La Revue Française de Psychanalyse

Entretien avec Julia Kristeva

Entretien avec Julia Kristeva

Rfp : Julia Kristeva, vous publiez dans la collection « Les auteurs de ma vie », chez Buchet Chastel, un Dostoïevski[1]. Le principe de cette collection consiste à proposer un choix de textes de l’auteur précédé d’une introduction consistante (70 p.). Pourquoi le choix de ce « géant russe » dont votre père vous déconseillait la lecture ? Au-delà de la curiosité qui ne pouvait qu’être sollicitée, comment la jeune Bulgare puis l’étudiante en philologie française a-t-elle « plongé » dans « Dosto » au point d’en faire « l’auteur de [sa] vie » ?

Julia Kristeva : En cherchant dans la bibliothèque familiale, après la mort de mon père, j’ai découvert au dernier rayon tout en haut, au fond contre le mur, les romans de Dostoïevski à côté… d’une traduction bulgare en 1947 de l’Introduction à la psychanalyse de Freud. Des livres que mon père compulsait en secret, et interdits à ses filles. Ilrêvait de nous faire quitter notre Bulgarie natale. Selon lui, je devais développer mon « goût inné » pour la clarté et la liberté, en français puisqu’il m’avait fait découvrir la langue de La Fontaine et de Voltaire, en plus de celle de notre « grand frère russe », qui nous était imposée naturellement. Dostoïevski était alors officiellement taxé d’« obscurantiste religieux », ou d’« ennemi du peuple », mais dans les coulisses staliniennes, on le lisait encore. Pendant le « dégel », la seconde édition du livre de Mikhaïl Bakhtine, Problèmes de la poétique de Dostoïevski (1929-1963). Un phénomène social, un symptôme politique.

Les formalistes russes, qui inspirèrent le structuralisme français, avaient mis à plat les labyrinthes du récit,réduit à une morphologie binaire selon laquelle le sujet rencontre un objet dans l’action du verbe. Bakhtine, à l’écoute de Hegel et tout en rejetant Freud, tentait de saisir l’envoûtement et la toxicité de la poétique narrative, en y repérant une logique profonde : celle du dialogue. Je ne parle jamais qu’à deux, altérité-proximité fondatrice. Nous nous entre-tenons ; le « dialogue permet de substituer sa propre voix à celle d’un autre », avec tous les aléas de confusion, d’identification, de projection, d’introjection, voire de mutualité possibles. Chez Dostoïevski, le dialogue révèle une structure profonde de la manière d’être au monde : « toute chose est à la frontière de son contraire ». Le sens s’effrite, mais renaît, masqué-démasqué, mésalliances carnavalesques et sombre rire pensif.

En régénérant un courant qui traverse la littérature européenne, Dostoïevski invente sous une « forme originale et inimitable, totalement nouvelle, le roman polyphonique ». Il permet de « carnavaliser » le solipsisme éthique : puisque l’homme ne peut se passer de la conscience d’autrui, les contraires qui désunissent (vie-mort, amour-haine, naissance-mort, affirmation-négation) se contractent et con-versent dans le « pôle supérieur de l’image géminée[2] ».

Mais le roman polyphonique ouvre aussi la scène intime et son époque délimitée à l’espace d’un infini universel que visaient déjà les mystères du Moyen Âge, et qui évoque l’explication capitale de Chatov et Stavroguine dans les romans : « Nous sommes deux êtres qui nous rencontrons face à face dans l’infini… pour la dernière fois sans doute. Laissez votre ton et devenez humain ! Parlez humainement ne fût-ce qu’une fois dans votre vie. »

Quand je suis arrivée à Paris, avec cinq dollars en poche (en attendant la bourse pour études doctorales sur le Nouveau Roman français), j’avais le livre de Bakhtine dans ma valise. Paris discutait structuralisme, linguistique, formalisme. L’exil est une épreuve et une chance, j’ai osé : « Aimez-vous le post-structuralisme ? » Émile Benveniste insistait sur l’énonciation qui porte l’énoncé et Jacques Lacan jouait avec le signifiant dans l’inconscient. Le post-formalisme de Bakhtine m’a inspiré une autre vision du langage : intrinsèquement dialogique, et de l’écriture : nécessairement intertextuelle.Le séminaire de Roland Barthes, la revue Critique, mais surtout la revue et la collection Tel Quel de Philippe Sollers, puis l’École des hautes études, l’université Paris-VII, New York et bien d’autres m’ont donné la chance de l’élaborer.

