La Revue Française de Psychanalyse

Entretien avec Jean-Louis Baldacci

Entretien avec Jean-Louis Baldacci

Jean-Louis Baldacci est membre titulaire de la SPP, responsable scientifique du colloque René Diatkine.

RfP : Le concept d’absence n’appartient pas au lexique de la métapsychologie freudienne. Comment vous est venue l’idée d’en faire le thème du colloque René Diatkine dont vous assuriez la direction, à la suite d’un autre désormais absent, pour la première fois en octobre 2021 ?

Jean-Louis Baldacci : Il est fréquent que « le Deauville » ne se limite pas aux thèmes métapsychologiques classiques et essaie de se décentrer d’une tradition trop marquée en faisant travailler des notions générales qui ne sont pas exclusivement psychanalytiques, mais présentes dans un champ culturel plus large, social, médical, ou philosophique. Ainsi par exemple la rêverie, le thème du passé, du présent et de l’avenir, celui du champ dépressif ou de l’alexithymie ont fait l’objet de colloques antérieurs. Cela permet de travailler aux limites de la psychanalyse, d’éviter une auto-référence excessive qui confine à la répétition et parfois, de participer à l’ouverture de nouvelles perspectives. Mais la condition de ces choix est de maintenir la référence au travail psychanalytique ce que permet le dispositif du Deauville et des 3 conférences qui le composent. Celles-ci sont en effet présentées par 3 orateurs de générations analytiques différentes qui se centrent ou s’éloignent plus ou moins de la situation analytique proprement dite. Il est bien possible comme vous le suggérez que ce choix d’un thème débordant les limites de la psychanalyse soit favorisé par les changements d’organisateurs du colloque et qu’il marque l’ouverture d’un nouveau cycle de questionnement.

RfP : Durant la période de confinement lié à la pandémie du Covid-19, l’absence des corps en séance a-t-elle constitué un élément central dans le questionnement nécessaire quant aux modifications de cadre et de la pratique ainsi qu’aux effets transféro-contre-transférentiels induits au cours de la cure ?

J.-L. B. : Pouvoir choisir un thème aux limites de la psychanalyse ouvre sur l’actualité générale particulièrement lorsqu’elle recoupe une problématique psychanalytique particulière. Pour le dire plus précisément, une actualité, celle de la pandémie a confronté les analystes à la nécessité de modifier temporairement leur pratique et leur cadre de référence. Les problèmes posés par les nouvelles modalités de présence liées aux risques de contagion (téléphone avec ou sans image) sont venus rejoindre ceux déjà soulevés par « l’analyse à distance » tel qu’elle est pratiquée dans certains pays.

Ces pratiques interrogent en effet la dynamique du transfert et la classique formule freudienne : « nul ne peut-être abattu in abstentia ou in effigie », une formule qui interroge les rapports de la présence et de l’absence. Elle traduirait la nécessité de se déprendre du trop de présence ou du trop d’absence de l’objet actualisé dans le transfert par un meurtre symbolico-imaginaire. Cette actualisation transférentielle et son issue symbolique impliquent que soit préservé l’écart entre la personne de l’analyste et sa fonction. Or, dans beaucoup d’histoires traumatiques, cet écart n’est pas garanti, et impose au patient de fuir. Il s’agit parfois de fuite réelle avec arrêt du traitement, et dans d’autres cas, de fuite dans une fixation stérile à une situation analytique qui ne parvient pas à engager un processus dynamique susceptible d’évoluer vers une fin. Durant le confinement, les analystes ont continué grâce au Zoom de confronter leur pratique et ses aménagements. Ils ont ainsi pu constater que dans bon nombre de situations, la mise à distance des corps avait permis de limiter les résistances et parfois même de travailler le passage sur le divan de certains patients jusque-là aux limites de l’analyse.

RfP : D’une manière générale, l’absence physique des corps s’exonérant du regard, de l’odorat, de la motricité et du toucher, mettrait-elle en veille, en attente comme vous le suggérez implicitement, l’élaboration et l’actualisation dans le transfert de la dimension incestuelle/incestueuse de l’histoire infantile ?

J.-L. B. : Nous avons effectivement pensé que l’absence physique des corps venait comme objectivement garantir la séparation et avec elle le tabou du toucher, ce tabou qui résulte du respect des deux interdits fondamentaux de l’inceste et du meurtre.

RfP : Comment cette absence, avec la réduction illusoire des résistances que vous signalez dans l’argument, intervient-elle dans le travail de contre-transfert en tant que « lieu fécond de l’absence » ?

J.-L. B. : Il nous a alors semblé intéressant à partir de cette réduction temporaire des résistances d’interroger comment une séparation objective pouvait se transformer en une absence psychique de l’objet. Je dis bien psychique. La référence au paradoxe Winnicottien de la capacité d’être seul en présence de l’objet permet de penser que cette transformation ne résulterait pas de l’absence physique de l’objet ; mais au contraire impliquerait sa présence.

RfP : À partir de la dialectique présence/absence, vous suggérez l’hypothèse d’un possible « travail de l’absence », comme Freud le formule en parlant du « travail du rêve ». Pourriez-vous nous dire ce qu’engage psychiquement selon vous le « travail de l’absence », et en quoi il se distingue du « travail du deuil » ? Comment ce « travail de l’absence » participe-t-il de la constitution du psychisme à partir d’une expérience de satisfaction qu’il s’agirait de retrouver et de renouveler ?

