La Revue Française de Psychanalyse

Eichmann était-il vraiment opératoire ?

Eichmann était-il vraiment opératoire ?

Emmanuelle SABOURET

Le Reichsführer Himmler bougea la tête, et le bas de son visage s’éclaira… – Le Führer, dit-il d’une voix nette, a ordonné la solution définitive du problème juif en Europe. Il fit une pause et ajouta : – Vous avez été choisi pour exécuter cette tâche. Je le regardai. Il dit sèchement : – Vous avez l’air effaré. Pourtant l’idée d’en finir avec les Juifs n’est pas neuve. – Nein, Herr Reichsführer. Je suis seulement étonné que ce soit moi qu’on ait choisi…

Robert Merle, La mort est mon métier (1952)

Les monstres existent mais ils sont trop peu nombreux pour être vraiment dangereux ; ceux qui sont plus dangereux, ce sont les hommes ordinaires, les fonctionnaires prêts à croire et à obéir sans discuter.

Primo Levi, Si c’est un homme (1947) 

Le concept controversé de « banalité du mal » est proposé par Hannah Arendt en 1963 dans Eichmann à Jérusalem, rapport sur la banalité du mal. La même année, Pierre Marty et Michel de M’Uzan décrivent « la pensée opératoire » suivis dix ans plus tard par Peter Sifneos, qui, dans un référentiel neuropsychologique faisant néanmoins référence à l’Ecole Psychosomatique de Paris, se centre sur l’alexithymie. Et si Sifneos cite en 2000 Adolf Eichmann, Rüdolf Hœss (commandant d’Auschwitz de 1941 à 1944) et Adolf Hitler comme exemples de personnalités alexithymiques, les fondateurs de l’Ecole de Paris, à ma connaissance, n’écriront rien à ce sujet. Marilia Aisenstein reprendra la question « Eichmann » en 2001 à propos de sa réflexion sur ce qu’elle nomme la clinique de « l’obéissance et du conformisme » (p. 93).

Mais dès 1952 dans La mort est mon métier, Robert Merle écrit « à contre-courant » – comme il le dira lui-même – des règles littéraires tacites privilégiant les témoignages de victimes de la Shoah, en mettant en scène pour la première fois l’histoire d’un bourreau nazi, Rüdolf Lang, double fictif de Rüdolf Hœss. Inspiré par les documents du procès de Nuremberg et le résumé des entretiens de Hœss avec le psychologue américain Gustave Gilbert, cette autobiographie romancée fait de Rüdolf « Lang » un personnage au fonctionnement opératoire, ayant même recours à des procédés autocalmants à certains moments forts du récit.

La question souvent reprise depuis Arendt de la carence élaborative de la pensée chez les génocidaires doit cependant s’envisager sous l’angle du collectif. Car la mécanique du crime de masse, si elle est typiquement initiée par un leader au moins porteur d’une pathologie narcissique et de traits paranoïaques, embarque dans sa rhétorique puis ses meurtres, des participants pour qui le qualificatif « opératoire » revient fréquemment chez de nombreux auteurs psychanalystes, par exemple Gilbert Diatkine évoquant Eichmann comme « sinistrement opératoire » (2001) ou plus récemment Daniel Zagury (2018).

Pour l’Ecole de Paris, dont Claude Smadja (2000), les opératoires – structurels – ne sont pas si nombreux, ils sont mêmes largement minoritaires dans une population. En revanche, « les états opératoires de la vie quotidienne » sont présents possiblement chez tout un chacun ; et le fonctionnement psychique d’un sujet en état opératoire facilite l’adhésion au groupe (Smadja, p. 189). Mais si l’on suit l’hypothèse, posée implicitement par Primo Levi dans la citation mise en exergue, qu’il pourrait y avoir des modalités de fonctionnement opératoire tant chez les hauts dignitaires nazis jugés à Nuremberg et à Jérusalem que chez de nombreux exécutants, comment ces individus perdent-ils leur condition de sujet « pensant » pour devenir des « fonctionnaires prêts à croire et à obéir sans discuter » ou de futurs bourreaux ? L’état opératoire, les particularités de son rapport au collectif et du surmoi me serviront de fil rouge pour réfléchir à ce passage qui, dans un contexte historique et sociologique bien particulier, fait qu’un groupe de sujets « obéissant aux ordres » maintiennent leur adhésion à un leader incitant désormais au meurtre de masse.