Avec les logiques polyphoniques de Dostoïevski et ma propre intimité, j’ai travaillé les écrits de Mallarmé, Céline, Proust, Artaud ou Colette : des révolutions du langage qui, en profondeur et souvent à contre-courant des remous sociaux, révèlent et opèrent des frémissements charnières dans les civilisations. L’interprétation fût-elle exquise d’une orchestration aussi convulsive que celle de Dostoïevski procure l’abord le plaisir ténu, prudent, indécent – dirait Georges Bataille – de déceler pour de bon l’étrangeté qui vous transcende. De l’apprivoiser, de la faire vôtre. Ne me resterait-il qu’à retourner à la métaphysique, qui avait de toute façon programmé en douce tous les « outils » linguistiques, herméneutiques, philosophiques ? La psychanalyse devait m’ouvrir de nouveaux horizons, autrement éclairants et stimulants.

« Auteur de ma vie » ? Le titre de la collection est passablement hyperbolique et exigeant, d’autant plus qu’en découvrant – a posteriori – les ouvrages écrasants qui m’avaient précédée, j’ai plusieurs fois songé à me désister : Descartes, par Paul Valéry, Schopenhauer, par Thomas Mann, Marx par Léon Trosky. Je me suis laissé porter, chemin faisant, par la prose exubérante, haletante, heurtée de Dostoïevski, que Proust compare aux derniers quatuors de Beethoven. Pour ne retenir, en définitive, par une discrète analytique, et par-delà les « récupérations » religieuse-orthodoxe ou philosophique-existentialiste, que la fulgurante galerie des personnages : les duos homo-érotiques des hommes Mychkine, Rogojine, Raskolnikov, Svidrigaïlov, Stavroguine, Verkhovenski, Kirilov, Chigaliov, Chatov, Zossima, Tikhone, les trois frères Karamazov et leur père… ; l’archipel des solitudes féminines : Natassia Filippovna, la Clopinante, la Douce, Grouchkenka… ; la rage de l’homme du sous-sol, le viol de Matriocha, les enfants et les jouissances au bord de la pédophilie revendiquée (selon certains biographes par l’auteur) pour mieux être rejetée dans ce monde sans Dieu que Dostoïevski pressent et où « tout est permis ».

Rfp : Les psychanalystes lisent ou relisent Dostoïevski à l’aune du texte de Freud « Dostoïevski et le parricide » (1928). Malgré l’obsession parricide de l’écrivain, c’est peut-être moins ce texte et le thème de la culpabilité et de l’autopunition qui vous inspirent que ceux du clivage et de la coupure, récurrents à vos yeux : « Le sous-sol n’est pas en dehors de nous, il est en nous » (p. 21). Vous montrez dans les personnages de Dostoïevski des êtres dédoublés, aux contours indécis, semblables à ceux décrits par Freud en 1924, entre névrose et psychose. Comment les clivages se manifestent-ils ? Quelles places, quels rôles leur attribuez-vous au sein des personnages et dans les intrigues ?

Julia Kristeva : Freud insiste sur la « profondeur organique » : un « mécanisme de décharge organique anormale » : tous dominés et entretenus par la conscience pathétique de la culpabilité et une impayable dette au père, seigneur et Dieu, qui obligent l’artiste névrosé à revendiquer « un rôle de Christ » et « devenir réactionnaire ».

Mais il faudrait lire ces coups de sonde dans son quadruple Dostoïevski : l’écrivain, le névrosé, le moraliste et le pécheur – avec tous les écrits de Freud. Lorsqu’il aborde « le maudit Russe » (Stefan Zweig), il est en train de modifier sa conception de l’appareil psychique : le refoulement, l’Œdipe et la névrose ne suffisent plus ; Thanatos est à l’œuvre à côté d’Éros. Appelez-le déni ou forclusion,c’est le « travail du négatif » qui spécifie l’être parlant.

