La Revue Française de Psychanalyse

Discussion sur la contribution de l’observation directe de l’enfant à la psychanalyse, D.W.Winnicott

Discussion sur la contribution de l’observation directe de l’enfant à la psychanalyse, D.W.Winnicott

Donald Winnicott
RFP 22(2) : 205-211 — 1958

Symposium consacré au problème de l’observation directe de l’enfant

(Sa contribution à la psychanalyse)

Discussion sur la contribution de l’observation directe de l’enfant à la psychanalyse[1]

  1. D.W. Winnicott

Je voudrais parler de la confusion qui pourrait s’élever si l’on acceptait le mot profond comme synonyme du mot précoce.

J’ai publié deux contributions situées spécifiquement dans le domaine de l’observation directe ; elles concernent : 1° La façon dont le nourrisson entre en contact avec l’objet[2] ; et 2° L’usage des objets et des phénomènes pendant la période de transition, chez le nourrisson, d’une vie purement subjective à l’étape suivante[3].

Chacune de ces contributions fournira un matériel utile à l’étude de ma thèse principale qui est que « profond » dans le sens analytique n’est pas la même chose que « précoce » dans le sens du développement du nourrisson.

  1. A) L’OBSERVATION DE NOURRISSONS DANS UNE SITUATION DONNÉE

(J’appellerai ceci recherche  active pour lui donner un  aspect moderne et  rejoindre Kris)

On peut distinguer trois étapes principales dans l’approche d’un objet chez un nourrisson (présenté d’une façon formelle, comme je l’ai décrit)

Première étape

Réflexe initial de préhension.

Retrait.

Tension recouvrant  une préhension volontaire et lent passage de l’objet à la bouche.

La bouche s’humidifie alors et la salive coule.

Seconde étape

L’objet à la bouche.

Utilisation sans soin de l’objet dans le jeu, dans une exploration expérimentale et comme quelque chose avec quoi l’on peut nourrir les autres.

Ici, l’objet tombe par erreur. Supposons qu’il est ramassé et rendu au nourrisson.

Troisième étape

Débarras.

Si l’on considère ces données en fonction d’un exemple, il est immédiatement nécessaire de connaître l’âge de l’enfant. Ceci est typique de onze mois. À treize et quatorze mois, les nourrissons ont développé tant d’autres intérêts que l’issue principale risque d’être obscurcie.

À dix ou onze mois, la plupart des nourrissons passeront normalement par ces phases quoique plus ils sont jeunes, plus ils ont besoin de cette subtile coopération que peuvent donner les mères sensibles, et qui soutient sans dominer.

D’après mon expérience il n’est pas habituel qu’un bébé de six mois réalise clairement l’exécution physique entière. À cet âge l’immaturité est telle que c’est un succès que de prendre et tenir l’objet et peut-être le porter à la bouche.

L’observation directe montre que le bébé doit avoir un certain degré de maturité physique et psychologique avant d’être capable de se réjouir de l’expérience émotionnelle entière.

Maintenant lorsque ces phénomènes apparaissent en psychanalyse, que ce soit dans une séance ou au cours d’une période de plusieurs jours ou semaines, il n’est pas possible pour l’analyste de dater ce qu’il observe ou déduit. Il peut sembler à l’analyste qui revoit le matériel apporté dans l’analyse, que les phénomènes que j’ai décrits sont applicables à la première enfance, même aux premiers jours ou semaines. Ce matériel peut apparaître dans l’analyse mêlé à des détails qui appartiennent en fait à la première enfance, même à la période post-natale. L’analyste doit apprendre à en tenir compte. C’est cependant dans l’analyse qu’est reconnue toute l’importance du jeu de l’enfant, jeu qui indique l’ensemble du fantasme d’incorporation et d’élimination, et de la croissance de la personnalité par cette nourriture imaginative.

Passons maintenant aux

  1. B) OBJETS ET PHÉNOMÈNES DE TRANSITION

Dans le cas le plus simple, un bébé normal adopte un morceau de vêtement ou une couche et ne peut plus s’en passer; la date en est peut-être de six mois à un an ou plus. Dans le travail analytique, l’étude de ce phénomène nous permet de nous référer à la capacité de formation des symboles, en termes d’utilisation d’un objet de transition. Il semblerait cependant possible dans le travail analytique de se permettre d’appliquer ces idées de façon rudimentaire, à la première enfance. Il reste cependant le fait qu’il y a un âge avant lequel l’objet de transition ne peut pas exister, à cause de l’immaturité du jeune enfant.

Les animaux ont aussi des objets de transition. Même sucer son pouce dans la première enfance ne peut avoir pour le nourrisson à la naissance la même signification que pour celui de quelques mois, et certainement pas toute la signification que le suçotement compulsif du pouce a pour un enfant psychotique de dix ans.

Profond n’est pas synonyme de précoce parce qu’il faut au nourrisson un certain degré de maturité avant de devenir graduellement capable d’être profond. Ceci est évident, presque banal, et je crois cependant qu’on n’y a pas accordé suffisamment d’attention.