BANALITÉ DU MAL, FONCTIONNEMENT OPÉRATOIRE ET PSYCHOLOGIE COLLECTIVE

En 2018, dans son dernier ouvrage La barbarie des hommes ordinaires, Zagury confronte la question de la banalité du mal à son travail d’expert psychiatre criminologue. Il défend la pertinence de l’intuition – clinique – d’Arendt sur le vide de la pensée qu’elle décrit chez Eichmann lors de son procès à Jérusalem : « Si H. Arendt ne résiste pas à la critique historienne, (elle) a saisi quelque chose d’essentiel dans le fonctionnement psychique (d’Eichmann), comme dans celui de tant de criminels, ni fous, ni psychopathes, quelque chose de central qui les prive de la capacité de pensée : ils peuvent calculer, rationaliser, décrire, égrener les événements, philosopher… mais leur logique machinale géniale ou stupide n’est pas la pensée » (p. 163). Zagury rapproche l’hypothèse d’Arendt des propositions de Marty et de M’Uzan sur la vie opératoire, de l’alexithymie de Sifneos, et de ses propres observations en criminologie courante mais aussi des acteurs de génocides expertisés, qu’il distingue des criminels en série.

Le passage de l’échelon individuel à la compréhension de ce qui rend une population criminelle oblige à quitter la théorie du « monstre » (le criminel en série par excellence) pour la « théorie situationnelle » qui interroge les étapes et les conditions psychiques qui vont conduire des hommes « si proches de nous, à commettre des actes aussi inouïs » : « La réponse n’est pas tant structurelle que processuelle. Elle implique un cheminement, une série de processus transformatifs, de changements dans l’expression de la personnalité de base, plutôt qu’un caractère particulier de l’organisation de la personnalité » (Zagury, p. 9). Ce sont des hommes, précise-t-il, sans maladie mentale ni trouble grave de la personnalité, des sujets « ordinaires » quelles que soient leurs singularités de caractère et les failles narcissiques que l’examen clinique pourrait révéler, « la misère commune » aurait dit Freud.

Freud a montré comment dans certaines situations collectives, le moi d’un sujet peut subir des transformations sensibles de sa structure : « Nous sommes partis du fait fondamental qu’un individu isolé, au sein d’une foule, subit, sous l’influence de celle-ci, une modification de son activité psychique, à un niveau souvent profond. Son affectivité est extraordinairement exaltée, son rendement intellectuel est notablement limité, les deux processus étant manifestement orientés vers une assimilation aux autres individus de la foule ; résultat qui ne peut être obtenu que par la levée des inhibitions pulsionnelles propres à chaque individu isolé, et par le renoncement à une réalisation de ses tendances, qui lui est particulière » (Freud, 1921, p. 147).

Dans son rapport, Arendt insiste sur la vacuité et la standardisation des réponses d’Eichmann lors de son procès expliquant : « le langage administratif est mon seul langage » (p. 117), un langage fait de « clichés » selon elle, un langage de facture opératoire comme l’ont remarqué de nombreux auteurs. Elle ajoute: « Plus on l’écoutait, plus on se rendait à l’évidence que son incapacité à parler était étroitement liée à son incapacité à penser – à penser notamment du point de vue de quelqu’un d’autre. Il était impossible de communiquer avec lui, non parce qu’il mentait, mais parce qu’il s’entourait du plus efficace des mécanismes de défense contre les mots et la présence des autres et, partant, contre la réalité en tant que telle » (p. 118). Des mots devenus « anti régression formelle », qui n’appellent ni images, ni affects (Aisenstein, 2016), ceux-là même qui attestent d’une pensée réduite au factuel, signe de la « démentalisation » décrite par Marty (1991). Et dans son post-scriptum, Arendt s’interroge sur « l’étrange lien entre l’absence de pensée et le mal » (p. 495).