Les pulsions de satisfaction immédiate, le plaisir, sont différées, retenues, engrammées en traces mnésiques, elles-mêmes accordées aux traces mnésiques de perception internes et externes : c’est le degré zéro de la pensée. La matière renonce au plaisir immédiat et construit « au-delà » de lui un « substitut » : c’est la capacité de représenter, penser, parler. Ça advient au prix d’un arrachement, un saut, une coupure génératrice : Freud l’appelle « une révolution psychique de la matière ».

Sous cette pré-forme psychique vient s’inscrire, se contre-investir et se fixer le « refoulement originaire » qui rend possible la capacité humaine de parler et de penser. Plaisir de la suppression des composantes libidinales, création du symbole de la négation, et tous les symboles vont s’ensuivre. L’être apparaît sous la forme du non-être : les pensées. Indépendance à l’endroit du refoulement, le refoulé est repris dans une espèce de suspension, nouveaux champs d’investissement : la jouissance.

La mosaïque du « for intérieur » s’y rajoute, à force de « refoulements secondaires » et tend à cohabiter avec le volcan et sa croûte. Qui ne laissent pas en paix le « névrosé », supposé « réussir sa synthèse », « son unité », mais le torturent de symptômes plus ou moins soutenables entre inceste et parricide, jusqu’à ce que « l’inconscient » et ses formations volent en éclats et l’être parlant se livre à la béance originaire, révolution du vide.

Dans ces régions où la névrose s’émiette, les démons dostoïevskiens affluent, et les recherches les plus aiguës de la psychanalyse contemporaine semblent rendre raison à la « surrection » (« Array ! Surrection », dans Finnegan’s Wake, de J. Joyce, 1939) de L’Homme du sous-sol chez Dostoïevski. Le « clivage », « coupure », ou « refente du sujet », le sous-sol n’est pas en dehors de nous, il est en nous : dédoublés entre la vie diurne qui tend à la paix et la destructivité sauvage de la vie onirique ; dédoublés aussi dans l’idéologie et la mystique des groupes et des communautés, qui préservent les liens internes en projetant le réprouvé sur les autres extérieurs. Des états limites qui, pour éviter la cassure de soi, se « déforment eux-mêmes » : « inconséquence, bizarreries et folies accéderaient à une même lumière que les perversions sexuelles, par lesquelles ils s’épargnent en effet des refoulements », écrit Freud à la fin de sa vie (Le clivage du Moi dans les processus de défense, 1937 ; publication posthume 1940).

Dostoïevski a très tôt réalisé que l’explosion épileptique, ses auras, ses douleurs et peurs le mettaient au contact avec une dimension essentielle de la condition humaine : l’avènement et l’éclipse du sens. Il était capable d’enregistrer, en voix et récits, l’embrasement hypersynchrone des neurones, la respiration bruyante et étranglée de la crise, les décharges encore chargées d’énergie. Une sorte de stéréotaxie verbale qui ne s’en défend pas, ni ne les oublie, mais les engouffre dans l’entonnoir du vide où se constituent le symbole, le langage et la pensée. Ni schizophrène ni paranoïaque, l’écrivain acquiert la conviction que la faille est destinée à consumer la béance elle-même qui la génère ; qu’il se devait de guetter ses ondes gravitationnelles dans lesquelles chaque parole, comportement et histoire révèlent leur être clivé, dialogique, polymorphe, inépuisable et pitoyable, mourant, survivant. Pour capter, dans les mots, la chair des mots et du vide.

Cet investissement paroxystique de la narration, en lieu et place des autres capacités exorbitantes d’aimer et de souffrir, maintenues, mais subordonnées à l’écriture, relève forcément de la singularité exceptionnelle de Dostoïevski. Mais il appartient aussi à la foi chrétienne qui le soutient avant, surtout pendant et après le bagne, en lui permettant par sa dialectique immanente de l’utiliser jusqu’à la tordre au profit de son verbe à lui, de sa survivance singulière d’homme et d’écrivain. C’est dire que le christianisme de Dostoïevski n’est pas une idée ni un engagement moral et politique qui rassurerait « l’enfant de l’incroyance et de doute » qu’il maintient être jusqu’à la fin de sa vie ; mais que l’optimisme et sa glorification de l’énergie pensante (tant admirés par A. Gide) sont incompréhensibles sans sa foi (vera, russe) christique dans le Verbe incarné. Ses romans sont christiques, son christianisme est romanesque.

