La Revue Française de Psychanalyse

Freud dans le texte
Quelle liberté ?

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Quelle liberté ?

FREUD DANS LES TEXTES | Numéro 2021-1 Quelle liberté ?

Psychologie des masses et analyse du moi (1921c/1991)

OCF-P, XVI, p. 49-54, Paris, Puf, 2010

État amoureux et hypnose

L’usage de la langue reste, même dans ses caprices, fidèle à une certaine réalité effective. C’est ainsi qu’il nomme certes« amour » des relations de sentiment très variées, que nous aussi regroupons dans la théorie en tant qu’amour, mais qu’il ne s’en remet pas moins à douter que cet amour soit l’amour proprement dit, authentique, vrai, et qu’ainsi il renvoie à toute une échelle de possibilités au sein des phénomènes amoureux. Il ne nous sera pas non plus difficile de découvrir celle-ci dans l’observation.

Dans une série de cas, l’état amoureux n’est rien d’autre qu’investissement d’objet de la part des pulsions sexuelles aux fins de la satisfaction sexuelle directe, investissement qui d’ailleurs s’éteint lorsque ce but est atteint ; c’est cela qu’on appelle l’amour sensuel, commun. Mais, comme on sait, la situation libidinale demeure rarement aussi simple. L’assurance de pouvoir compter sur le réveil du besoin qui vient de s’éteindre doit bien avoir été le motif premier pour porter sur l’objet sexuel un investissement durable, et pour l’« aimer » aussi dans les intervalles exempts de désir.

Provenant de la très remarquable histoire de développement de la vie amoureuse de l’homme, un second facteur vient s’ajouter. L’enfant, dans 1a première phase, le plus souvent déjà achevée à cinq ans, avait trouvé dans l’un des parents un premier objet d’amour sur lequel s’étaient réunies toutes ses pulsions sexuelles requérant satisfaction. Le refoulement intervenant alors provoqua par contrainte le renoncement à la plupart de ces buts sexuels enfantins et laissa derrière lui une modification en profondeur du rapport aux parents. L’enfant resta désormais lié aux parents, mais par des pulsions qu’on ne peut nommer que « inhibées quant au but ». Les sentiments qu’il éprouve dorénavant pour ces personnes aimées sont qualifiés de « tendres ». Il est connu que dans l’inconscient les tendances « sensuelles » antérieures subsistent plus ou moins fortement, si bien que la plénitude du courant originel se maintient[1] en un certain sens.

Avec la puberté s’instaurent, comme on sait, des tendances nouvelles, très intenses, dirigées vers les buts sexuels directs. Dans des cas défavorables, elles demeurent, comme courant sensuel, distinctes des orientations de sentiment « tendres » qui perdurent. On a alors devant soi le tableau dont les deux aspects sont si volontiers idéalisés par certaines orientations de la littérature. L’homme fait montre de penchants exaltés envers des femmes tenues en haute estime, qui pourtant ne le stimulent pas au commerce amoureux, et il n’est puissant qu’avec d’autres femmes qu’il n’« aime » pas, qu’il estime peu ou même qu’il méprise[2]. Plus fréquemment cependant, l’adolescent parvient à un certain degré de synthèse entre l’amour non sensuel, céleste, et l’amour sensuel, terrestre, et son rapport à l’objet sexuel se caractérise par l’action conjointe de pulsions non-inhibées et inhibées quant au but. C’est à l’apport des pulsions de tendresse, inhibées quant au but, que l’on peut mesurer le niveau de l’état amoureux en opposition au désir purement sensuel.

Dans le cadre de cet état amoureux, nous avons été frappés dès le début par le phénomène de la surestimation sexuelle, le fait que l’objet aimé jouit d’une certaine liberté au regard de la critique, que toutes ses propriétés sont estimées davantage que celles de personnes non aimées ou davantage qu’en un temps où il n’était pas aimé. Lors d’un refoulement ou d’une mise à l’arrière-plan tant soit peu efficaces des tendances sensuelles, s’installe l’illusion que l’objet est aimé, même sensuellement, à cause de ses avantages quant à l’âme, alors qu’à l’inverse c’est seulement le contentement sensuel qui peut lui avoir conféré ces avantages.

La tendance qui fausse ici le jugement est celle de l’idéalisation. Mais de ce fait il nous est plus facile de nous orienter ; nous reconnaissons que l’objet est traité comme le moi propre, que donc dans l’état amoureux une bonne mesure de libido narcissique déborde sur l’objet. Dans maintes formes de choix amoureux, il saute même aux yeux que l’objet sert à remplacer un idéal du moi propre, non atteint. On l’aime à cause des perfections auxquelles on a aspiré pour le moi propre et qu’on voudrait maintenant se procurer par ce détour pour la satisfaction de son narcissisme.

