La Revue Française de Psychanalyse

Jeu de-ux langues en séance

Jeu de-ux langues en séance

Sabina Lambertucci-Mann

Un monde dans lequel ne serait plus parlée qu’une seule langue serait un monde d’une effroyable solitude

Claude Lévi-Strauss.

Tout immigrant porte en lui deux langues, deux paysages, un monde duel.

Aharon Appelfeld (interview).

Le fort accent italien de son français me touche d’emblée. Je l’écoute parler dans cette langue d’adoption que nous partageons, une langue commune qui rapproche et sépare. Je me demande pour quelles raisons elle parle en français, alors que la personne qui lui a indiqué mon nom lui a précisé qu’elle « pouvait parler en italien », sa langue maternelle, la mienne.

Cette injonction, que la patiente laisse entendre comme venant de l’extérieur et qu’elle attribue à la personne qui me l’a adressée, montre déjà un premier signe symptomatique qui, au fil de la consultation, s’exprimera par le biais de la langue parlée en séance.

L’utilisation de deux langues en séance

Dans ma pratique clinique d’analyste bilingue, ayant appris le français à l’âge adulte, il m’arrive souvent d’être confrontée à cette question du choix de la langue de l’analyse. Je laisse alors le patient parler la langue qui lui « vient », qui lui convient à ce moment-là de la rencontre, et je suis son choix au niveau manifeste.

Prenons l’exemple d’un analysant d’origine italienne. Suite à son choix premier, il pourra bien entendu changer de langue et laisser la place à l’autre langue partagée avec l’analyste, ou mélanger les deux langues, la langue maternelle commune et celle de notre pays d’adoption, ou encore laisser apparaître subitement une nouvelle langue, parfois étrangère à l’analyste. Certes, le choix opéré par le patient influence aussi mes vécus contre-transférentiels : dans quelle(s) langue(s) j’entends et réfléchis lors de mon écoute en égal suspens ? Dans quelle langue je me raconte les images qui se présentent à moi ? Et dans quelle langue j’associe à l’intérieur de moi lorsqu’un patient parle ? Car lorsqu’un analysant italien choisit de parler dans notre langue maternelle en séance, il n’est pas rare qu’il puisse aussi intercaler dans son récit des mots, des expressions, ou des tournures de phrases qui nous ramènent, tous les deux, à la langue française, celle de notre pays d’adoption, celle de notre émigration. Mais alors à quel moment certains patients passent-ils d’une langue à une autre ? À quel moment dans le récit d’un rêve apparaît-il un mot de l’autre langue, ou d’une langue étrangère ?

Nombreux sont les auteurs qui ont écrit au sujet des langues de l’analyse.

Je rappelle, en particulier, le très riche ouvrage écrit en italien (et traduit également en français) par Jacqueline Amati-Mehler, Simona Argentieri et Jorge Canestri (Amati-Mehler et al., 1990). Cependant, ces auteurs, comme tant d’autres, évoquent surtout des cliniques qu’on pourrait définir de l’extrême ou de survie, c’est-à-dire des cures de patients qui ont subi des traumatismes graves, précoces ou tardifs, liés à des émigrations forcées ou à des évènements extérieurs dramatiques. On pense ici à toutes ces personnes qui se sont adressées à des analystes à partir des années 1950, après avoir vécu les effets dramitiques du nazisme et de la Deuxième Guerre mondiale, en particulier les survivants et les rescapées des camps. Rachel Rosemblum (2019) dans son très beau livre, Mourir d’écrire, nous transmet avec une grande sensibilité sa difficile expérience d’analyste avec des patients dont les effets de ces traumatismes ont ébranlé la vie à jamais. D’autres auteurs contemporains (Janine Altounian, 2000 ; Edmundo Gomez Mango, 2010), ont évoqué des traitements analytiques de patients réfugiés politiques ayant fui leur pays suite à des mouvements d’intégrisme religieux, à des guerres civiles, à des dictatures, à des génocides. Dans tous les cas de figure, l’intérêt a été porté surtout aux cures de patients qui ont été obligés, par une raison qu’on peut dire externe, liée à des traumatismes collectifs, de quitter leur pays, leur culture et leur langue, pour sauvegarder leur existence physique et psychique (Eva Weil, 2019 ; Viviane Chetrit-Vatine et Michel Graneck, 2019).

