La Revue Française de Psychanalyse

Freud dans le texte

Freud dans le texte

FREUD DANS LES TEXTES | Numéro 2024-1

Les fantaisies hystériques et leur relation à la bisexualité

  1. Freud (1908a). OCF.P, VIII : 179-186 Paris, Puf.

On connaît fort bien les fictions délirantes des paranoïaques qui ont pour contenu la grandeur et les souffrances du moi propre, et qui surviennent sous des formes tout à fait typiques et presque monotones. D’autre part, de nombreuses communications nous·ont fait connaître les agencements singuliers dans lesquels certains·pervers mettent en scène – en idée ou dans la réalité – leur satisfaction sexuelle. Par contre, ce sera pour beaucoup une sorte de nouveauté d’apprendre que des formations psychiques tout à fait analogues se retrouvent régulièrement dans toutes les psychonévroses, spécialement dans l’hystérie, et que celles-ci – ce qu’on nomme les fantaisies hystériques – se révèlent avoir des relations avec la causation des symptômes hystériques.

Comme source commune et prototype normal de toutes ces créations fantastiques, on trouve ce qu’on nomme les rêves diurnes de la jeunesse, auxquels on a déjà accordé dans la littérature spécialisée une certaine attention, bien qu’elle ne soit pas encore suffisante[1]. Étant également fréquents dans les deux sexes, ils semblent être chez les jeunes filles et chez les femmes de nature érotique sans exception, chez les hommes de nature érotique ou ambitieuse. Cependant, on ne saurait mettre au second plan, même chez les hommes, la significativité du facteur érotique ; à y regarder de plus près, dans le rêve diurne de l’homme, il s’avère habituellement que toutes ces actions héroïques ne sont accomplies, tous ces succès ne sont remportés que pour plaire à une femme et être préféré par elle à d’autreshommes[2].. Ces fantaisies sont des satisfactions de souhait, issues de la privation·et de la désirance ; elles portent à juste titre le nom de « rêves diurnes », car elles donnent la clé pour comprendre les rêves nocturnes, dans lesquels le noyau de la formation du rêve n’est constitué par rien d’autre que par de telles fantaisies diurnes, compliquées, déformées et comprises à contresens par l’instance psychique consciente[3].

Ces rêves diurnes sont investis d’un grand intérêt, soigneusement cultivés et la plupart du temps très pudiquement mis à l’abri, comme s’ils comptaient parmi les biens les plus intimes de la personnalité. Dans la rue, on reconnaît néanmoins facilement celui qui est pris dans un rêve diurne à un sourire subit, comme absent, à un soliloque ou à l’accélération de la marche jusqu’au pas de course, par où il signale le point culminant de la situation qu’il rêve. – Or tous les accès hystériques que j’ai pu étudier à ce jour se sont révélés être l’irruption involontaire de tels rêves diurnes. En effet l’observation ne laisse aucun doute sur le fait qu’on trouve de telles fantaisies sous une forme aussi bien inconsciente que consciente et que ces dernières, sitôt devenues inconscientes, peuvent aussi devenir pathogènes, c.-à-d.s’exprimer en symptômes et en accès. Dans des circonstances favorables, on peut encore attraper avec sa conscience unetelle fantaisie inconsciente. Une de mes patientes, que j’avais rendue attentive à ses fantaisies, me raconta qu’un jour, dans la rue, elle s’était soudain trouvée en larmes et que, par une rapide réflexion sur la véritable raison de ses pleurs, elle avait pu mettre la main sur la fantaisie suivante : elle avait contracté une tendre liaison avec un pianiste virtuose connu de toute la ville (mais inconnu d’elle personnellement), en avait eu un enfant (elle n’avait pas d’enfant), puis avec cet enfant avait été abandonnée par lui dans la misère. C’est à cet endroit du roman qu’avaient jailli ses larmes.