Psychanalyste avant la lettre, l’écrivain parvint à un exploit sans précédent, quand il réussit à percer le brouillard complaisant dans lequel le maintenaient ses fantasmes névrotiques, en découvrant le sous-sol : le clivage lui-même. Le seuil ultime du rejet primaire, la schize, la refente du sujet. Pour le renommer inlassablement en récit – toujours cet entretien infini de soi hors de soi, reconstruction improbable. Mais il lui fallait ce coup de lame à deux tranchants, les deux carnets de la Maison morte (1860) et du Sous-sol (1864) – incision délicate et dissection rageante – pour que, au-delà de la névrose, se libère la voix des grands romans : Crime et Châtiment (1866), L’Idiot (1868-9), Les Démons (1871), L’Adolescent (1875), Les Frères Karamazov (1880).

Rfp : La violence de l’univers de Dostoïevski est inséparable de son écriture. Vous le lisez en russe, et vous vous appuyez souvent sur cette langue, ses racines, la musique des mots. La traduction d’André Markowicz que vous proposez dans les extraits vous paraît restituer à la langue française « son génie de laisser dire, sans avoir peur du sacré » (p. 83), mais laissons de côté la théorie de la traduction ainsi impliquée. Délire, douleur, guerre des sexes, crime imprescriptible, la langue (originale ou traduite) opère-t-elle une sublimation de cette exploration de l’abjection pour celui que vous nommez « saint Dosto » ? Et – si le terme convient – comment opère cette sublimation ?

Julia Kristeva :

Une réalité augmentée, langages et images en fusion, plénitude démesurée des sens, scission-combustion nucléaire des neurones, cellules et fibres. L’exaltation supérieure frôle l’aura épileptique, temps hors-temps dilaté, avant que l’électrochoc de la crise ne broie le langage, l’esprit, la respiration, le squelette. Et ne percute la mort, cette borne de la jouissance, qui s’incarne dans l’écriture d’une sur-vie. N’est-ce pas ce qu’on appelle une sublimation ?

Le jeune Dostoïevski ne semble avoir vécu que des épilepsies mineures dans son enfance, et une crise majeure qu’on dit « temporale » en 1839 à l’annonce du décès de son père : tué et castré par ses serfs (hypothèse aujourd’hui contestée), ou mort d’apoplexie. Il souffrira toute sa vie du « phénomène anormal ». Moïse lui-même, le prophète Mahomet, saint Jean de la Croix, Thérèse d’Ávila, Flaubert aussi, parmi d’autres géants des civilisations, laissent entendre ce qu’ils doivent au mal sacré. Dostoïevski est le seul qui repère une augmentation paroxystique, pathologique, de LA capacité spécifiquement humaine : celle de dire, de faire sens, qui n’advient que dans le buisson ardent de tous les sens. La voix qui parle se souvient et pense, résume l’acmé des jouissances – souffrances dont elle participe en s’arrachant.

De la fissure originaire de notre espèce parlante, il nous ramène la membrane vibrante qui la recouvre, vestige sonore du champ ultra-profond des êtres, chair et sens fusionnés, relances et revirements, coups de théâtre et éclipses. Son énergie verbale de rescapé brasse des phrases, idées, conversations, histoires. De grâce, ne vous en tenez pas à ces données en lambeaux, écoutez la montée et la chute du sens, son vortex harassant, pouffant de rire, exultant, jubilant. Quand il retrouve la parole, le brisé comitial l’empoigne, exalte et détruit les idées – les tableaux – les intrigues. Un tsunami d’échanges, arguments et contre-arguments. La phrase se brûle en « il me semble », « hum », « à peu près », « sait-on jamais », « au contraire »… Le raisonnement obsédant perd sa cible, déménage, surprises absurdes et événements insensés ; le récit n’est pas fantastique, mais plusréel que ça, tu meurs !à force de flou… ça s’entend, ça s’essouffle en s’entendant s’essouffler, ça parle… Le verbe décroche du sens pour attraper l’angoisse, l’envie à mort, l’indifférence qui tue, assassinat et salvation, cruauté de l’incarnation… Aucune concrétude ne reste hors langage, aucun démon n’y résiste, ils y trouvent tous leur demeure, la crue du verbe s’en laisse infiltrer, dilater, trouer, jubiler. Elle s’estompe elle-même dans la crue de l’angoisse et la fêlure du crime.

