La Revue Française de Psychanalyse

Entretien avec Cécile Marcoux

Entretien avec Cécile Marcoux

envoi « Correspondance Freud- MarieBonaparte »

ENTRETIEN AVEC CÉCILE MARCOUX
Directrice de la Bibliothèque Sigmund Freud à Paris*

Rfp : Cécile Marcoux, en tant que directrice de la Bibliothèque Sigmund Freud à Paris, vous figurez parmi les trois destinataires des remerciements des éditions Flammarion, entre les petits-enfants de la Princesse Bonaparte et Margaret McAleer, conservatrice, responsable du fonds Bonaparte à la Bibliothèque du Congrès (Washington). Vous avez en effet joué un rôle essentiel à l’origine de cette publication. Mais en amont de ce travail, c’est à vous, avant tout, et à votre persévérance que l’on doit l’individualisation et la mise en valeur du Fonds Marie Bonaparte au sein des archives de la Bibliothèque Sigmund-Freud. Pourriez-vous nous en dire un peu plus ?

CM : J’ai « rencontré » Marie Bonaparte pour la première fois en travaillant sur sa bibliothèque personnelle, qu’elle avait léguée à la SPP en 1962. Nommée directrice de la bibliothèque en 2000, j’avais découvert un peu par hasard, mélangé dans le fonds général de la bibliothèque, cette collection patrimoniale incroyable tant par sa richesse que par son exhaustivité des publications psychanalytiques antérieures à 1940 en allemand, anglais et français. Grâce aux ex-libris, aux dédicaces, aux vieux registres d’inventaire, j’ai petit à petit réussi à reconstituer la collection qui comporte plus de 1300 titres. Ses livres étaient annotés très abondamment et témoignaient d’une lecture, et même de re-lecture très assidue. La plupart étaient dédicacés par leurs auteurs, souvent de manière très personnelle et très élogieuse. J’ai donc été vite intriguée par leur propriétaire initiale, sa personnalité, ses relations avec Freud et le rôle qu’elle avait eu à la SPP. Mais l’image de Marie qui apparaissait la plupart du temps dans la littérature consacrée ne me convainquait pas. Elle était souvent considérée comme une mondaine, riche mécène excentrique qui s’était intéressée à la psychanalyse pour résoudre ses névroses personnelles, affublée du sobriquet peu flatteur « Freud m’a dit ». Au mieux était-elle connue pour avoir participé à sauver Freud des nazis. Certes, elle avait fondé la SPP et la Revue française de psychanalyse, on ne retenait alors que l’aspect financier, si elle avait traduit certaines œuvres de Freud, on jugeait ses traductions mauvaises, et ses écrits psychanalytiques étaient considérés comme sans intérêt.

Mais alors pourquoi Freud lui aurait-il confié la traduction de ses œuvres en français, ou la mission de créer un groupe français, lui si vigilant et si conscient de l’importance de ses émissaires pour la diffusion de la psychanalyse ? Cette image de la Princesse qui visait à l’effacer de l’histoire, ou pour le moins à minimiser son rôle était forcément incomplète.

En 2004, je rencontrai SAR Tatiana Radzivill[1] à l’occasion d’une exposition que je préparais à la bibliothèque sur sa grand-mère. Ce fut ma première tentative pour évoquer une autre image de Marie Bonaparte : l’éditrice et la traductrice de Freud, curieuse, passionnée, à la personnalité plus complexe et surtout plus impliquée dans l’histoire de la psychanalyse française. Un lien de confiance s’établit entre nous et lorsqu’en 2010 une exposition sur Marie Bonaparte fut envisagée au Musée des Avelines de Saint-Cloud, Tatiana m’invita à y participer. Parallèlement, j’avais rencontré Rémy Amouroux qui travaillait alors sur les archives ouvertes de Marie Bonaparte déposées à la BnF. Ce travail constituait le sujet de sa thèse[2] et contextualisait les écrits de Marie Bonaparte dans une perspective historique du paysage scientifique de son temps. Son approche inédite m’intéressa immédiatement et nous échangions régulièrement autour de ses recherches et de ses travaux.

Rfp : C’est donc à travers ces rencontres que vous allez en venir à la correspondance de Marie Bonaparte avec Sigmund Freud, ou plus exactement que vous allez partir à la recherche de cette correspondance ?

CM : Au cours de ces échanges, nous évoquions très souvent la « fameuse » correspondance Freud/Marie Bonaparte. Je dis « fameuse », car cette correspondance était l’objet de nombreuses rumeurs, spéculations et mystères. Ernst Jones[3] et Max Schur[4] en avaient publié quelques très courts extraits dans leurs ouvrages sur Freud et Célia Bertin[5] également dans sa biographie sur Marie Bonaparte. Le seul élément tangible dont nous disposions était que cette correspondance avait été déposée à la Library of Congress (Washington), accessible à partir de 2020 et à la BnF, accessible en 2030.

S’agissait-il des mêmes lettres déposées dans deux endroits différents, ou seulement d’une partie dans chacun des lieux et dans ce cas pourquoi et sur quels critères de sélection, quel était leur nombre, quel était leur contenu ? Personne au début des années 2000 ne pouvait répondre à ces questions.

Rfp : Et c’est alors que vous découvrez une « Marie archiviste » comme vous dites, archiviste de l’ensemble de ses propres documents.

On sait le rôle que Marie Bonaparte joua dans le rachat des lettres de Freud à Fliess, et comment elle réussit à convaincre Freud de ne pas les détruire, argumentant qu’elles étaient fondamentales pour comprendre les débuts de la psychanalyse.

