La Revue Française de Psychanalyse

Entretien avec Laurence Kahn

Entretien avec Laurence Kahn

Rfpsy : Le titre de votre ouvrage, Ce que le nazisme a fait à la psychanalyse, suggère que vous n’allez pas seulement aborder la question en historienne mais en psychanalyste. A la fois pour évaluer les torts « objectifs » faits à la psychanalyse et aux psychanalystes, mais aussi pour montrer comment la psychanalyse a dû se modifier, parfois contre elle-même. Pourriez-vous le préciser ici ?

Laurence Kahn : Effectivement, même si l’outil historique m’a été très précieux, j’aborde la question du point de vue de l’impact du nazisme sur la théorie et la pratique de l’analyse. De fait, le tort historiquement infligé à la psychanalyse par les nazis a été maintes fois exploré.

Les analystes de la Mitteleuropa étaient pour un grand nombre d’entre eux d’origine juive, ils ont été contraints à l’exil et le poids de la translation des foyers actifs de l’analyse  d’Est en Ouest a joué dans l’après-guerre un rôle considérable.

Mais, en amont, l’attaque a été très profonde du fait que les nazis considéraient la psychanalyse comme une « science juive ». Cette « science » juive, avec son appareil conceptuel, avec son enracinement dans la spéculation au sens le plus noble du terme, avec la relation qu’elle établissait entre pratique et capacité d’abstraction s’opposait en tout point à la volonté nazie de faire triompher l’efficace de la « pensée concrète ». De même que, dans le champ juridique, le nazisme a procédé méthodiquement au démantèlement des notions de représentation et de personne juridique au profit de l’incarnation de l’âme du peuple dans le Führer, de même le dévoiement du langage, noté par de nombreux contemporains, affecte directement le langage de la psychanalyse. Ainsi, l’usage constant des termes de Trieb et de Selbsterhaltungstrieb place-t-il sous la plume de Hitler la « pulsion » et la « pulsion d’autoconservation » au service d’une naturalité pulsionnelle de la race et de l’identité, cet usage s’enchâssant dans le programme de sauvegarde de l’« espace vital ».

C’est à cette déferlante du bios que les analystes sont confrontés. Comment soutenir que le logos et la voix de la raison sont essentiels dans la capacité des individus à résister à la psychose de masse ? Comment penser le soutènement de l’épreuve de réalité et l’étayage libidinal du moi quand il apparaît que les idéaux de purification ont altéré l’ensemble des capacités de jugement du socius par le biais de la massification des identifications ? Il m’a semblé, en réouvrant le dossier de l’Egopsychology à ses tout débuts, entre 1936 et 1938, qu’à l’époque la lutte se menait contre la néoréalité que forgeait autocratiquement la pensée nazie.

Il s’agit donc bien moins d’une approche historique que d’une approche clinique de la psychologie collective, à la jonction entre Psychologie des masses et analyse du moi, Malaise dans la culture et les textes freudiens de 1924, « Névrose et psychose » et « La perte de la réalité dans la névrose et la psychose ». Mais évidemment, l’autonomie libidinale du moi telle que la conçoit alors Hartmann va affecter très durablement le développement ultérieurement de la psychanalyse en particulier aux États Unis.

Rfpsy : Cette perspective clinique, comme vous le dites si justement, vous conduit à revisiter certaines notions qui ne sont pas sorties indemnes de ce passage par le nazisme et des événements qui ont suivi. Ainsi notamment, quoique bien différemment, la  Weltanschauung (conception du monde) à laquelle Freud consacre une conférence en 1933, ou la conception du traumatisme. Sur quoi devrait porter la vigilance des analystes ? Quelle serait la « pierre de touche », notre shibboleth ?

Laurence Kahn : Dans la fournaise politique de 1933, Freud me semble vouloir avant tout dégager la psychanalyse de toute volonté de défendre un système de normes. Il défend la seule vision du monde recevable par l’analyse, la science, et il l’oppose aux promesses illusoires de l’église et des bolcheviques, sans faire allusion à l’omniprésence du terme Weltanschauung dans Mein Kampf, sans doute pour protéger les analystes allemands qui sont à cette date dans la plus extrême difficulté. Mais l’essentiel du propos de Freud porte sur le fait que seul le conflit pulsionnel est en mesure d’alimenter de nouvelles créations, de nouveaux compromis : là où s’affrontent en chacun et en tous la revendication individuelle du bonheur et la limitation des plaisirs par la communauté civilisée.