Les fantaisies inconscientes, ou bien ont de tout temps été inconscientes, ayant été formées dans l’inconscient, ou bien, ce qui est le cas le plus fréquent, elles furent autrefois des fantaisies conscientes, et ont ensuite été oubliées intentionnellement, aboutissant dans l’inconscient du fait du « refoulement ». En ce cas, ou bien leur contenu est resté le même, ou bien il a connu des modifications, de sorte que la fantaisie maintenant inconsciente constitue un rejeton de la fantaisie jadis consciente. La fantaisie inconsciente, donc, a une très importante relation avec la vie sexuelle de la personne ; elle est en effet identique à la fantaisie qui, pendant une période de masturbation, a servi à la satisfaction sexuelle de celle-ci. L’acte masturbatoire (au sens le plus large, onanique) se composait alors de deux éléments : l’évocation de la fantaisie et, au point culminant de celle-ci, l’opération active visant à l’autosatisfaction. Cette composition, on le sait, est en fait une soudure[4]. À l’origine, l’action était une manœuvre purement autoérotique pour obtenir le gain de plaisir à partir d’une zone corporelle déterminée qu’il faut qualifier d’érogène. Plus tard, cette action fusionna avec une représentation de souhait provenant de la sphère de l’amour d’objet et servit à la réalisation partielle de la situation dans laquelle cette fantaisie culminait. Lorsque ensuite la personne renonce à ce type de satisfaction masturbatoire fantastique, l’action est délaissée, tandis que de consciente la fantaisie devient inconsciente. S’il n’intervient aucune autre sorte de satisfaction sexuelle, si la personne reste dans l’abstinence et ne réussit pas à sublimer sa libido, c’est-à-dire à faire dévier l’excitation sexuelle vers un but plus élevé, alors la condition est donnée pour que la fantaisie inconsciente soit ravivée, pour qu’elle prolifère et qu’avec toute la puissance du besoin d’amour elle s’impose, au moins pour une partie de son contenu, sous forme de symptôme morbide.

C’est d’une telle façon que pour toute une série de symptômes hystériques les fantaisies inconscientes constituent les stades préliminaires psychiques les plus proches. Les symptômes hystériques ne sont rien d’autre que les fantaisies inconscientes amenées par « conversion » au niveau de la présentation, et, pour autant que ce·sont des symptômes somatiques, ils sont assez souvent empruntés à la sphère des mêmes sensations sexuelles et des mêmes innervations motrices qui, à l’origine, avaient accompagné la fantaisie alors qu’elle était encore consciente. De cette manière la déshabituation à l’onanisme est véritablement défaite et le but final de tout le processus pathologique – l’instauration de la satisfaction sexuelle primaire de jadis – est ainsi atteint, certes jamais parfaitement, mais toujours dans une sorte d’approximation.

L’intérêt de qui étudie l’hystérie se détourne bientôt des symptômes de celle-ci pour se porter sur les fantaisies dont ils résultent. La technique de la psychanalyse permet, à partir des symptômes, de deviner tout d’abord ces fantaisies inconscientes et ensuite de les rendre conscientes chez le malade. Or par cette voie on a trouvé que les fantaisies inconscientes des hystériques correspondent pleinement, quant à leur contenu, aux situations de satisfaction mises en place par les pervers, et si l’on est à court d’exemples de cette sorte, qu’on se souvienne seulement, dans l’histoire du monde, des agencements créés par les empereurs romains, où la démence n’était naturellement conditionnée que par la puissance illimitée de ceux qui échafaudaient ces fantaisies. Les formations délirantes des paranoïaques sont des fantaisies tout à fait semblables mais devenues immédiatement conscientes, qui sont portées par la composante sadomasochiste de la pulsion sexuelle et peuvent elles aussi trouver complètement leur pendant dans certaines fantaisies inconscientes des hystériques. On connaît d’ailleurs le cas dont la significativité est aussi d’ordre pratique, où des hystériques ne donnent pas expression à leurs fantaisies sous forme de symptômes, mais le font dans une réalisation consciente, simulant ainsi et mettant en scène des attentats, des sévices, des agressions sexuelles.

Tout ce qu’on peut apprendre sur la sexualité des psychonévrosés est fourni par cette voie d’investigation psychanalytique menant des symptômes patents aux fantaisies inconscientes cachées, incluant donc aussi le fait dont la communication sera mise au premier plan de cette petite publication préliminaire.

Par suite vraisemblablement des difficultés barrant la route à la tendance des fantaisies inconscientes à se procurer une expression, le rapport des fantaisies aux symptômes n’est pas simple, mais à plus d’un titre compliqué[5]. En règle générale, c’est-à-dire lorsque la névrose est pleinement développée et a persisté assez longtemps, un symptôme donné ne correspond pas à une unique fantaisie inconsciente, mais à plusieurs d’entre elles, et ceci non pas de façon arbitraire, mais selon une composition conforme à des lois. Au début du cas de maladie, toutes ces complications ne se seront bien entendu pas développées.