Que la surestimation sexuelle et l’état amoureux continuent d’augmenter et l’interprétation du tableau devient de plus en plus impossible à méconnaître. Les tendances poussant à la satisfaction sexuelle directe peuvent alors être totalement repoussées, comme il advient régulièrement, par exemple, dans l’amour exalté du jeune homme : le moi devient de plus en plus dénué de revendication, de plus en plus modeste, l’objet de plus en plus grandiose, de plus en plus précieux ; celui-ci entre finalement en possession de la totalité de l’amour de·soi du moi, si bien que le sacrifice de soi de ce dernier en devient la conséquence naturelle. L’objet a pour ainsi dire consommé le moi. Des traits d’humilité, de restriction du narcissisme, d’auto­endommagement, sont présents dans chaque cas d’état amoureux ; dans le cas extrême, ils ne font qu’être accrus et, de par le passage à l’arrière-plan des revendications sensuelles, ils restent seuls à régner.

Cela est tout particulièrement le cas dans un amour malheureux, impossible à accomplir, car avec chaque satisfaction sexuelle, c’est bien la surestimation sexuelle qui connaît toujours de nouveau un abaissement. Simultanément à cet « abandonnement » du moi à l’objet, qui ne se différencie déjà plus de l’abandonnement sublimé à une idée abstraite, les fonctions imparties à l’idéal du moi font totalement défaillance. Voilà que se tait la critique exercée par cette instance ; tout ce que fait et exige l’objet est juste et irréprochable. La conscience morale ne trouve pas à s’appliquer à tout ce qui advient en faveur de l’objet ; dans l’aveuglement d’amour, on se fait criminel sans remords. Toute la situation se laisse résumer sans reste en une formule : l’objet s’est mis à la place de l’idéal du moi.

La différence entre l’identification et l’état amoureux dans ses plus hautes conformations, qu’on appelle fascination, sujétion amoureuse, est maintenant facile à décrire. Dans le premier cas, le moi s’est enrichi des propriétés de l’objet, s’est, selon l’expression de Ferenczi[3]\, « introjecté » celui-ci ; dans le second cas, il est appauvri, il s’est abandonné à l’objet, a mis celui-ci à la place de sa partie constitutive la plus importante. Cependant, en considérant les choses de plus près, on remarque bientôt qu’une telle présentation fait miroiter des oppositions qui n’existent pas. Il ne s’agit pas économiquement d’appauvrissement ou d’enrichissement, on peut aussi décrire l’état amoureux extrême comme celui où le moi se serait introjecté l’objet. Peut-être une autre différenciation touche-t-elle bien plutôt à l’essentiel. Dans le cas de l’identification, l’objet s’est perdu ou a été abandonné ; il est alors ré-établi dans le moi ; le moi se modifie partiellement selon le modèle de l’objet perdu. Dans l’autre cas, l’objet est resté conservé et est surinvesti en tant que tel de la part et aux dépens du moi. Mais ici aussi se lève une hésitation. Est-il donc certain que l’identification présuppose l’abandon de l’investissement d’objet, ne peut-il y avoir identification, l’objet étant conservé ? Et avant de nous engager dans la discussion de cette question épineuse, l’idée peut déjà poindre en nous qu’une autre alternative inclut l’essence de cet état de choses, à savoir : l’objet est-il mis à la place du moi ou de l’idéal du moi ?

De l’état amoureux à l’hypnose il n’y a manifestement pas un grand pas. Les concordances entre les deux sautent aux yeux. Même soumission humble, même docilité, même absence de critique envers l’hypnotiseur qu’envers l’objet aimé. Même résorption de l’initiative propre ; aucun doute, l’hypnotiseur est venu à la place de l’idéal du moi. Tous les rapports dans l’hypnose sont simplement encore plus nets et plus accrus, si bien qu’il serait plus approprié d’élucider l’état amoureux par l’hypnose que l’inverse. L’hypnotiseur est l’objet unique, nul autre à part lui n’est pris en compte. Que le moi vive comme en rêve ce que l’hypnotiseur exige et affirme, cela nous avertit que nous avons négligé de mentionner aussi, parmi les fonctions de l’idéal du moi, l’exercice de l’examen de réalité[4]. Rien d’étonnant à ce que le moi tienne pour réelle une perception, lorsque l’instance psychique à qui incombe habituellement la tâche de l’examen de réalité se porte garante de cette réalité. L’absence totale de tendances à buts sexuels non-inhibés contribue par ailleurs à l’extrême pureté des phénomènes. La relation hypnotique est un abandonnement amoureux sans restriction, avec exclusion de satisfaction sexuelle, alors que dans l’état amoureux celle-ci n’est guère repoussée que pour un temps et demeure à l’arrière-plan comme possibilité de but ultérieure.

