance géographique…), l’être « deux » nous impose une réflexion, laquelle englobe de multiples domaines et en particulier les modalités de la cure analytique.

Tout au long de son œuvre, Freud a maintenu une position dualiste, affirmant la nécessité d’une tension entre deux pôles, d’un balancement entre deux. Emprunté à la physique, il utilise le terme de polarités, qui s’illustrent à travers des couples d’opposés (sadisme-masochisme, exhibitionnisme-voyeurisme, actif-passif, masculin-féminin, plaisir-déplaisir, principe de plaisir-principe de réalité…) constituant l’ossature mobile de la théorie psychanalytique. Tous ces couples, s’ils peuvent renvoyer à l’opposition moi/non-moi, ne s’y réduisent pas. Sur le plan pulsionnel, la première théorie met en jeu l’opposition entre pulsions du moi (autoconservation) et pulsions sexuelles, tandis que la seconde distingue pulsion de vie et pulsion de mort. Sur le plan des instances, si à la première topique formalisée en 1900 (ICS, PCS, CS) succède en 1920 la seconde (ça, moi, surmoi), Freud pour autant ne renonce jamais à aucune des deux. Quant aux représentations spatiales de l’appareil psychique, elles sont toujours composées de trois instances, une tiercéité nécessaire pour rendre compte de la complexité d’un fonctionnement qui ouvre au monde et ne peut se contenter d’un dualisme.

Si un plus un font deux dans certaines conditions mathématiques, il n’est pas certain qu’il en aille de même en psychanalyse. C’est de cette complexité que nous souhaitons débattre dans ce numéro de notre revue.

Aline Cohen de Lara

Jean-François Gouin

Références bibliographiques

Bion W.R. (1967/2002). Le jumeau imaginaire. Réflexion faite. Paris, Puf, « Bibliothèque de psychanalyse ».

Botella C. et S. (2007). La figurabilité psychique. Paris, In Press, « Explorations psychanalytiques ».

Braunschweig D., Fain M. (1975). La nuit et le jour. Essai psychanalytique sur le fonctionnement mental. Paris, Puf, « Le fil rouge ».

Donnet J.-L. (2005). La situation analysante,Paris, Puf, « Le fil rouge ».

Couvreur C. (1998). Le double. Avant-propos. Paris, Puf, « Monographies de la Revue Française de Psychanalyse ».

Dorra M. (1994). Le masque et le rêve.Paris, Flammarion.

Fédida P. (1973). D’une essentielle dissymétrie dans la psychanalyse. Bisexualité et différence des sexes. Paris, Gallimard, « Folio essais ».

Freud S. (1950c [1895]/2002) Esquisse d’une psychologie scientifique. La naissance de la psychanalyse. Traduit par Anne Berman. Paris, Puf.

Freud S. ([1914 [1918b]/2005). À partir de l’histoire d’une névrose infantile. OCF.P, XIII : 2-119. Paris, Puf.

Freud S. (1919h/2002). L’inquiétant, OCF.P, XV : 147-188. Paris, Puf.

Merleau-Ponty M. (1960/2001). Signes. Paris, Gallimard, « Folio essais ».

Montaigne M. de (1553/2007). Essais,Livre 1, chap. 28. Paris, Gallimard.

Musset A. de (1835-1837/2007). La nuit de décembre. Les nuits. Paris, Le livre qui parle.

Rank O. (1914/1973). Don Juan et le Double, Études psychanalytiques. Paris, Petite bibliothèque Payot.

Roussillon R. (2004). La dépendance primitive et l’homosexualité primaire « en double », Rev Fr psychanal 68(2).

Schneider M. (2011). La détresse aux sources de l’éthique.Paris, Seuil.

Éditorial

En deux temps trois mouvements

Paradoxalement, le « Deux » invite à l’échappée. Ce simple adjectif nous entraîne dans des variations infinies. Sans doute faut-il être deux pour être trois comme le disait Benjamin Péret, et par-delà ce trois, par-delà le tiers, ouvrir à tout un monde.

Le « Deux » n’est pas théorisé par la psychanalyse. Pourtant, il s’invite d’emblée dans le cabinet de l’analyste où deux personnes rejouent l’histoire, la répètent, la distendent, la modifient, la reconstruisent et en font la base d’un avenir mobile.