Dans un souci d’intérêt général, je passe outre ici à la cohérence de cette communication pour y introduire une série de formules qui s’efforcent, de façon progressive, de présenter exhaustivement l’essence des symptômes hystériques. Elles ne se contredisent pas l’une l’autre mais correspondent, pour une part, à des approches qui vont se complétant et se précisant et, pour une autre part, à l’application de points de vue différents.

1/ Le symptôme hystérique est le symbole mnésique de certaines impressions et expériences vécues efficientes (traumatiques).

2/ Le symptôme hystérique est le substitut, produit par « conversion », du retour associatif de ces expériencesvécues traumatiques

3/ Le symptôme hystérique est – comme d’ailleurs d’autres formations psychiques – l’expression d’un accomplissement de souhait.

4/ Le symptôme hystérique est la réalisation d’une fantaisie inconsciente servant à l’accomplissement de souhait.

5/ Le symptôme hystérique sert à la satisfaction sexuelle et constitue une partie de la vie sexuelle de la personne (correspondant à l’une des composantes de sa pulsion sexuelle).

6/ Le symptôme hystérique correspond au retour d’un mode de satisfaction sexuelle qui a été réel dans la vie infantile et qui depuis lors a été refoulé.

7/ Le symptôme hystérique apparaît en tant que compromis entre deux motions affectives ou pulsionnelles opposées, dont l’une s’efforce de donner expression à une composante ou pulsion partielle de la constitution sexuelle, tandis que l’autre s’efforce de réprimer la première.

8/ Le symptôme hystérique peut assurer la représentance de diverses motions inconscientes non sexuelles, mais ne peut manquer d’avoir une signification sexuelle.

Parmi ces diverses définitions, c’est la septième qui exprime le plus exhaustivement l’essence du symptôme hystérique comme réalisation d’une fantaisie inconsciente et qui, avec la huitième, met correctement en valeur la significativité du facteur sexuel. Certaines des formules précédentes sont contenues, comme stades préliminaires, dans cette formule.

Par suite de ce rapport existant entre symptômes et fantaisies, on réussit sans difficulté à parvenir de la psychanalyse des symptômes à la connaissance des composantes de la pulsion sexuelle qui dominent l’individu, comme je l’ai exposé dans les « Trois essais sur la théorie sexuelle ». Mais cette investigation donne dans bien des cas un résultat inattendu. Elle montre que pour beaucoup de symptômes la résolution par une fantaisie sexuelle inconsciente – ou par une série de fantaisies, dont l’une, la plus significative et la plus originelle, est de nature sexuelle – ne suffit pas, mais que pour la solution du symptôme on a besoin de deux fantaisies sexuelles, dont l’une a un caractère masculin, l’autre un caractère féminin, de sorte que l’une de ces fantaisies prend source dans une motion homosexuelle. La thèse énoncée dans la formule 7 n’est pas affectée par cette nouveauté, de sorte qu’un symptôme hystérique correspond nécessairement à un compromis entre une motion libidinale et une motion refoulante, mais peut correspondre en outre à une union de deux fantaisies libidinales de caractère sexué opposé.

Je m’abstiens de donner des exemples à l’appui de cette thèse. L’expérience m’a enseigné que des analyses brèves, condensées sous la forme d’un extrait, ne peuvent jamais apporter l’impression probante en vue de laquelle on y a fait appel. D’autre part, la communication de cas de maladie complètement analysés doit être réservée pour un autre lieu.

Je me contente de poser la thèse suivante et d’en éclairer la significativité :

9/ Un symptôme hystérique est l’expression, d’une part, d’une fantaisie sexuelle inconsciente masculine, d’autre part, d’une fantaisie sexuelle inconsciente féminine.

Je remarquerai expressément que je ne puis accorder à cette thèse une validité aussi générale que celle que j’ai revendiquée pour les autres formules. Elle ne convient, pour autant que je puisse le voir, ni pour tous les symptômes d’un cas, ni pour tous les cas. Au contraire, il n’est pas difficile de faire état de cas dans lesquels les motions de sexe opposé ont trouvé une expression symptomatique séparée, de sorte que les symptômes de l’hétéro- et de l’homosexualité peuvent être distingués les uns des autres aussi nettement que les fantaisies qui sont cachées derrière eux. Pourtant le rapport affirmé dans la neuvième formule est suffisamment fréquent et, là où il se trouve, suffisamment significatif pour mériter une mise en relief particulière. Il me semble constituer le plus haut niveau de complication auquel puisse s’élever la détermination d’un symptôme hystérique et on ne peut donc s’attendre à le rencontrer que là où une névrose persiste depuis longtemps et où s’est opéré en elle un grand travail d’organisation[6].