Arrivé à ce point, il serait utile que je puisse définir le mot « profond ». James Strachey se trouva devant le même problème dans son article : « La nature de l’action thérapeutique en psychanalyse[4]». Il écrit :

L’ambiguïté du terme (interprétation, « en profondeur ») ne doit pas nous préoccuper. Il décrit sans aucun doute l’interprétation de matériel qui ou bien est génétiquement primitif et historiquement distant de l’expérience présente du malade ou bien se trouve sous un poids spécialement lourd de répression – matériel qui, de toute façon, dans le cours normal des choses, est absolument inaccessible et loin du Moi.

Il semble accepter les mots comme synonymes. En nous penchant sur ce problème, nous voyons que « profond » est une question d’usage variable, et « précoce » une question de fait ; ceci rend une comparaison entre les deux difficile et d’une signification provisoire. La référence aux relations nourrisson-mère est plus profonde que celle aux relations triangulaires ; parler d’angoisse persécutoire interne, c’est pousser plus à fond que parler de persécution externe ; les mécanismes de dissociation, la désintégration, une incapacité d’établir un contact me semblent être plus profonds que ne l’est l’anxiété dans une relation. Je pense que lorsque nous utilisons le mot profond, nous impliquons toujours profond dans le fantasme inconscient ou la réalité psychique du malade ; c’est-à-dire que cela concerne l’esprit et l’imagination du malade. Au cours de ses « Remarques préliminaires sur la psychologie psychanalytique de l’enfant[5] », Kris remarque : « En extrapolant du mécanisme psychotique à la première enfance… » Il étudie de façon critique la relation entre la profondeur de l’interprétation dans les analyses et la possibilité précoce d’appliquer les mécanismes psychotiques à. la psychologie du nourrisson. Grâce au développement de nos concepts, nous pouvons aller de plus en plus profondément dans notre travail analytique. Nous pouvons voir et utiliser les phénomènes de transfert qui se rattachent à des éléments de plus en plus profonds du développement émotionnel de nos malades. Naturellement, de plus en plus profondément implique dans une certaine mesure de plus en plus tôt, mais seulement dans une certaine mesure. Nous devons tenir compte du fait que chez nos malades en analyse, il  y a eu fusion d’éléments précoces et plus tardifs. Nous avons pris l’habitude de formuler nos idées sur l’enfance au moyen de ce que nous découvrons dans l’analyse. Ceci vient du travail de Freud lui-même. Nous ne rencontrons pas trop de difficultés lorsque nous appliquons le travail de Freud sur l’origine des psycho-névroses à la psychologie de l’enfant à l’âge où il commence à marcher, bien que même ici les psychanalystes risquent de dire des choses qui, vraies en analyse, ne le sont pas, appliquées grosso modo, à la psychologie de l’enfant. Lorsque nous utilisons des idées qui vont plus profondément, nous prenons un plus grand risque en les appliquant à la psychologie du nourrisson. Considérons le concept kleinien appelé « position dépressive dans le développement émotionnel ». Cette idée n’est, à mon avis, inférieure en importance qu’au complexe d’Œdipe. Elle va, à certain point de vue, plus profondément et plus précocement. L’étude du développement du moi ne nous permettrait pas d’admettre un fait aussi complexe chez un petit enfant de moins de six mois et il serait certes plus sûr d’indiquer une date plus tardive. Et pourtant nous trouvons des références à une position dépressive qui pourrait s’observer chez un nourrisson de quelques mois, ce qui serait absurde. Ce que Melanie Kllein appelle position paranoïde est quelque chose de plus informe, presque une question de talion, que l’on trouverait peut-être avant que l’intégration soit un fait. Les observations pratiquées dans les cliniques pédiatriques sembleraient indiquer que l’attente de représailles date des premiers jours de la vie. Je considérerais donc la position paranoïde comme précoce plutôt que comme profonde.

Quant aux mécanismes de dissociation, appartiennent-ils au domaine de la psychologie profonde ou précoce ? Je crois qu’il est important de connaître la réponse parce qu’elle indiquerait le développement du Moi et la part· jouée par la mère. Nous pouvons considérer ce qui est profond comme part du nourrisson, mais pour ce qui est précoce, nous devons tenir compte de l’entourage qui est le soutien du Moi et constitue une caractéristique importante aux étapes précoces d’extrême dépendance.

Maintenant, l’observateur direct de nourrissons doit être préparé à laisser l’analyste formuler des idées sur la première enfance, qui peuvent être psychiquement vraies et cependant indémontrables ; il peut néanmoins être parfois possible de prouver par l’observation directe que ce qui a été trouvé dans l’analyse ne peut pas avoir existé en fait à, l’époque fixée, à cause des limitations imposées par l’immaturité. Ce que l’on trouve de façon répétée dans l’analyse n’est pas annulé par la preuve d’inexactitude fournie par l’observation directe.

