La Revue Française de Psychanalyse

Freud dans le texte

Freud dans le texte

FREUD DANS LES TEXTES | Numéro 2022-1 Précocité

Analyse de la phobie d’un enfant de cinq ans [Extrait : 123-127] (1909b), OCF.P, IX, Paris, Puf : 3-130

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Avant d’entrer maintenant dans des discussions – qui seront probablement brèves – sur ce que de la phobie du petit Hans on peut tirer d’universellement valable pour la vie des enfants et l’éducation des enfants, il me faut affronter l’objection depuis longtemps tenue en réserve qui nous rappelle que Hans est un névrosé, un héréditaire, un dégénéré, qu’il n’est pas un enfant normal, à partir duquel on soit en droit de transférer sur d’autres enfants. Depuis longtemps déjà, cela me désole de penser que tous les tenants de « l’homme normal » maltraiteront notre pauvre petit Hans, une fois qu’ils auront appris qu’on peut en fait mettre en évidence chez lui une charge héréditaire. J’avais jadis apporté de l’aide à sa jolie mère qui, dans un conflit de sa période de jeune fille, contracta une maladie névrotique, et cela fut même le début de mes relations avec ses parents. Je ne me risque que fort timidement à avancer quelques arguments en faveur de l’enfant.

Tout d’abord que Hans n’est pas ce que l’on se représenterait, en stricte observance, comme un enfant dégénéré, héréditairement destiné à la nervosité, mais que c’est au contraire un compagnon bien fait de corps, enjoué, aimable et vif d’esprit, qui peut faire la joie de son propre père et pas seulement de lui. Il n’y a certes aucun doute sur sa maturité sexuelle précoce, mais il manque ici beaucoup de matériel de comparaison pour un jugement correct. À partir d’une investigation d’ensemble, de source américaine, je me suis rendu compte, par ex., qu’il n’est pas du tout rare de rencontrer chez des garçons un choix d’objet et des sentiments d’amour pareillement précoces, et à partir de l’histoire d’enfance d’hommes plus tard reconnus comme « grands » on apprend la même chose, si bien que je serais porté à penser que la précocité sexuelle est un corrélat rarement manquant de la précocité intellectuelle et que c’est pour cela qu’on peut la rencontrer chez des enfants doués, plus fréquemment que l’on ne devrait s’y attendre.

Je fais valoir, en outre, dans ma partialité avouée pour le petit Hans, qu’il n’est pas le seul enfant à être atteint de phobies à une époque ou à une autre de ses années d’enfance. De telles affections sont, on le sait, d’une fréquence tout à fait extraordinaire, même chez des enfants dont l’éducation ne laisse rien à souhaiter en fait de sévérité. Les enfants concernés ou bien deviennent plus tard névrotiques, ou bien restent bien portants. Leurs phobies sont réprimées à grands cris dans la chambre d’enfants parce qu’elles sont inaccessibles au traitement et à coup sûr très incommodes. Elles se relâchent ensuite au cours des mois ou des années, guérissent apparemment ; quelles modifications psychiques une telle guérison conditionne, quelles modifications de caractère sont attachées à elle, personne ne le comprend. Lorsqu’il arrive ensuite qu’on prenne en traitement psychanalytique un névrosé adulte qui, supposons-le, n’est tombé malade de façon manifeste que dans ses années de maturité, on apprend régulièrement que sa névrose se rattache à cette angoisse d’enfant, qu’elle constitue la poursuite de celle-ci, et que, par conséquent, un travail psychique incessant, mais aussi non perturbé, a continué à tisser sa toile tout au long de la vie à partir de ces conflits d’enfant, peu importe si le premier symptôme de ceux-ci a persisté ou s’il a été retiré sous la pression des circonstances. J’estime donc que notre Hans n’est peut-être pas tombé plus gravement malade que tant d’autres enfants qui ne sont pas stigmatisés comme « dégénérés » ; mais étant donné qu’il a été élevé sans intimidation, avec le plus de ménagement possible et le moins de contrainte possible, son angoisse a osé se manifester plus hardiment. Les motifs de la mauvaise conscience et de la peur de la punition lui ont manqué, eux qui d’ordinaire contribuent à coup sûr à sa diminution. Je suis tenté de croire que nous accordons trop d’importance aux symptômes et que nous nous soucions trop peu de ce dont ils procèdent. Dans l’éducation des enfants plus qu’ailleurs, nous ne voulons rien d’autre qu’être laissés en paix, ne connaître aucune difficulté, bref dresser un enfant bien sage, et être très peu attentifs à la question de savoir si ce parcours de développement profite aussi à l’enfant. Je pourrais donc me représenter qu’il fut salutaire pour notre Hans d’avoir produit cette phobie, parce qu’elle orienta l’attention des parents sur les difficultés inévitables que ne manque pas de réserver à l’enfant, dans l’éducation culturelle, le surmontement des composantes pulsionnelles innées, et parce que cette perturbation qui fut la sienne entraîna l’assistance du père. Peut-être a-t-il maintenant sur d’autres enfants l’avantage de ne plus porter en lui ce germe de complexes refoulés, qui pour la vie ultérieure doit chaque fois qu’il est là forcément signifier quelque chose et qui certainement implique une malformation du caractère dans une plus ou moins grande mesure, si ce n’est la disposition à une névrose ultérieure. Je suis enclin à penser ainsi, mais je ne sais pas si beaucoup d’autres encore partageront mon jugement, je ne sais pas non plus si l’expérience me donnera raison.