La signification bisexuelle des symptômes hystériques, démontrable dans des cas d’ailleurs nombreux, est certainement une confirmation intéressante de ce que j’ai affirmé[7], à savoir que la prédisposition supposée bisexuelle de l’être humain se laisse reconnaître avec une particulière netteté par la psychanalyse chez les psychonévrosés. On·rencontre un processus tout à fait analogue dans le même domaine lorsque le masturbateur tente, dans ses fantaisies conscientes, de ressentir ce qu’éprouvent aussi bien l’homme que la femme dans la situation qu’il se représente ; des exemples parallèles sont fournis par certains accès hystériques dans lesquels le malade joue en même temps les deux rôles de la fantaisie sexuelle sous-jacente ; ainsi, dans un cas que j’ai observé, la malade tient d’une main son vêtement serré contre son corps (en tant que femme), tandis que de l’autre main elle s’efforce de l’arracher (en tant qu’homme). Cette simultanéité contradictoire conditionne en grande partie ce qu’a d’incompréhensible la situation présentée cependant de façon si plastique dans l’accès et se prête donc parfaitement à la dissimulation de la fantaisie inconsciente qui est à l’œuvre.

Dans le traitement psychanalytique, il est très important d’être préparé à ce qu’un symptôme ait une signification bisexuelle. On ne s’étonnera pas alors et on ne se fourvoiera pas si un symptôme persiste sans être apparemment atténué, bien que l’on ait déjà résolu l’une de ses significations sexuelles. Alors le symptôme s’appuie encore sur la signification de sexe opposé qui n’a peut-être pas été soupçonnée. Dans le traitement de cas de ce genre, on peut aussi observer comment le malade utilise ce moyen commode qui consiste, pendant l’analyse de l’une des significations sexuelles, à s’échapper continuellement, par ses idées incidentes, dans le domaine de la signification contraire, comme s’il se garait sur une voie adjacente.

[1] Cf. Breuer et Freud : Études sur l’hystérie [Studien über Hysterie, GW, I ; OCF.P, II], 1895. –P. [Pierre] Janet : Névroses et idées fixes, I (Les rêveries subconscientes), [Paris, F. Alcan], 1898. – Havelock Ellis : Pulsion sexuée et sentiment de honte [Geschlechtstrieb und Scliamgefiihl] (traduction allemande de [Julia] Kötscher), [Würzburg,

  1. Stuber], 1900. – Freud : L’interprétation du rêve [Die Traumdeutung, GW, II-III ; OCF.P, IV], 1900. – A. [Arnoldl Pick : De la rêverie pathologique et ses relations à l’hystérie [« Über pathologische Traumerei und ihre Beziehungen zur Hysterie »], Jahrbuch für Psychiatrie und Neurologie, XIV, 1896 [p. 280-301]. ·

[2] H. Ellis soutient la même opinion, l.c., p. 185.

[3] Cf. Freud : Interprétation du rêve [Die Traumdeutung, GW, II-III, p. 495 sq. ; OCF.P, IV, p. 542 sq.].

[4] Cf. Freud : Trois essais sur la théorie sexuelle [Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie, GW, V, p. 46-47 ; OCF.P, VI, p. 80], 1905.

[5] Il en va de même de la relation entre les pensées de rêve « latentes » et les éléments du contenu de rêve « manifeste ». Cf. le chapitre [VI] sur le « travail de rêve » dans notre « Interprétation du rêve ».

[6] I. [Isidor] Sadger qui récemment a découvert de son côté par ses propres psychanalyses la thèse en question soutient cependant sa validité générale (La signification de la méthode psychanalytique selon Freud [« Die Bedeutung der psychoanalytischen Methode nach Freud »], Zentralbl f. Nerv. u, Psych., n°229, 1907) [18, p. 41-52].

[7] Trois essais sur la théorie sexuelle [Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie, GW, V, p. 65-66 et 121 ; OCF.P, VI, p. 99-100 et 158].