L’observation directe prouve simplement que les malades ont antidaté certains phénomènes et donné ainsi à l’analyste l’impression que les choses se sont passées à un âge auquel celles-ci ne pouvaient pas arriver.

Certains concepts ont un son de vérité à mon point de vue d’analyste, et semblent cependant faux quand je regarde des nourrissons dans ma clinique. Kris continue en disant : « Les observations… poursuivies dans un grand nombre de milieux ont confirmé l’opinion de ceux qui insistent sur l’importance de l’entourage concret de l’enfant pour son développement. »  L’entourage concret peut être sous-estimé de façon subtile par beaucoup d’analystes qui proclament soigneusement qu’ils connaissent et acceptent le facteur de l’entourage. Il est très difficile d’atteindre l’objet du litige, et nous devons cependant essayer de le faire dans une discussion comme celle-ci. Si de plus en plus profond tel qu’on le formule dans le travail analytique, signifiait de plus en plus précoce, il serait alors nécessaire de considérer que le nourrisson de quelques semaines en pleine immaturité pourrait avoir conscience de l’entourage. Nous savons cependant que le nourrisson n’a pas conscience de l’entourage en tant qu’entourage, surtout lorsqu’il est bon ou assez bon. En effet, l’entourage induit des réactions lorsqu’il fait défaut par certains côtés importants, mais ce que nous appelons un bon entourage est quelque chose considéré comme allant de soi. Dans les premières étapes, le nourrisson n’a pas connaissance de l’entourage, c’est-à-dire une connaissance qui pourrait être mise en avant et présentée comme matériel dans l’analyse. La conception d’entourage doit être ajoutée par l’analyste. Quand un analyste nous emmène plus profondément dans la compréhension du matériel fourni par le malade en analyse, il ne suffit pas qu’il déclare reconnaître que le facteur externe a son importance. S’il veut formuler une psychologie complète de l’enfant, qui puisse être testée par l’observation directe, l’analyste doit habiller en imagination le matériel précoce présenté par le malade avec l’entourage, entourage qui est impliqué mais que le malade ne peut donner en analyse parce qu’il n’en a jamais eu conscience. J’ai illustré ceci dans la description que j’ai publiée du cas d’un malade, qui avait l’impression dans un moment de retrait, d’être pelotonné et de se mouvoir autour de cette position en boule ; je fis l’interprétation d’un milieu qui était impliqué mais ne pouvait être rapporté. Il n’y a pas de survivance émotionnelle ou physique d’un environnement qui vient à manquer à un nourrisson. Pour commencer, dans un tel environnement, un nourrisson tomberait infiniment. Le nourrisson porté ou couché n’est pas conscient d’être préservé d’une chute infinie. Et cependant une légère erreur de soutien apporte à l’enfant une sensation de chute infinie. Dans l’analyse, un malade peut rapporter un sentiment de chute qui date des premiers jours mais il ne peut jamais rapporter avoir été tenu dans les bras à cette première étape de développement.

Aller de plus en plus profondément nous conduit aux racines instinctuelles de l’individu, mais ne donne aucune indication de dépendance ordinaire, d’une dépendance qui n’a pas laissé de trace chez l’individu bien qu’elle caractérise le début de la vie.

Je suggérerais que si cette différence essentielle entre profondeur et précocité était admise, il serait plus facile aux observateurs directs  et aux analystes de se comprendre. Ce seront toujours les observateurs directs qui diront aux analystes que ces derniers ont fait une application trop précoce de leurs théories. Et les analystes continueront à dire aux observateurs directs qu’il y a beaucoup plus dans une nature humaine que ce qui peut être observé directement. En un certain sens, il n’y a pas de difficulté ici, si ce n’est une série de points théoriques intéressants à discuter. Mais en pratique, il peut être important pour nous pour certaines choses, de savoir ce qui est ou non applicable à la première enfance. La psychanalyse a beaucoup à apprendre de ceux qui font des observations directes de nourrissons, de mères et de nourrissons ensemble, et de jeunes enfants dans le milieu où ils vivent normalement. Mais l’observation directe n’est pas capable de construire elle-même une psychologie de la première enfance. C’est par une coopération constante que les analystes et les observateurs directs parviendront à relier ce qui est profond en analyse à ce qui est précoce dans le développement du nourrisson.

En deux mots : un nourrisson humain doit faire une certaine évolution à partir du « précoce » pour atteindre la maturité qui permet la·« profondeur ».

  • [1] ) Traduit de l’anglais par J. Kœnig.
  • [2] The Observatîon of Infants in a Set Situation, The International Journal of Psycho-Analysis, vol. 22, 1941, Parts 3 and 4.
  • [3] Transitional Objects and Transitional Phenomena, The International Journal of Psycho-Analysis, vol. 34, 1:953, Part 2.
  • [4] The International Journal of Psycho-Analysis, vol. 15, 1934.
  • [5] The Psychoanalytic Study of the Child, vol. IV, 1950, Imago, London.