Arendt a eu ainsi l’intuition de ce que Smadja précise du rapport particulier qu’entretient l’opératoire avec la réalité. La « réalité opératoire », aspect le plus manifeste de l’état opératoire déjà décrit par Marty et de M’Uzan, est « cette forme singulière de réalité qui semble si intimement liée à la modalité de pensée du patient. Or on n’a pas suffisamment, à mon sens, souligné la parenté qui existe entre la réalité opératoire et celle qui procède de la psychologie collective » (Smadja, 2001, p.187). Le caractère conformiste de la pensée opératoire vis-à-vis des valeurs sociales communes ou des idéaux ambiants a été relevé d’emblée par les psychosomaticiens. Smadja précise : « Pour le patient opératoire, la réalité n’a qu’un visage, celui qui s’impose à lui avec évidence. Il n’envisage pas qu’il puisse avoir plusieurs facettes. Il vit dans un monde binaire : c’est ou ce n’est pas. Il ne connait pas les tourments de pensée, les doutes, les hésitations, les tâtonnements. Il ne se reconnaît que dans un même mode de pensée. L’objectivité, la rationalité sont les seuls critères qu’il connaisse pour évaluer la réalité. » (Ibid.). Il ne s’agit pas d’assimiler psychologie collective et état opératoire mais de rechercher « en quoi l’état opératoire représente une déviation pathologique par rapport à l’état d’un sujet soumis aux conditions de la psychologie collective » (Smadja, p. 190).

Car nous savons avec Freud que les modifications de l’activité psychique d’un individu dans une foule résultent d’un processus de régression qui affecte l’idéal du moi : « Une foule psychologique est une union d’individus qui ont installé dans leur surmoi une même personne. Grâce à ce point commun, ils se sont, dans leur moi, identifiés les uns aux autres. Cette formule n’est naturellement applicable qu’aux foules qui ont un chef » (Freud, 1932, p. 92). La situation collective efface temporairement, le temps de l’identification au surmoi du leader, l’idéal personnel du sujet dans un mouvement régressif, selon le trajet inverse du développement du surmoi à partir des figures parentales et surtout, à partir d’un crédit narcissique grâce auquel les potentialités libidinales personnelles, fût-elles sadiques, vont pouvoir se libérer. Or c’est précisément cette négativité libidinale touchant les assises mêmes du moi, et que l’on retrouve dans l’absence d’expression affective du sujet en état opératoire, qui le pousse à rechercher au-dehors, par la conformité aux valeurs collectives, ce qu’il n’a pas au-dedans.

C’est comme si, nous dit Smadja, l’état opératoire aboutissait à faire revivre à travers la réalité opératoire une figure régressive du surmoi, mais non par régression, par distorsion profonde qui empêche précisément la régression (Smadja, p. 190). Car le surmoi, en tant qu’instance fonctionnelle est absent, réduit à sa fonction d’idéal, marqué dans son développement par un inachèvement structural. On comprend que cette distorsion profonde puisse tendre à se fixer durablement si la réalité collective accroît en retour la reconnaissance, c’est-à-dire le crédit narcissique si déficient chez le sujet en état opératoire. Pour autant, l’affectivité ne s’en trouve pas nourrie et le vécu de dépression essentielle, « compagne de misère de l’état opératoire » (M. Fain[1]) reste prévalent.

La renarcissisation par le collectif est probablement centrale et l’on sait à quel point Eichmann était soucieux de son avancement tout comme Lang dans le roman de Merle. Car selon Smadja, au cours de ce processus de dénarcissisation propre à l’état opératoire, touchant le moi en tant qu’objet, « c’est le sentiment de culpabilité qui est effacé et transféré en puissance sensorielle, l’ensemble des contenus surmoïques se trouvant alors projetés et revenant du dehors. La conformité aux idéaux et aux valeurs collectives, en rehaussant le sentiment d’estime de soi, ramènerait ainsi de la libido narcissique au moi » (Smadja, p. 215). C’est cette hypothèse métapsychologique qui permettrait de rendre compte de cette soumission quasi « hallucinatoire » à l’ordre collectif chez le sujet en état opératoire. Et l’enjeu est anti-traumatique. Car c’est bien la pensée qui est altérée dans sa construction plus précisément au niveau de la lignée hallucinatoire et la représentation de l’objet. Smadja définit la pensée opératoire comme un surinvestissement du jugement d’existence au détriment du jugement d’attribution, l’importance accordée aux objets de la perception visant à nier l’absence traumatique des objets représentés : « le surinvestissement devient contre-investissement anti-traumatique. De plus, la nature même de la réalité opératoire, collective, monotone et indifférenciée permet d’installer un continuum objectal qui vient se substituer à la discontinuité, ici insupportable, des objets individuels » (ibid, p. 213).

