La Revue Française de Psychanalyse

Entretien avec Marilia Aisenstein

Entretien avec Marilia Aisenstein

  1. À partir de vos réflexions sur le masochisme érogène primaire, comment comprendre la précocité intellectuelle ? Comme la compensation d’un défaut du travail d’intrication primaire ?

 

Les onze pages du « Problème économique du masochisme » sont totalement subversives car elles révolutionnent la théorie du principe de plaisir.   Écrites   quatre   ans   après   la   description   de   l’existence d’un « au-delà » de ce même principe, elles font état du vacillement de Freud se demandant quel sera dès lors le gardien de la vie psychique. Je pense que l’on peut lire ici que c’est le masochisme qui vient remplacer le principe de plaisir. De plus, le déplaisir confondu au plaisir masochique devient dès ce moment le modèle même du plaisir.

Dans ce même texte Freud écrit que le masochisme érogène primaire est le lieu de l’intrication des deux pulsions, libido et pulsion de mort, dont les buts antagonistes (lier pour la libido/délier, séparer pour la pulsion de mort) sont aussi indispensables l’un à l’autre. Je vois l’intrication comme un attelage qui ne peut avancer que si les chevaux vont de pair.

L’opposition pulsionnelle chère à Freud n’est pensable que si les deux pulsions sont à l’intérieur du même cadre. C’est le masochisme et lui seul qui fournit ce cadre » corollaire.

C’est cette double participation pulsionnelle qui décrit méta-psychologiquement la nature du masochisme. Si le masochisme primaire est déficient il remplit moins bien sa fonction de cadre : les pulsions dès lors prennent des trajectoires différentes. Un défaut de l’intrication est à penser comme le résultat d’une défaillance du travail psychique de la mère qui n’a pas pu transmettre à l’enfant la capacité d’attendre.

Je pense que la prématurité du moi est une issue de cela ; mais je ne saurais dire si prématurité du moi et précocité sont synonymes, je ne le crois pas. Il est des enfants précoces qui grâce à des conditions fastes saurons s’épanouir, néanmoins prématurité et précocité ne sont pas sans danger comme le dit Ferenczi des « fruits qui deviennent trop vite murs et savoureux quand le bec d’un oiseau les a meurtris, et à la maturité hâtive d’un fruit véreux. »

  1. Quelles relations feriez-vous entre précocité et prématurité du moi en référence aux travaux de André Green et de Michel Fain ?

La notion de prématurité du moi est décrite par Freud en 1913 qui en fait un facteur de prédisposition à la névrose obsessionnelle. Le développement prématuré du moi est une réponse au débordement non métabolisable pour l’enfant d’excitation. Michel Fain y fait référence dès le début de son œuvre. En 1993 (in : Psychosomatique et pulsions) il évoque l’idée d’un “impératif de prématurité du moi“, qui consiste en la mise en place d’un dispositif anti-traumatique résultat d’une souffrance dépassant les capacités intégratives du masochisme primaire. La prématurité met en cause les activités mentales ayant pour source la pulsion érotique et donc la créativité.

A « l’impératif de prématurité », Michel Fain oppose « l’impératif de complexification » du développement satisfaisant, complexification au cours de laquelle les pulsions du moi imposent aux pulsions sexuelles le destin du double retournement de la pulsion et ouvrent la voie au refoulement. L’agent dynamique de « l’impératif de prématurité » est une mobilisation de la pulsion de mort utilisée pour rétablir silence et calme. Il peut s’apparenter aux techniques de survie mais risque d’aboutir à la formation d’un moi-idéal.

De plus, dans la pensée de Fain la prématurité est souvent mise en relation avec le couple activité/passivité. Ainsi il parle de « l’inachèvement du masochisme ». Dans des contextes traumatiques et quand l’objet primaire n’a pas permis le rassemblement des auto-érotismes, ni su fournir le narcissisme nécessaire pour favoriser le masochisme originaire intricateur des pulsions, l’enfant ne retrouve aucunes traces de satisfactions passives.

Adultes ces sujets craignent la passivité et vont toujours privilégier l’action, le comportement, la décharge et par conséquent prennent la voie du narcissisme phallique ou celle des somatisations.

En ce qui concerne André Green je ne me souvenais pas d’avoir entendu ou lu les mots de prématurité ni de précocité dans son œuvre mais je me suis tournée vers Christian Delourmel le plus éminent des commentateurs de Green*. Ce dernier m’a confirmé qu’AG n’avait pas évoqué la prématurité par contre le terme de précocité apparait à propos de configurations défensives où le moi naissant se trouve acculé à recourir à la destructivité comme « solution extrême de lutte contre l’envahissement par l’Autre, désirable et dangereux. Le danger étant l’explosion et l’implosion, mutuellement catastrophique ».