Au cœur de ce désastre, pas de néant : l’investissement de l’interlocution veille, le récit se donne et reçoit, l’inter-dit exulte. Le roman ne nous quitte pas, il contamine, embrouille, emporte, vous en êtes : investis. « Investir », du sanskrit *kred, en latin credo : don et restitution, appel et réponse, insoutenable mutualité du sens et du senti. La foi ainsi transmuée en pari sur le dire, sur la narration jouée-déjouée, s’échappe du coma latent, diffus et à venir.

La voix, l’élément le plus organique du langage, s’empare de la langue maternelle, la dévoie, l’affine, s’en moque, la refait en un intarissable feuilleton : presque tous les romans de Dostoïevski paraissent par bordées programmées, par « médias périodiques » de l’époque (Annales de Pétersbourg, Nouvelles de Pétersbourg, Le Temps, L’Époque, Messager russe, Le Citoyen, Carnets de la patrie, dits « La Grosse Revue »), comme c’est l’usage. Mais, dans son cas, avec cette absurde, stupéfiante connaissance de la perte du sens. Ce sont des romans de la pensée : expansion-accélération, contradiction-effondrement. Drôle de penseur, ce romancier qui procède en invoquant, en raisonnant, se doit d’exceller dans la composition : « vastes crescendos », « opéra du déluge », auto-analyse perméable aux états limites des hommes et des femmes qui l’entourent, à l’unisson avec les soubresauts de l’organisme social contemporain.

Consubstantielle à l’épilepsie et à sa transposition-délivrance par l’écriture d’un irrépressible dialogue, en soi et hors de soi, solitude scannée et altérité magnétisée jusqu’à ces limites où le verbe et la chair se consument en crime, en mémoire, et en mutualité paradisiaque – depuis plus d’un siècle et demi, les lecteurs et commentateurs s’effraient ou admirent cette expérience extrême, l’homme double-face (au moins), l’œuvre polyphonique. Élucider sa magie ? Mission impossible, la double face et la polyphonie emportent l’élucidation ainsi que la magie. Demeure l’irrépressible expérience thérapeutique, l’irréversible vocation de la vie aux confins de la vie. Qui a conquis sa place dans les royaumes littéraire, esthétique et philosophique, qui les domine et qui s’impose dans la nouvelle crise de conscience globalisée.

Rfp : Concernant Dostoïevski, comme vous le soulignez, une anthologie représente une gageure. Comment choisir de courts passages dans cette œuvre-fleuve ? Vous avez sélectionné des thèmes dont vous dites qu’ils sont des « carrefours » qui invitent le lecteur à poursuivre le voyage. Comment avez-vous procédé ?

Julia Kristeva : Le format de la collection exigeant le choix d’une Anthologie, j’ai repris quelques pages « mythiques » (l’aveu de Raskolnikov à Sonia, le Grand Inquisiteur, quelques Documents significatifs – de son hainamoration des juifs, par exemple – et surtout des extraits insolites qui témoignent de ce que j’appelle la crue du verbe dostoïevskien, face à la mort et par la jouissance (naslajdiéniié) en doublure de la tropréputée souffrance du romancier.

J’ai dû « sacrifier » beaucoup de textes dont l’intensité se construit en se développant, mais je tiens beaucoup à ce choix qui dévoile, j’ose le dire, un Dostoïevski peu connu, voire inconnu et très actuel. Je remercie Nicolas Aude, jeune chercheur en littérature russe et comparée, qui m’a accompagnée dans cette sélection autour des thèmes récurrents dans l’immensité de l’œuvre : Rêve, Nation, Idée, Double, Carnaval, Crime, Châtiment, Temps, Épilepsie, Enfants, Naissance. Mon introduction ne peut se lire sans cet « éventail » qui fait respirer sa densité et l’éclaire.


[1] J. Kristeva, Dostoïevski par Julia Kristeva, Paris, Buchet Chastel, « Les auteurs de ma vie », 2020. Une recension du livre par Kalyane Fejtö est à paraître en mars 2021 dans la rfp n° 2021-1, « Quelle liberté ? ».

[2] Voir M. Bakhtine, Problèmes de la poétique de Dostoïevski, traduit par Isabelle Kolichev, présenté par Julia Kristeva, Paris, Éditions du Seuil, 1970, p. 235-296.

Photo © Sophie Zhang.