FONCTIONNEMENT OPERATOIRE ET CRIME DE GUERRE

Dans son article sur la clinique de l’obéissance et du conformisme, Aisenstein voit dans le clivage l’organisateur principal du déni sur lequel reposeraient la soumission à l’autorité, l’indifférence à la destruction et la perte de la capacité de penser (2001). Le clivage décrit par Freud dans son manuscrit inachevé de 1938, déchirure du moi « qui ne guérira jamais plus, mais grandira avec le temps » (p. 284) devient, dans cette clinique particulière et collective, « un phénomène banal » (Aisenstein, 2001, p. 93) qu’elle distingue du clivage pathologique du fétichisme, de la psychose ou de la dissociation schizophrénique, tout comme Zagury le réserve aux traumatismes précoces désorganisateurs des criminels en série.

Mais comme pour Smadja, l’enjeu du clivage est anti-traumatique et échoue à se constituer comme défense mentale – signant donc la démentalisation – face à certaines conditions de vie à risque de réactiver des traumatismes précoces à haut potentiel désorganisateur. La perception de cette réalité doit être déniée et s’accompagne dans le même mouvement d’une communauté d’identifications qui va permettre d’assurer la dilution du déni personnel d’un manque. L’une des modalités de ce type de construction, ou plutôt de destruction de la mentalisation est le fonctionnement opératoire (Ibid., p. 96). Ajoutons que les affects, s’ils sont portés collectivement par la rhétorique du leader, subissent simultanément leur déqualification individuelle, contribuant à cette présentation désaffectivée du sujet en état opératoire.

Il s’agit néanmoins d’un clivage irréversible, devenu structurel, quand on constate que les criminels nazis, tout comme les acteurs de génocide, dorment tranquillement tout au long d’une vie apparemment peu raccourcie par des désorganisations somatiques graves. L’actualité nous rapporte encore le cas de criminels nazis quasi centenaires, retrouvés et en attente de jugement. Et le sociologue Abram de Swaan observe : « D’une culture à l’autre, on constate invariablement une absence frappante de manifestations tangibles de repentir, de pitié, de culpabilité ou de honte chez les génocidaires » (cité par Zagury, p. 148). Comme Eichmann qui affirma en 1957 qu’il n’éprouvait qu’un seul regret, celui de ne pas avoir accompli jusqu’au bout « sa tâche salvatrice » (Zagury, p. 184), nombreux sont ceux qui se réfugient derrière la formule si ce n’est banalisante, pour le moins traduisant le déni profond et puissant associé au clivage : « C’était l’époque qui voulait ça ».

Mais comment comprendre qu’un groupe d’individus « ordinaires » maintiennent leur adhésion à un leader appelant désormais au meurtre de masse ? Les transformations psychiques collectives sont le produit complexe de facteurs historiques et sociologiques qui s’installent comme majoritaires face aux résistances individuelles ou groupales mêmes si celles-ci finissent le plus souvent par l’emporter. Avec le ton (et les contenus) qu’on lui a si souvent reprochés, Arendt analyse ce processus (Arendt, p. 122) :