Mais il me faut poser la question : quel dommage a donc causé chez Hans la mise en lumière des complexes non seulement refoulés par les enfants, mais aussi redoutés par les parents ? Le petit est-il donc d’aventure allé jusqu’au bout dans ses prétentions sur sa mère, ou bien des voies de fait sont-elles venues à la place des mauvaises intentions envers le père ? À coup sûr, cela aura été redouté par beaucoup de ceux qui méconnaissent l’essence de la psychanalyse et estiment que l’on renforce les pulsions mauvaises lorsqu’on les rend conscientes. Ces sages sont alors conséquents avec eux-mêmes lorsqu’ils déconseillent pour l’amour de Dieu de s’occuper en quoi que ce soit des choses mauvaises qui se cachent derrière les névroses. Ce faisant, ils oublient, il est vrai, qu’ils sont des médecins et ils en viennent à une fatale ressemblance avec le Holzapfel[1] de Shakespeare dans « Beaucoup de bruit pour rien », qui donne lui aussi à la garde envoyée en mission le conseil de se tenir bien à distance de tout contact avec les voleurs et les cambrioleurs, rencontrés d’aventure. Une telle racaille ne serait pas une fréquentation pour d’honnêtes gens[2].

Les seules conséquences de l’analyse sont bien plutôt que Hans recouvre la santé, n’a plus peur des chevaux et qu’il se comporte plutôt familièrement avec son père, comme ce dernier le rapporte avec amusement. Mais ce que le père peut-être perd en respect, il le regagne en confiance. « J’ai cru que tu savais tout, parce que tu as su pour le cheval. » L’analyse ne redéfait pas en effet le succès du refoulement; les pulsions qui à l’époque furent réprimées sont celles qui restent réprimées, mais elle obtient ce succès par une autre voie, elle remplace le procès du refoulement qui est automatique et excessif par la maîtrise mesurée et dirigée vers un but avec l’aide des instances animiques les plus hautes, en un mot : elle remplace le refoulement par le jugement de condamnation. Elle semble nous apporter la preuve dont l’espoir fut longtemps caressé que la conscience a une fonction biologique, qu’à son entrée en jeu est relié un avantage significatif[3].

Si j’avais été le seul à en disposer, j’aurais pris le risque de donner encore à l’enfant cet autre éclaircissement dont il était privé par les parents. J’aurais confirmé ses pressentiments pulsionnels, en lui parlant de l’existence du vagin et du coït, diminuant ainsi d’une nouvelle part le reste non résolu et mettant un terme à sa pressante envie de poser des questions. Je suis convaincu qu’il n’aurait perdu par suite de ces éclaircissements ni l’amour pour la mère ni sa nature enfantine, et qu’il se serait rendu compte qu’il lui fallait cesser maintenant de s’occuper de ces choses importantes, voire imposantes, jusqu’à ce que son souhait de devenir grand se soit accompli. Mais l’expérience pédagogique ne fut pas menée aussi loin.

[1] Mot à mot: pomme sauvage. Ce terme correspond à Dogberry (cornouille), nom d’un officier de police grotesque dans la pièce de Shakespeare, Much Ado about Nothing, qui déclare (acte III, scène 3) : « Si vous rencontrez un voleur, vous pourrez le soupçonner, en vertu de votre office, de n’être pas un honnête homme ; et pour les gens de cette espèce, moins vous aurez affaire à eux, eh bien, mieux cela vaudra pour votre probité. »

[2] Je ne puis ici réprimer une question étonnée : d’où ces adversaires de mes vues tirent-ils leur savoir, exposé avec tant de certitude, quant au rôle – lequel ? – joué par les pulsions sexuelles refoulées dans l’étiologie des névroses, s’ils ferment la bouche aux patients dès qu’ils se mettent à parler de leurs complexes et des rejetons de ceux-ci ? Mes communications et celles de mes disciples sont alors bel et bien la seule science qui leur reste accessible.

[3] [Ajout de 1923 :] J’emploie ici le mot de conscience au sens de : notre pensée normale capable de conscience, sens que j’ai évité ultérieurement. Nous savons que de tels procès de pensée peuvent aussi se produire de façon préconsciente et nous faisons bien d’évaluer la « conscience » de ceux-ci d’un point de vue purement phénoménologique. Naturellement on ne contredit pas par-là l’attente selon laquelle le devenir­conscient lui aussi remplit une fonction biologique.