J.-L. B. : Si l’on suit cette hypothèse de la nécessaire présence physique de l’objet pour engager la transformation de la séparation des corps en absence psychique, le rôle de l’objet devient alors crucial. Il permet en effet de limiter l’écart, la déception entre l’halluciné et le réel en ouvrant grâce à la parole et à l’exploration motrice tout le champ de l’illusion et de la pensée magique nécessaires à la fondation d’un psychisme sur la base d’un principe de plaisir anti-traumatique. Avec le soutien de l’objet, l’hallucinatoire n’est plus seulement ce qui essayait de pallier en urgence le manque physique causé par l’absence. Au contraire, l’hallucinatoire devient ce qui guide la recherche pour retrouver l’objet. Mais cela implique que l’objet accepte et désire soutenir la finalité de cette recherche qui pourtant vise à le remplacer. C’est là que peut se rencontrer le travail de contre-transfert qu’il serait trop long de développer ici. Illusion/désillusion, idéalisation/désidéalisation, identification/désidentification sont les étapes de ce parcours qu’on pourrait qualifier de travail de l’absence. Et comme la présence de l’objet est nécessaire au travail psychique de l’absence, en retour, l’absence devient nécessaire à la perception de l’objet et au jugement de réalité. L’absence ne se distingue donc pas du travail du rêve ou du travail de deuil, elle en est la condition, car elle permet de retrouver hallucinatoirement l’objet dans le rêve comme elle permet d’en accepter la radicale différence et la disparition dans la réalité du deuil.

RfP : En mettant l’objet au cœur du « travail de l’absence », vous définissez le processus en jeu dans un énoncé poétique très serré : « […] L’objet dresse le métier sur lequel l’aiguillon de la pulsion et le fil du langage viennent tisser le plaisir et la douleur, le rire et les pleurs, les cris et les mots, le jeu et le récit, la lecture et l’écriture, le désir et la rêverie, sur la trame d’un auto-érotisme investi en référence à ce qui est absent sur et dans le corps. » Pourriez-vous essayer d’en décondenser le propos ?

J.-L. B. : Cette phrase avait peut-être comme finalité de donner l’idée de la complexité et de l’enchevêtrement de toutes ces étapes, ainsi que de comparer la complexité de la psychogenèse du moi à celle de la situation analytique. Étant donné l’impossibilité d’embrasser un tel champ autrement que sur mode littéraire, elle annonçait surtout que les orateurs auraient à choisir selon leurs expériences respectives un angle de travail analytique et non synthétique. Kalyane Fejtö, en partant du dispositif imposé par l’absence physique des corps, s’est attachée aux aléas du transfert et aux failles narcissiques qu’ils révèlent et permettent de travailler. Emmanuelle Chervet a développé le rôle de l’absence dans la différenciation moi/surmoi. Quant à Gilbert Diatkine, il a interrogé les effets de l’analyse à distance sur les interdits surmoïques. Dans les 3 cas, il s’est agi d’interroger ce qui permet ou bloque, voire interdit le travail de l’absence. Mais il me semble que le plus important dans ma phrase est le mot « autoérotisme », car il permet d’organiser les fantasmes de la sexualité infantile et de soutenir économiquement le désinvestissement progressif de l’objet et la recherche corrélative d’autres objets. Or c’est cette recherche qui accompagne chacune des étapes qui caractérisent l’une des deux faces du travail de l’absence, à savoir la désillusion, la désidéalisation et la désidentification.

RfP : Question subsidiaire, pourriez-vous nous dire comment vous avez vécu cette première expérience du « Deauville » en tant qu’organisateur ?

J.-L. B. : L’esprit du Deauville est peut-être d’approcher au plus près l’étymologie du mot « colloque », c’est-à-dire de trouver une dimension de conversation familière, volontiers associative, propice à des après-coups clinico-théoriques féconds publiables dans la RFP. Or faire parler et travailler une centaine de spécialistes sans se disperser n’est pas chose facile. Pour y parvenir, certaines conditions sont nécessaires. D’abord une unité de lieu pendant une durée suffisante et un nombre de participants pas trop importants. Ensuite des orateurs qui ne se concentrent pas exclusivement sur leur propos, mais engagent la discussion immédiatement et en priorité après chaque présentation sans préparation écrite préalable. Il n’y a donc pas de discussion préparée ni de discutant attitré. Tous les orateurs siègent les deux jours à la table et la parole doit d’abord tourner entre eux puisqu’il s’agit d’une table ronde. Ces modalités d’échanges à la table, échanges spontanés, tâtonnants, hors enjeux narcissiques favorisent la dynamique associative des interactions improvisées avec la salle et transforment le colloque en vraie réunion de travail et de recherche.

Toute la difficulté est d’essayer de préserver, déjà en amont, une sorte d’équilibre entre préparation et improvisation. C’est le rôle de l’organisateur. Pour cela, les 3 orateurs ne se rencontrent qu’une fois avant l’été pour discuter du thème. Ils ne se communiquent leurs textes que peu de temps avant le colloque et ne le diffusent pas aux participants, sauf éventuellement à ceux qui ont participé à la relecture de leur travail. Enfin l’ordre de passage jusqu’au dernier moment n’est pas fermement établi. Il est décidé par l’organisateur qui s’est imprégné des 3 textes.

Cette fois encore, le plaisir de travailler ensemble m’a confirmé dans l’idée que le colloque avait donné lieu à une vraie réunion de travail et de recherche. Et cette réussite est à mettre au crédit de l’entente des orateurs et de l’implication des participants. S’il est trop tôt pour savoir s’il favorisera l’émergence d’idées nouvelles, j’ai eu le sentiment que son vaste thème ouvrait un cycle qui allait se centrer progressivement sur les modalités et les conditions de transformations psychiques. Sans que ce soit prévu, le Deauville 2021 sur l’absence a donc bien introduit celui d’octobre 2022 sur « Les sublimations ».