« Pour se persuader qu’il ne mentait ni aux autres ni à lui-même, Eichmann n’avait qu’à évoquer le passé, car il y avait eu autrefois une parfaite harmonie entre lui et le monde dans lequel il vivait. Et cette société allemande, qui comptait quatre-vingts millions d’âmes, s’était défendue, elle aussi, contre la réalité et contre les faits avec exactement les mêmes moyens, la même automystification, les mensonges et la stupidité, qui étaient maintenant enracinés dans l’esprit d’Eichmann. Ces mensonges changeaient d’année en année, et se contredisaient souvent ; en outre, ils n’étaient pas nécessairement les mêmes pour les différentes branches de la hiérarchie du parti ou pour le peuple en général. Mais la pratique de l’automystification, qui était quasiment une condition morale de la survie, était devenue tellement courante que, même aujourd’hui, dix-huit ans après l’effondrement du régime nazi, alors que la plus grande partie du contenu exact de ses mensonges a été oubliée, il est parfois difficile de ne pas croire que le mensonge est devenu partie intégrante du caractère national allemand. Pendant la guerre, le mensonge qui a eu le plus d’efficacité sur l’ensemble du peuple allemand, est le slogan de la « bataille du destin pour le peuple allemand » ; lancé par Hitler ou Goebbels, il suggérait, premièrement, que cette guerre n’était pas une guerre ; deuxièmement que c’était le destin et non l’Allemagne, qui l’avait commencée ; et troisièmement, que c’était une question de vie ou de mort pour les Allemands qui devaient anéantir leurs ennemis ou être anéantis eux-mêmes ».

Les génocides ont en commun le fantasme de l’anéantissement par un groupe extérieur. Les matrices idéologiques commencent par le renversement et la subversion des références morales : le meurtre érigé en Loi. L’action criminelle dans l’indifférence et le devoir devient peu à peu accessible au plus grand nombre à mesure que les transformations psychiques s’enracinent sur un terrain collectif traumatisé, « brutalisé[2] ». Discours de haine, rhétorique répétitive et mensonges contradictoires ouvrent peu à peu à l’échelon individuel la voie au clivage et au déni du sujet, et son sinistre pendant, la chosification de l’autre, son anéantissement comme objet psychique précédant son élimination physique. Simultanément, la neutralisation des affects nécessaire à l’efficacité meurtrière est le résultat d’un cheminement qui mobilise collectivement la haine puis le mépris jusqu’à l’indifférence, produit du clivage et de la démentalisation.

Clivage, déni et démentalisation ont donc partie liée pour le meilleur et pour le pire. D’abord du côté des survivants, comme l’écrit Régine Waintrater : « Le recours au déni a constitué pour les Juifs sous l’occupation nazie un refuge puissant contre l’incohérence du monde d’alors. Une fois revenus à la vie normale, beaucoup d’entre eux ont continué à utiliser le clivage comme protection contre la difficulté à se reconnaître dans leur moi d’alors, entaché par la honte et le chagrin. Nombreux sont ceux qui ont buté sur la tâche de liaison et d’intégration identitaire, continuant à vivre une identité clivée où coexistent le moi d’alors et un moi d’après, dans une cohabitation fragile et constamment menacée » (2003, p. 160).

Alors que les survivants peuvent se suicider parfois des décennies après leur libération, les bourreaux dorment sur leurs deux oreilles, à l’abri d’un narcissisme consolidé par l’appartenance à un idéal collectif et dont le clivage apparaît bien moins menacé. C’est du côté des survivants qu’apparaissent la culpabilité et la honte, celle des témoins qu’a bien décrit Primo Levi, ravalés hors de la condition humaine et sans cesse confrontés au danger de mort imminente. Deux conditions qui expliquent probablement l’absence de névrose traumatique fréquemment constatée chez les génocidaires, comme le rapporte Zagury (p. 153), et qui vont dans le sens d’une modification définitive de leur structure, par exemple la coexistence d’un moi opératoire clivé avec le moi de la vie d’avant, celui de la vie familiale, des loisirs, comme cela a pu être fréquemment décrit.

L’histoire de Franz Stangl, commandant des camps d’extermination de Sobibor puis de Treblinka, que rapporte de manière détaillée R. Rosenblum, illustre la mécanique de transformation individuelle et collective nazie.