Choix des langues en séance : une forme du traumatique

Mon expérience clinique se situe à un autre niveau.

Si les patients que je reçois ont quitté leur pays, et en partie leur langue, il s’agit de personnes qui, en général, ont vécu des traumatismes individuels, liés à leur vie familiale, affective, professionnelle ; il ne s’agit pas de patients qui ont dû faire face à des traumatismes collectifs, même si leur fonctionnement psychique les a conduits à émigrer vers un pays étranger. Chez eux, la dimension traumatique se manifeste également par des symptômes qui évoquent ce que Freud décrit dans l’Au-delà du principe de plaisir (1920g) c’est-à-dire des cauchemars, des rêves répétitifs, des vécus mélancoliformes, des deuils interminables, des somatisations, des passages à l’acte de toute sorte ou des angoisses de séparation, d’intrusion et d’implosion (Green, 2002). Cependant, chez ces patients, qui ont quitté, soi-disant volontairement leur pays, d’autres troubles psychiques peuvent surgir en séance rappelant une forme du traumatique qui trouve une autre issue, comme celle de la langue. Car ces patients utilisent parfois de façon particulière leur langue maternelle et celle du pays d’adoption. Souvent ils ont d’emblée à leur disposition les deux langues et c’est par le choix de l’une ou de l’autre ou des deux qu’ils disent leur souffrance. Au fond, quitter leur pays a été une des solutions psychiques parmi d’autres. Une solution qui permet souvent de déguiser, par l’excitation du départ à l’étranger, un malaise psychique que la distance géographique et la quête d’un nouveau pays apaisent momentanément.

Dans ces situations, la langue de l’analyse peut traduire, dans un premier temps, toute une palette dedifficultés symptomatiques et ensuite, si le travail psychique devient efficient, le choix de la langue pourra contribuer à la reprise d’un processus de déformation (Lambertucci-Mann, 2018) qui, pour se parfaire, doit participer à un véritable travail de deuil.

J’ai remarqué que quand les patients passent subitement de leur langue maternelle à la langue du pays d’adoption, ils vivent des moments de rupture de leur associativité, induits souvent par le retour de souvenirs pénibles, ou d’affects traumatiques, de traces de l’infantile qui font irruption, en séance, par le biais de la langue du pays d’adoption, langue qui parfois protège, parfois permet de tenir à l’écart, sollicitant activement l’écoute de l’analyste et son contre-transfert.

Les analysants qui s’adressent à moi sont pour la plupart des adultes, souvent assez jeunes, qui ont choisi de s’exiler de leur pays, de leur culture, de leur environnement familial, social et de leur langue. Souvent, en début de traitement, ils expliquent leur choix manifeste par toute une série de raisons intellectuelles (choix d’études, nouvelles opportunités professionnelles, rencontres amoureuses…). Le travail analytique essaye de donner un sens nouveau à ce choix premier qui est, à ces débuts, un non-choix, un choix par défaut, une fuite par rapport à des imagos infantiles, souvent trop prégnantes, trop intrusives, voire trop abandonniques. Chez ces patients, les objets premiers sont souvent re-sexualisés, la conflictualité œdipienne est encore très vive, ce qui ne permet pas au surmoi de poursuivre une élaboration psychique efficace pour acquérir le statut de surmoi impersonnel. À propos du lien entre l’utilisation d’une langue étrangère et la constitution du surmoi, Daniel Lagache écrit : « Le patient utilise une langue étrangère au profit du surmoi, comme résistance aux associations trop fortement connectées au refoulement maternel » (1955, p. 195).

Évitement de la langue maternelle en séance : phobie, angoisse de séparation, expression de vœux incestueux ?

Mais revenons à la patiente que j’ai évoquée au début : cette patiente ne veut absolument pas parler sa langue maternelle et continue son discours de séance en français. Lorsqu’elle démarre son récit, elle est souriante, spontanée et apparaît très à l’aise. Un certain trouble s’empare rapidement de moi : alors que je l’écoute parler, son choix de langue me laisse songeuse. Je me dis qu’elle m’oblige à rester en alerte, dans une sorte d’hyper-vigilance. Je m’aperçois rapidement que mon écoute se focalise sur l’accent italien de son français, un accent d’Italie du nord, une sonorité qui m’est à la fois familière (Heimlich), mais aussi paradoxalement étrangère (Um-heimlich), convoquant chez moi toute une série de souvenirs liés à mon enfance.