Or il est frappant que ces trois vecteurs – la valeur scientifique de l’analyse, la fonction du conflit intrapsychique et surtout l’idée centrale que la communauté doit ignorer qu’elle dédommage l’individu pour une restriction libidinale qu’elle-même impose et qui la fonde – sont largement perdues de vue, à partir des années 60. Avec la notion de conflit, c’était le constat que la civilisation engendre la haine de la civilisation qui venait au premier plan. Cette dimension d’une destructivité inhérente à la nature humaine disparaît en grande partie des études portant ensuite sur la Shoah, au bénéfice du modèle de l’« indicible traumatisme » et de l’écoute des victimes. Prévalent alors l’irreprésentable, le clivage, le non-métaphorisable, la mort psychique. C’est ainsi que s’impose peu à peu l’outil thérapeutique par excellence que serait l’empathie. Il ne reste à peu près plus rien de la complexité de la vie psychique – y compris celle du survivant dont on se demande finalement avec quelles ressources internes il a survécu. Et il ne reste pas grand-chose de l’inconscient, du refoulement et de la trace mnésique, avec retour de l’inscription sous des formes plus ou moins déformées. Bref, l’extension des pathologies dites borderline et le chapitre communicationnel de la psychanalyse s’ouvrent avec, pour corrélat, la récusation du sexuel infantile, du pulsionnel et finalement du bâti métapsychologique dans toute sa complexité. De ce point de vue, est-ce que les shibolleth de la psychanalyse devraient avoir beaucoup changé ?  La pierre de touche ne demeure-t-elle pas la sexualité infantile et ses tractations on ne peut plus compliquées avec le narcissisme et les commandements surmoïques ?

Rfpsy : Qu’entendez–vous, dans notre temps, par la « liquidation de la tragédie », le titre de l’un de vos chapitres ?

Laurence Kahn : Spontanément je répondrais avec Imre Kertész « l’homme fonctionnel », c’est-à-dire un homme privé de destin, un homme spolié de sa relation aux finalités, pris dans les rets tout à la fois de la pathétisation de l’événement et de l’ « utilité » ou l’ « illusion consensuelle » qui consiste à « ne voir plus que des solutions à la place des vies ». Ce qui a volé en éclat, ce serait la division tragique : cet espace de conscience où se combattent désir et raison ; cet espace de tourment et de délibération intérieure mis en scène par les Tragiques grecs à l’aube de la démocratie, ce que commente le chœur à la fois du point de la destinée individuelle et du point de vue du devenir de la cité. Bref la tragédie de la liberté, laquelle a perduré comme fondement de la culture occidentale bien au-delà des grecs.

Le coup porté aux idéaux, la puissance des asservissements psychiques qu’ils sont en mesure d’engendrer et l’altération même de la figure du meurtre n’exigent-il pas, du moins pour les analystes, que soit remise sur le métier la position du meurtre du père primitif comme origine de la culture ? Que l’on repense l’intériorisation de la culpabilité comme apte à endiguer la compulsion destructrice et autodestructrice de l’humanité ? Comment tenir compte de l’écart abyssal qui sépare le pouvoir civilisateur du meurtre du père selon Freud et la puissance désintégrante du meurtre nommé Auschwitz ? Nous sommes mis en demeure de nous demander si le meurtre de masse, dépourvu de jouissance, promu méthodiquement selon une logique technique, n’a pas donné naissance à une humanité creusée de l’intérieur par une perplexité vertigineuse quant à l’efficience même de la culpabilité. J’ai le sentiment que les analystes ont un défi à relever – ils ne sont pas seuls : repenser ce qui se combine, en un va-et-vient constant, entre l’économie intrapsychique de la subordination dans les vies individuelles et l’économie du consentement à la tyrannie, à l’œuvre dans la masse.  Mais pour cela encore faudrait-il que les analystes ne se défassent pas de leurs propres outils de pensée.

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