Stangl a été jugé puis condamné à la prison à vie et c’est alors qu’il est emprisonné à Düsseldorf, où il attend le résultat de son appel, qu’il accepte de rencontrer la journaliste Gitta Sereny d’avril à juillet 1971, pour une série d’entretiens qui a tout d’une relation thérapeutique qui ne dit pas son nom : absence de jugement, invitation à tout dire, sollicitation de l’émotion. Comme Eichmann, Stangl revendique le statut de « rouage » et il est saisissant d’observer la mécanique collective nazie, ses effets traumatiques et contre-traumatiques avec la réorganisation psychique de « survie » face au meurtre désaffectisé et désubjectivé : « C’était une question de survie – toujours de survie. (…) À l’école d’entraînement de la police on nous avait appris (…) que la définition de crime devait satisfaire à quatre conditions : il fallait un sujet, un objet, une action, une intention. S’il manquait un seul des quatre éléments, alors on n’avait pas affaire à un crime punissable. (…) Je ne pouvais vivre que si je compartimentais ma pensée. C’est par ce moyen que je pouvais appliquer la définition à ma propre situation ; si le « sujet » était le gouvernement, l’« objet » les Juifs et l’ « action » celle de gazer, alors je pouvais me dire que pour moi le quatrième élément, l’ « intention » (qu’il appelait « libre volonté ») était absente » (Rosenblum, 2005, p. 85).

Et la « relation thérapeutique », exposée au public, a bien pour effet de soutenir le réinvestissement affectif des événements de vie traversés dans l’action et barrés de toute dimension émotionnelle. Jusqu’à ce qui s’apparente à la levée du clivage protecteur, l’esquisse d’un effondrement mélancolique alors qu’il exprime douloureusement sa culpabilité dans l’extermination des Juifs. Mais Stangl meurt le lendemain d’une défaillance cardiaque, la voie mélancolique n’ayant ainsi pas suffi à enrayer la désorganisation somatique.

RUDOLF LANG, PERSONNAGE DE ROMAN

Il me semble que l’extrait du roman de Robert Merle que j’ai rapporté en exergue illustre deux phénomènes simultanés : l’impact traumatique que constitue l’annonce de la mise en œuvre de la solution finale jusque là hypothétiquement déniée par Lang, et sa solution défensive immédiate et déjà largement éprouvée, la renarcissisation par l’adhésion groupale au nazisme, avec la prime de séduction narcissique d’être celui qui est choisi. La destruction annoncée dans le programme nazi franchit une étape dans la perception traumatique et on imagine bien que le clivage doit alors aussi se renforcer là, tant pour protéger le moi d’avant et ses investissements d’objets porteurs d’affects (la famille par exemple) que la rencontre entre la perception traumatique et la vie fantasmatique, par exemple les vœux de mort de la névrose infantile.

C’est bien le cas de Rüdolf Lang. Le roman débute en 1913, il est un adolescent qui rêve de combats héroïques et violents mais s’efforce d’être conforme aux exigences et à l’emprise tyrannique et sado-masochique de son père, qui exhibe sa culpabilité d’une faute (probable relation extra-conjugale) et lui fait porter son expiation. La figure paternelle est intouchable, idéalisée sans retenue, en même temps qu’intensément haïe. Le prêtre à qui il confie sa violence accidentelle à l’égard de son camarade de classe semble le trahir car le père est informé de cet accident. Lang tombe malade, apathique et en proie à des angoisses de dépersonnalisation et de déréalisation, comme un moment charnière où des défenses mentales se maintiennent encore. En 1914, le père meurt, sans effet immédiat sur Lang. Malgré son jeune âge, il s’enfuit et part au front de la première guerre, encadré par la hiérarchie militaire qui lui offre tant une autorité constructrice que l’identité qu’il désire. Le retour au domicile familial le confronte à un double châtiment : il est accusé d’avoir fui et abandonné sa mère et ses sœurs, trahissant la volonté paternelle et la guerre étant perdue, l’Allemagne est humiliée. Il rompt définitivement avec sa famille et erre dans la jeune république d’Allemagne sans y trouver de modalités de construction de sa vie qui puissent remplacer l’armée et son action. Mélancolique, il frôle le suicide mais est récupéré in extremis par un camarade qui l’intègre dans les « chemises brunes ». Dès lors, il épouse le destin de la nation et l’avènement du nazisme.