Mais d’un autre côté nous pouvons dire aussi que la relation hypnotique est – si cette expression est permise – une formation en masse à deux. L’hypnose n’est pas un bon objet de comparaison avec la formation en masse parce qu’elle est bien plutôt identique à celle-ci. Elle isole pour nous, de la texture compliquée de la masse, un élément, le comportement de l’individu de la masse envers le meneur. Par cette restriction du nombre, l’hypnose se distingue de la formation en masse, tout comme, par l’absence des tendances directement sexuelles, elle se distingue de l’état amoureux. En ce sens elle tient le milieu entre les deux.

Il est intéressant de voir que ce sont justement les tendances sexuelles inhibées quant au but qui aboutissent à des liaisons aussi durables des hommes entre eux. Mais cela se comprend aisément en partant du fait qu’elles ne sont pas capables d’une pleine satisfaction, alors que les tendances sexuelles non-inhibées connaissent, par l’éconduction survenant chaque fois que le but sexuel est atteint, un extraordinaire abaissement. L’amour sensuel est destiné à s’éteindre dans la satisfaction ; pour pouvoir durer, il faut qu’il soit assorti dès le début de composantes purement tendres, c’est-à-dire inhibées quant au but, ou bien qu’il connaisse une telle transposition.

L’hypnose résoudrait pour nous, tout uniment, l’énigme de la constitution libidinale d’une masse, si elle-même ne comportait pas en outre des traits qui se soustraient à l’élucidation rationnelle donnée jusqu’à présent – état amoureux avec exclusion des tendances directement sexuelles. Il y a encore beaucoup de choses en elle dont il faut reconnaître qu’elles sont incomprises, qu’elles sont mystiques. Elle comporte une adjonction de paralysie provenant du rapport d’un être surpuissant à un être impuissant, en désaide, ce qui en quelque sorte fait la transition avec l’hypnose d’effroi des animaux. La manière dont elle est engendrée, sa relation au sommeil ne sont pas transparentes, et l’assortiment énigmatique de personnes qui s’y prêtent, alors que d’autres s’y opposent totalement, renvoie à un facteur encore inconnu qui, en elle, est effectivement réalisé et qui seul peut-être rend possible en elle la pureté des positions libidinales. Il vaut aussi de prendre en compte que fréquemment la conscience morale de la personne hypnotisée peut se montrer elle-même résistante avec par ailleurs une pleine docilité à la suggestion. Mais cela peut bien provenir de ce que, dans l’hypnose telle qu’elle est pratiquée la plupart du temps, un savoir a pu rester conservé, selon lequel il ne s’agit que d’un jeu, d’une reproduction non vraie d’une autre situation d’une importance vitale bien plus grande.

Par les discussions menées jusqu’à présent nous sommes toutefois pleinement préparés à indiquer la formule de la constitution libidinale d’une masse. Tout au moins d’une masse telle que nous l’avons considérée jusqu’à présent, qui donc a un meneur, et telle que ce n’est pas par un excès d’« organisation » qu’elle pouvait acquérir secondairement les propriétés d’un individu. Une telle masse primaire est un certain nombre d’individus qui ont mis un seul et même objet à la place de leur idéal du moi et se sont, en conséquence, identifiés les uns avec les autres dans leur moi.

[1] Voir « Théorie sexuelle » [Drei Abhandlungen zur Sex.ualtheorit (Trois essais sur la théorie sexuelle), GW, V, p. 100-101; OCF.P, VI, p. 136-137.]

[2] Du rabaissement le plus général de la vie amoureuse [« Über die allgemeinste Emiedrigung des Liebeslebens »]. Sammlung [kleiner Schriften zur Neurosenlehre], 1918, 4e suite [GW, VII ; OCFP, XI].

[3] Sandor Ferenczi (1873-1933), « Introjektion und Übertragung » (Introjection et transfert), Jb. psychoanal. psychopath. Forsch., 1909, 1, p. 422-457.

[4] Voir Complément métapsychologique à la doctrine du rêve [« Metapsychologische Erganzung zur Traumlehre »], Sammlung kleiner Schdften zur Neurosenlehre, 4e suite, 1918 [GW, X, p. 424 ; OCF.P, XIII, p. 256]. [Note ajoutée en 1923 :] Il semble toutefois permis de douter du bien-fondé d’une telle attribution, doute qui requiert une discussion approfondie.