La Revue Française de Psychanalyse

Freud dans le texte

Freud dans le texte

FREUD DANS LES TEXTES | Numéro 2022-5 L’objet, l’autre

Sigmund Freud, Pour introduire le narcissisme, OCF.P, XII, Paris, Puf, p.236-238.

L’observation de l’adulte normal montre que son délire des grandeurs d’autrefois s’est amorti et que se sont effacés les caractères psychiques qui nous avaient fait conclure à son narcissisme infantile. Qu’est-il advenu de sa libido du moi ? Devons-nous admettre que tout son montant est passé dans des investissements d’objet ? Une telle possibilité vient manifestement en contradiction avec toute la ligne du présent développement ; mais nous pouvons aussi aller chercher dans la psychologie du refoulement l’indication d’une autre réponse à cette question.

Nous avons appris que des motions pulsionnelles libidinales subissent le destin du refoulement pathogène, lorsqu’elles entrent en conflit avec les représentations culturelles et éthiques de l’individu. Par cette condition, nous n’entendons jamais que la personne a de l’existence de ces représentations une simple connaissance intellectuelle, mais toujours qu’elle les reconnaît comme faisant autorité pour elle, qu’elle se soumet aux exigences qui en découlent. Le refoulement, avons-nous dit, provient du moi ; nous pourrions préciser : de l’estime de soi qu’a le moi. Les mêmes impressions, expériences vécues, impulsions, motions de souhait auxquelles tel homme laisse libre cours en lui, ou que du moins il élabore consciemment, sont repoussées par un autre avec la plus grande indignation, ou sont déjà étouffées avant d’avoir pu devenir conscientes. Mais la différence entre les deux, qui constitue la condition du refoulement, peut s’exprimer facilement en des termes qui permettent de la maîtriser dans le cadre de la théorie·de la libido. Nous pouvons dire que l’un a érigé en lui un idéal auquel il mesure son moi actuel, tandis que chez l’autre une telle formation d’idéal fait défaut. La formation d’idéal serait du côté du moi la condition du refoulement.

C’est à ce moi-idéal que s’adresse maintenant l’amour de soi dont jouissait dans l’enfance le moi effectif. Il apparaît que le narcissisme est déplacé sur ce nouveau moi idéal qui se trouve, comme le moi infantile, en possession de toutes les précieuses perfections. Comme c’est chaque fois le cas dans le domaine de la libido, l’homme s’est ici montré incapable de renoncer à la satisfaction dont il a joui une fois. Il ne veut pas se passer de la perfection narcissique de son enfance et, s’il n’a pu la maintenir, parce que pendant son développement les semonces encourues l’ont troublé et son jugement s’est réveillé, il cherche à la regagner sous la nouvelle forme de l’idéal du moi. Ce qu’il projette devant lui comme son idéal est le substitut du narcissisme perdu de son enfance, où il était lui-même son propre idéal.

C’est ici l’occasion d’examiner les relations de cette formation d’idéal avec la sublimation. La sublimation est un procès portant sur la libido d’objet et elle consiste en ce que la pulsion se jette sur un autre but, éloigné de la satisfaction sexuelle ; l’accent est mis ici sur la déviation qui écarte du sexuel. L’idéalisation est un processus concernant l’objet et par lequel celui-ci est agrandi et exalté psychiquement sans que sa nature soit changée. L’idéalisation est possible aussi bien dans le domaine de la libido du moi que dans celui de la libido d’objet. Par exemple, la surestimation sexuelle de l’objet est une idéalisation de celui-ci. Ainsi, pour autant que la sublimation décrit quelque chose qui porte sur la pulsion et l’idéalisation quelque chose qui porte sur l’objet, on doit maintenir les deux concepts séparés.

La formation de l’idéal du moi est souvent confondue avec la sublimation des pulsions, au détriment d’une claire compréhension.

Tel qui a échangé son narcissisme contre la vénération d’un idéal du moi élevé n’a pas forcément réussi pour autant à sublimer ses pulsions libidinales. L’idéal du moi requiert, il est vrai, une telle sublimation, mais il ne peut l’obtenir par contrainte ; la sublimation demeure un procès particulier ; l’idéal peut bien l’inciter à s’amorcer, mais son déroulement reste complètement indépendant d’une telle incitation. On trouve justement chez les névrosés les plus grandes différences de tension entre le développement de l’idéal du moi et le degré de sublimation de leurs pulsions libidinales primitives, et, en général, il s’avère beaucoup plus difficile de convaincre l’idéaliste que sa libido reste logée en un lieu inapproprié que d’en convaincre l’homme simple qui est resté modéré dans ses prétentions. Formation d’idéal et sublimation ont aussi un rapport tout à fait différent avec la causation de la névrose. La formation d’idéal augmente, comme nous l’avons vu, les exigences du moi, et c’est elle qui favorise le plus fortement le refoulement ; la sublimation constitue l’issue qui permet de remplir cette exigence sans amener le refoulement.