La Revue Française de Psychanalyse

Freud dans le texte

Freud dans le texte

FREUD DANS LES TEXTES | Numéro 2022-3 Espérance

« D’une vision du monde » (extraits), XXXVe Leçon, Nouvelles suites aux leçons d’introduction à la psychanalyse
Sigmund Freud, OCP.F, XIX, p. 253-256

Vous savez que le combat de l’esprit scientifique contre la vision du monde religieuse n’a pas pris fin, il se déroule encore sous nos yeux, dans le présent. Si peu que la psychanalyse fasse d’ordinaire l’usage de la polémique, nous n’allons tout de même pas nous refuser de chercher à y voir clair dans cette dispute. Peut-être atteindrons-nous ainsi une plus grande clarification de notre position à l’égard des visions du monde. Vous verrez avec quelle facilité quelques-uns des arguments avancés par les adeptes de la religion peuvent être repoussés : d’autres, il est vrai, peuvent bien se soustraire à la réfutation.

La première objection qu’on entend est que ce serait présomptueux de la part de la science que de prendre la religion pour objet de ses investigations, car celle-ci serait quelque chose de souverain, de supérieur à toute activité humaine d’entendement, quelque chose qu’on n’a pas le droit d’approcher par une critique ergoteuse. En d’autres termes, la science n’est pas habilitée à juger la religion. Elle serait par ailleurs tout à fait utilisable et digne d’estime tant qu’elle se limite à son domaine, mais la religion ne serait pas son domaine, elle n’aurait rien a y chercher. Si on ne se laisse pas arrêter par cette abrupte fin de non-recevoir, et qu’on demande encore sur quoi se fonde cette prétention à une position d’exception parmi toutes les affaires humaines, on obtient pour réponse, si tant est qu’on vous fasse l’honneur d’une réponse, que la religion ne doit pas être mesurée à l’aune humaine, car elle est de provenance divine, elle nous est donnée, par révélation, par un esprit, que l’esprit humain n’est pas en mesure de concevoir. On pourrait penser que rien n’est plus facile à écarter que cet argument, car c’est une petitio principii[1] notoire, un begging the question[2], je ne connais pas de bonne expression pour cela en allemand. Ce qui est justement mis en question, c’est de savoir s’il existe un esprit divin et sa révélation, à coup sûr rien n’est décidé si l’on dit qu’on ne peut pas poser cette question, car la divinité ne doit pas être mise en question. Il en va ici comme, à l’occasion, dans le travail analytique. Lorsqu’un patient, d’habitude sensé, repousse, en donnant des explications particulièrement stupides, une supposition déterminée, cette faiblesse logique garantit l’existence d’un motif particulièrement fort de contradiction, qui ne peut être que de nature affective, qu’une liaison de sentiment.

On peut obtenir une autre réponse, dans laquelle un tel motif est ouvertement avoué. La religion ne doit pas être examinée de façon critique, parce qu’elle est ce qu’il y a de plus élevé, de plus précieux, de plus sublime que l’esprit humain ait produit, parce qu’elle donne expression aux sentiments les plus profonds et qu’elle seule rend le monde supportable et la vie digne de l’homme. À cela, on n’a pas à répondre en contestant l’estime accordée à la religion, mais en orientant l’attention sur un autre état de choses. On souligne qu’il ne s’agit aucunement d’un empiètement de l’esprit scientifique sur le domaine de la religion, mais au contraire un empiètement de la religion sur la sphère de la pensée scientifique. Quelles que puissent être la valeur et la significativité de la religion, elle n’a aucun droit à limiter, d’une façon quelconque, la pensée, ni par conséquent le droit de s’excepter elle-même de l’application de la pensée.

La pensée scientifique n’est pas distincte, dans son essence, de l’activité de pensée normale que nous utilisons tous, croyants comme incroyants, quand nous prenons soin de nos affaires dans la vie. Elle n’a pris une forme particulière que par quelques aspects ; elle s’intéresse aussi à des choses qui n’ont pas d’utilité immédiate, tangible ; elle s’efforce de tenir soigneusement à distance les facteurs individuels et les influences affectives ; elle contrôle avec plus de rigueur, quant à leur fiabilité, les perceptions sensorielles, sur lesquelles elle édifie ses conclusions ; elle se crée de nouvelle perceptions qu’il n’est pas possible d’atteindre par les moyens de tous les jour et isole les conditions de ces nouvelles expériences par des expérimentations intentionnellement variées. Elle aspire à atteindre la concordance avec la réalité, c’est-à-dire avec ce qui existe en dehors de nous, indépendamment de nous, et qui, comme l’expérience nous l’a enseigné, est déterminant pour l’accomplissement ou la faillite de nos souhaits. Cette concordance avec le monde extérieur réel, nous l’appelons vérité. Elle reste le but du travail scientifique, même si nous n’envisageons pas sa valeur pratique. Quand donc la religion affirme qu’elle peut remplacer la science, que, parce qu’elle est bienfaisante et exaltante, elle ne peut aussi qu’être vraie, c’est là, en fait, un empiètement que l’on devrait repousser dans l’intérêt le plus général. C’est beaucoup exiger de l’homme qui a appris à mener ses affaires ordinaires selon les règles de l’expérience et en tenant compte de la réalité que de lui demander de transférer justement le soin qu’il prend de ses intérêts les plus intimes à une instance qui revendique comme son privilège de libérer des prescriptions de la pensée rationnelle. Et en ce qui concerne la protection que la religion promet à ses croyants, j’estime que personne d’entre nous ne voudrait seulement monter dans une automobile dont le conducteur déclare qu’il roule sans se laisser gêner par les règles de la circulation, selon les impulsions de sa fantaisie portée par l’inspiration.

L’interdit de pensée que la religion édicte au service de son autoconservation n’est du reste pas totalement sans danger ni pour l’individu ni pour la communauté humaine. L’expérience analytique nous a enseigné qu’un tel interdit, même s’il est à l’origine limité à un domaine particulier, est porté à s’étendre et devient alors une cause d’inhibitions graves dans la conduite de vie de la personne. On peut d’ailleurs observer cet effet dans le sexe féminin, comme conséquence de l’interdiction de s’occuper de la sexualité, ne serait-ce qu’en pensée. La nocivité de l’inhibition de pensée religieuse peut être mise en évidence par la discipline biographique dans l’histoire de vie de presque tous les individus éminents des temps passés. D’autre part, l’intellect – ou pour l’appeler par son nom qui lui est familier : la raison – est l’une des puissances dont est le plus en droit d’attendre une influence unificatrice sur les hommes, ces hommes qu’il est si difficile de maintenir en un ensemble cohérent et par là qu’il n’est guère possible de gouverner. Qu’on se représente combien la société humaine deviendrait impossible si chacun avait seulement sa propre table de multiplication et sa propre unit » de poids et mesures. Notre meilleur espoir pour l’avenir, c’est que l’intellect – l’esprit scientifique, la raison – parvienne de haute lutte, avec le temps à la dictature ans la vie d’âme humaine. L’essence de la raison est garante qu’elle ne manquera pas alors d’accorder aux motions de sentiment humaines et à ce qui est déterminé par elles la place qui leur revient. Mais la contrainte commune d’une telle domination de la raison s’avèrera être le lien unificateur le plus fort entre les hommes et fraiera la voie à de nouvelles unifications. Ce qui, comme l’interdit de pensée de la religion, s’oppose à un tel développement est un danger pour l’avenir de l’humanité.

[1] Pétition de principe.

[2] Question supposée résolue : présumer vrai ce qui est en discussion.