S’il a évoqué le couple, ou la relation mère-bébé, le « Deux » a suscité chez nos auteurs réflexions et positionnements théoriques, souvent adossés à des modalités thérapeutiques (prises en charge institutionnelles, pratique du psychodrame), mais aussi des interrogations sur les modalités transférentielles ayant contribué à la naissance et au développement des théories analytiques.

Le « Deux », s’il inaugure chaque chose, porte son effacement ou sa rupture pour être fécond : le deux pour en sortir ?

À côté de cette partie thématique, nous proposons un premier dossier rassemblant deux textes de la psychanalyste allemande Ilse Grubrich-Simitis. Surtout connue en France pour son immense travail d’éditrice scientifique des œuvres de Freud, elle l’est moins pour ses recherches théoriques et cliniques sur le trauma et son inscription transgénérationnelle. C’est sur cet aspect que nous insisterons ici, ainsi que dans un prochain numéro.

Sommaire

Éditorial – En deux temps trois mouvements

THÈME : DEUX

Rédacteurs : Jean-François Gouin, Aline Cohen de Lara

Coordination : Vassilis Kapsambelis

Jean-François Gouin, Aline Cohen de Lara – Argument

La parole de l’autre

Michel Granek – Œdipe et Ulysse, Freud et Kohut

Jacques Vargioni – Florian Houssier. Freud et Abraham : enjeux transférentiels, enjeux narcissiques

Anny Dayan Rosenman – Le témoin et son autre

Anne Quintin – Couple troublé. Couple contrôlé. Perspectives sociologiques

Un, deux… trois

Anne Cauquelin – D’avers et de revers

Bertrand Colin – Il n’est de tiers qu’exclu

Jérôme Glas – La castration, passer du binaire au multiple

Olivier Guilbaud – D’une déconstruction de la scène originaire. De l’homme aux loups au cas Dick

Martin Joubert – Il faut un esprit pour faire un autre esprit. Une idée si peu freudienne ?

« Deux » au vif de la clinique

Sabina Lambertucci-Mann – Jeu de-ux langues en séance

Anne Tirilly – Deux métiers. Orthophoniste ou psychanalyste, il faut choisir !

Claude Broclain – De l’intérêt du double au psychodrame

Alexandre Morel – Le personnage au psychodrame, ou comment passer de un à deux

Martine Girard – La fonction du travail deux à deux en institution psychiatrique

Jessica Jourdan-Peyrony, Benoît Servant – Le goût de l’autre

DOSSIER ILSE GRUBRICH SIMITIS

Ilse Grubrich-Simitis – Du concrétisme à la métaphore. Réflexions sur quelques aspects théoriques et techniques de travail psychanalytique avec des enfants de survivants de l’Holocauste

Ilse Grubric-Simitis – Épreuve de réalité au lieu d’interprétation. Une phase du travail psychanalytique avec des descendants de survivants à l’Holocauste

RECHERCHES

Anne Denis – Étude critique du savoir psychanalytique

REVUE DES SCENES

Sara Botella – Grisaille (Szürkület) ou la couleur de l’errance. Notes à propos de Sunset (Napszallta), le nouveau film de Laszlo Nemes (2018)

REVUES

Revue des livres

Alexia Blime-Cousi – Sens et mélancolie : vivre au temps du désarroi de Christopher Bollas

Dominique Bourdin – Dépasser les bornes. Le paradoxe du sexuel de Jean-Louis Baldacci

Évelyne Chauvet – Mourir d’écrire ? de Rachel Rosenblum

Catherine Ducarre – Psychoanalytic studies on dysphoria – the false accord in the divine symphony de Marion Oliner

Revue des revues

Michel Sanchez-Cardenas – Lu dans l’International Journal of Psychoanalysis 3 et 4 2019

Géraldine Troian – Revue Brésilienne de Psychanalyse, vol. 53, n° 1, 2019, « La Haine »

Bernard Voizot – In Analysis n° 2/2, n° 2/3

visuel d’ouverture:
Shibata Zeshin, héron blanc et corbeau en vol, vers 1880 © San Antonio Museum of Art / Photo Peggy Tenison