Selon lui ce recours défensif paradoxal au désinvestissement désobjectalisant, caractéristique des fonctionnements non névrotiques, trouverait sa modalité la plus courante dans la psychose. L’enfant doit se battre contre son excitation pulsionnelle interne, mais aussi contre des excitations venues de l’objet. Dans ces circonstances la pulsion de mort vient aider le moi en difficulté. En effet le moi ne peut se constituer et la pulsion de mort joue là un rôle de neutralisation de l’objet primaire. Green décrit ici des situations précocissimes défensives et paradoxales.

En fait comme Michel Fain, mais différemment Green se réfère à un traumatisme primordial qui va grever lourdement le destin psychique de ces enfants. Plus tard Green reprend son hypothèse au travers de sa notion de l’intériorisation du négatif. Or c’est là qu’il parle de « précocité ». Je le cite : “Par intériorisation du négatif, je veux dire que le psychisme a introjecté ces réactions défensives primaires comme modes de défenses inconscients, altérant l’organisation psychique et l’empêchant de se développer selon les modèles habituels du principe de plaisir. Réalisant une forme d’identification primaire négative, témoignage d’une fragilité qui ne laisse pas d’autre choix que la répétition, les manifestations de la négativité sont devenues des introjections identificatoires contraintes ; elles sont devenues ce qu’on pourrait appeler une seconde nature, artificiellement greffée sur un psychisme précocement modifié par la pathologie et ses réactions défensives. »

Cette intériorisation du négatif serait le signe d’un échec massif dans l’établissement de la structure encadrante, échec précoce qui sera la source d’organisations psychiques sous l’égide d’un négatif radical qu’il situe bien au-delà du masochisme.

Cette seconde question est difficile mais passionnante car elle m’a permis de voir au travers du texte les différences, mais également des correspondances très intéressantes. Ces deux « géants de la clinique et de la métapsychologie » se rencontrent sur l’altération précoce de la relation à l’objet primaire et la mise en échec du masochisme érogène intricateur mais ils choisissent des voies différentes, l’un, l’impossible accès à toute passivité créatrice et le recours au comportement, l’autre la mise en œuvre de défenses drastiques du côté de la désobjectalisation et du négatif.

  • Dans votre article ainsi que dans votre ouvrage, « Désir, douleur, pensée », (Aisenstein, 2020), vous revenez à plusieurs reprises sur l’article de Freud sur La négation (1925) dans lequel il souligne l’action de la négation, permettant de séparer « la fonction intellectuelle du processus affectif ». Pourriez-vous nous dire quelle place vous accordez à l’intégration de la négation dans la relation transférentielle et contre-transférentielle ?

 L’article de 1925 m’a toujours semblé un de textes les plus cruciaux de l’œuvre Freudienne. J’aurais aimé l’intituler « De la naissance de la pensée ».

La négation pour Freud n’est donc pas un simple refus mais l’advenue d’un sujet pensant. Puis le « non ceci est étranger à moi », « ceci n’est pas moi, ceci ne vient pas de l’intérieur de moi, donc je ne l’ai pas pensé », je ne veux pas me reconnaître dans cela (Par exemple : vous pensez qu’il s’agit de ma mère mais je ne veux pas reconnaitre cette pensée comme mienne)

Le point de départ de Freud est strictement clinique (« ce n’est pas ma mère ») puis à partir de là Freud note que la négation permet de séparer « la fonction intellectuelle du processus affectif » Rappelons que le but du refoulement est bien la suppression de l’affect.

*Je tiens à remercier ici Christian Delourmel qui m’a apporté une aide précieuse pour mieux comprendre la pensée de Green sur le précoce. Je recommande la lecture de son article dans l’IJPA An introduction to the work of André Green, Janvier 2013. Feb ;94 135-56.

Grace à la négation « la pensée se libère des limitations du refoulement et s’enrichit de contenus, d’idées dont elle ne peut pas se passer pour son fonctionnement. »

Une pensée ou une représentation peut se frayer un chemin vers la conscience à condition d’apparaitre sous la forme d’une négation. « Le jugement de condamnation est le substitut intellectuel du refoulement, son Non est un signe de marquage » écrit Freud.

Plus loin il développe ses idées en se penchant sur l’acte de Jugement.

Il dit : « Le juger est une action intellectuelle qui décide du choix de l’action motrice, met un terme à l’ajournement par la pensée et du penser fait passer à l’agir (………). Le juger est le développement ultérieur, approprié à une fin de l’inclusion dans le moi ou de l’expulsion hors du moi… ».

Dans la relation transféro-contretransférentielle l’utilisation de la négation me semble centrale. Avec certains patients elle atteste, à mon sens, d’un fonctionnement névrotique, parfois caractériel. Par contre chez d’autres qui ne sont pas encore « sujets », je dirais que tout le processus de la cure vise à les aider à s’affirmer négativement afin de devenir sujets de leur histoire.

Marilia Aisenstein, Paris, Décembre 2021