Grâce au travail de Rémy Amouroux sur les archives Marie Bonaparte à la BnF (cf. les lettres à Julien Caïn, directeur de la BnF[6]), nous avions appris que Marie Bonaparte était aussi très impliquée dans la constitution de ses propres archives et avait organisé avec précision leurs dépôts successifs à la BnF, ainsi que dans d’autres lieux comme les Archives nationales. Mais elle avait aussi contribué à brouiller les pistes : elle recopiait ou faisait recopier les mêmes documents plusieurs fois, parfois exactement les mêmes et parfois avec quelques modifications. Par exemple, Célia Bertin n’avait pu avoir accès aux lettres déposées à Paris ni à celles déposées à Washington encore classifiées, mais probablement à quelques copies incomplètes qui étaient en possession d’Eugénie de Grèce, sa fille. Ces mêmes copies (voire des copies de ces copies) ont circulé entre Paris et New-York alimentant pendant de nombreuses années rumeurs, scandales et surtout idées fausses.

Rfp : Enfin, dernière phase, pouvez-vous nous préciser les différentes étapes de ce travail de bénédictin qu’a représenté la publication de la correspondance et en amont la collecte des lettres ?

Pendant les années qui suivirent, Rémy Amouroux a continué ses recherches, publié sa thèse ainsi que plusieurs articles autour de Marie Bonaparte : sur Valéry et Alice Jahier (patients de MB), sur Anne Berman, sur John Rodker (éditeur d’Imago publishing company), sur Marie et la RFP[7]. Pour ma part, j’ai terminé mon travail sur le fonds Marie Bonaparte. Ce travail d’identification et de restauration fut achevé en 2014. En 2019, la SPP reçut le prix des Sociétés savantes décerné par l’Académie des sciences morales et politiques pour l’identification, la préservation et valorisation de ce fonds patrimonial unique.

Arrive janvier 2020, Rémy Amouroux se rend à la Library of Congress (Washington) et a enfin accès à la totalité de cette correspondance. Et comme souvent, la réalité dépasse la fiction, tant pour la forme que pour le contenu : il y a presque mille lettres et leur contenu se révèle d’une richesse importante pour l’historiographie freudienne.

Pour envisager la publication, il fallait trouver un éditeur capable de se lancer dans pareille aventure : un volume de 1000 pages, la transcription des mille lettres manuscrites des deux correspondants, parfois très difficiles à décrypter, leur traduction – les lettres étaient dans leur très grande majorité en allemand – et inclure une présentation et un appareil critique qui éclaire la lecture de façon pertinente.

En accord avec Rémy Amouroux, j’en parlais donc avec une éditrice de Flammarion, Mary Leroy, qui fut très vite convaincue de l’intérêt d’une telle publication.

Il était également indispensable d’obtenir l’autorisation des petits-enfants de Marie Bonaparte, Tatiana Radzivill et Carlo Alessandro della Torre e Tasso. La confiance que m’accordait Tatiana, et le professionnalisme de Mary Leroy et de Rémy Amouroux, et d’Olivier Mannoni pour la traduction, ont abouti à cette publication qui permet de porter un nouveau regard sur Marie Bonaparte à qui Freud écrivait cette dédicace en 1928 : « À mon élève, ma traductrice, fille d’adoption et amie, Marie Bonaparte ».

* SPP, 21, rue Daviel 75013 Paris
[1] Petite-fille de Marie Bonaparte
[2] Amouroux R. (2012). Marie Bonaparte : entre biologie et freudisme.  Presses universitaires de Rennes.
[3] Jones E. (1958). La vie et l’œuvre de Sigmund Freud. 3 vol. Paris, Puf.
[4] Schur M. (1975). La mort dans la vie de Freud. Paris, Gallimard.
[5] Bertin C. (1982). La dernière Bonaparte. Paris, Perrin.
[6] Amouroux R. (2012), op. cit.
[7] Amouroux R. (2010). Marie Bonaparte, her first two patients and the literary world. International Journal of Psycho-Analysis 91(4) : 879-894.
Amouroux R. (2011). A serious venture : John Rodker (1894-1955) and the Imago Publishing Company (1939-60). International Journal of Psychoanalysis 92(6) :1437-1454.
Amouroux R. (2012). « Notre Revue ». Marie Bonaparte et la Revue française de psychanalyse. Revue française de psychanalyse 76(4) :1151-1165
Amouroux R. (2016). Anne Berman (1889–1979), une « simple secrétaire » du mouvement psychanalytique français ? » Gesnerus 73(2) : 360-375.

 

Rémy Amouroux, docteur en histoire de la psychologie, professeur associé à l’école des hautes études en sciences sociales (EHESS), a établi l’édition de cette correspondance intégrale ainsi qu’un appareil critique particulièrement substantiel et bienvenu. Il a également rédigé une introduction très documentée qui élargit encore les perspectives de lecture et confirme combien Marie Bonaparte « participe pleinement de l’histoire des femmes au XXe siècle ».

Olivier Mannoni, familier de l’œuvre de Sigmund Freud à travers la traduction d’autres correspondances ou les nouvelles traductions de certains de ses textes, a effectué la traduction de l’allemand pour les lettres de Freud et pour une partie des lettres de Bonaparte écrites en allemand.

Enfin, Mary Leroy, éditrice chez Flammarion, a supervisé l’édition de cette correspondance, « l’une des plus volumineuses et des plus denses correspondances que Freud ait entretenues » (Amouroux).

Replay de la présentation de la correspondance intégrale Freud-Marie Bonaparte avec Rémy Amouroux, Olivier Manoni et Cécile Marcoux, Emmanuelle Chervet, modératrice. Le 3 décembre 2022 à la SPP. Voir le replay