Désireux d’être au cœur de l’action, il doit cependant se résoudre à travailler dans une exploitation agricole dont le propriétaire le remarque et lui confie la difficile réfection d’une ferme entourée de marécages ainsi qu’une épouse, Elsie, ce qui lui permet de fonder une famille, probablement à un moment où il est éloigné des structures collectives nazies en pleine construction. Il revendique le fait de ne pas être « sensuel » et dirige sa famille comme il dirige son exploitation, soucieux des résultats et du regard porté sur lui par ses supérieurs.

C’est alors qu’il est repéré par les SS, qu’il gravit les échelons jusqu’à être choisi par Himmler pour diriger le camp d’extermination d’Auschwitz où il s’installe avec femme et enfants, sans jamais leur révéler sa mission exacte et les sinistres objectifs qu’Himmler lui a imposés. Elsie découvre l’activité réelle de son mari et le confronte à l’ordre possible d’avoir à tuer leur petit garçon, ce contre quoi Lang ne peut en réalité lutter et c’est quasi corporellement qu’il admet que l’obéissance aux ordres d’Himmler l’emporterait.

Lorsqu’à la fin de la guerre, Himmler se suicide, Lang se sent trahi et reproche à Himmler de l’avoir abandonné, Himmler qui porte avec Hitler et les autres la « responsabilité » de l’extermination de Juifs. Ce moment de vacillement ne provoque néanmoins pas de retour de la haine et de la culpabilité alors qu’il est jugé et condamné à la pendaison. Et c’est dans sa cellule, alors qu’il attend le châtiment, que Lang se surprend à compter ses pas, comme il le faisait dans la cour de son collège, pour retrouver le calme.

EICHMANN

Il est probable que compte tenu de la massivité économique d’une réalité chargée de destructivité comme à l’époque du nazisme au lendemain d’une guerre mondiale décimant les populations, la survie chez nombre d’individus passe par toute une gamme d’états opératoires, selon la qualité intrinsèque du moi et ses lignes de fractures traumatiques, conditionnant l’expression de la haine versus l’existence d’un véritable sentiment de culpabilité. L’état opératoire, les appétences narcissiques et à l’action offertes au collectif, modulées par l’équation personnelle et fantasmatique de chacun, peut se révéler une solution avec le risque d’une accentuation de la démentalisation déjà en cours et d’une désorganisation somatique. L’expression affective de la haine éloigne le risque de somatisation tandis que le clivage du moi assure à ce nouvel édifice psychique une redoutable protection.

En revoyant les images d’Eichmann dans sa cage de verre lors de son procès à Jérusalem, je n’ai pas eu le sentiment d’un personnage falot comme il a été si souvent décrit. La permanence de son rictus lorsqu’il répond, avec son souci du détail factuel aussi macabre soit-il, me fait plutôt penser à une haine affleurant en continu les bords contrôlés de son caractère. Il me semble que des individus comme Eichmann ont profité tant de la solution opératoire que d’une issue collective meurtrière à leur haine liant en permanence leur destructivité. Eichmann a peut-être même dépassé sa soumission à l’idéologie nazie en poursuivant les déportations en Hongrie en 1944 alors même qu’Himmler lui avait ordonné d’arrêter. L’élève a dépassé le maître et contrairement à Himmler, Eichmann ne s’est pas suicidé. Il a échappé au sentiment de culpabilité et à la désorganisation somatique contrairement à Stangl. Mais il n’a pas échappé à la pendaison.

Emmanuelle Sabouret est psychiatre, psychanalyste SPP, IPSO.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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[1] Préface à l’ouvrage de C. Smadja cité, p.14

[2] « Brutalisation » est un terme forgé au début des années 1990 par l’historien George Mosse pour signifier l’impact de la violence de guerre sur les combattants de 14-18, et à leur retour sur les sociétés européennes (notamment en Allemagne) dans l’entre-deux-guerres. Il cherche à mettre en relation la violence politique des totalitarismes et celle de la Première Guerre mondiale.