Elle explique, sur un mode très secondarisé, qu’elle a décidé de consulter une analyste, car elle vit un moment difficile dans sa vie affective. Elle doute et elle n’arrive pas à choisir. « Je vis entre deux hommes », dit-elle. Elle poursuit alors en disant qu’elle se sent très liée à son copain français, avec lequel elle est en couple depuis quelques années, mais qu’elle vient de rencontrer un italien, bien plus âgé qu’elle. Cet amour passionnel remet toute sa vie en question : elle est prête à le rejoindre, il lui a promis de quitter sa compagne pour vivre avec elle. C’est l’histoire d’un amour fou, né au cours d’un été en Italie. Cependant elle se sent effrayée par la force de cet amour et des doutes l’envahissent. Elle se sent angoissée et ne sait plus quel homme choisir. Elle est tiraillée entre son copain français, avec lequel elle a une relation stable depuis son départ d’Italie, et cet autre homme, de surcroît, italien, d’âge mûr, qui lui fait ressentir des émotions très fortes, des affects jamais éprouvés jusque-là. Cet homme lui a permis de retrouver une intimité perdue, dit-elle, elle ressent un grand bien-être lorsqu’ils parlent ensemble leur langue maternelle commune. Elle en est très heureuse, mais une crainte angoissante surgit aussitôt.

Je ne sais pas grande chose de l’histoire de cette patiente que je rencontre pour la première fois. Je me demande quel personnage de son enfance elle retrouve lorsqu’elle partage sa langue maternelle avec cet homme italien. Certes, elle ressent un grand plaisir, teinté, malgré tout, d’une forte ambivalence, que sa crainte actuelle dévoile. D’ailleurs, comment comprendre son empêchement à parler notre langue maternelle commune en séance ? Le retour à la langue maternelle, en particulier lorsqu’elle s’adresse à une femme, semble conflictuel, voire source d’un vécu transgressif. À un certain moment de cette consultation, elle passe très rapidement du français à l’italien. J’entends la sonorité de sa voix, son visage devient plus ouvert, ses yeux brillent. En italien, elle évoque sa relation très forte, voire passionnelle, avec sa mère avec laquelle elle vit, cependant, des moments de grand conflit. Elle l’estime beaucoup, dit-elle, exprimant toute l’idéalisation dont cette imago est aussi porteuse. Ensuite, elle revient au français. Je reste perplexe et je fais d’abord quelques petites remarques en italien essayant de la suivre avant ce deuxième changement de langue. Elle dit alors que sa mère aurait voulu qu’elle reste en Italie, tandis qu’elle insiste, de façon très rationnelle, sur l’importance de son choix de vivre à Paris où elle exerce un travail qu’elle aime et qui lui permet d’être indépendante financièrement. Une rupture dans son associativité a visiblement eu lieu, exprimée par ce passage rapide du français à l’italien et un retour aussi rapide à la langue du pays d’adoption. Une mère qu’il faut tenir à distance par le biais de la langue ? Une imago maternelle qui la plonge dans une angoisse de séparation qui ne peut pas encore être élaborée ? Un mouvement phobique qui l’empêche de parler une langue trop familière, celle qu’elle parle à la maison ? Dans un deuxième temps, je me demande alors si l’italien ne représente pas pour cette jeune femme la langue de la mère, d’une mère qui déguise la présence du père, l’homme de la mère, que la patiente exclut de son récit manifeste. Visiblement, chez elle, le fantasme de scène primitive n’apparaît pas encore. L’italien d’un côté, le français de l’autre. La tiercéisation est pour le moment impossible.

À la fin de ce premier entretien, au cours duquel, suivant le choix de la patiente, j’ai changé moi aussi deux fois de langue, je lui demande si elle souhaite reprendre rendez-vous. Elle accepte de fixer une date pour un deuxième entretien, mais elle ajoute qu’elle « préfère » parler en français, « je me sentirai plus libre », dit-elle. Le deuxième entretien n’aura jamais lieu et je n’aurai plus de ses nouvelles.

À partir de cette brève situation clinique, je propose de réfléchir à l’utilisation des langues en séance, tant chez le patient que chez l’analyste. La langue maternelle, parlé dans un pays étranger, peut devenir une zone de collusion entre analyste et analysant, suscitant chez ce dernier une crainte de proximité excessive, voire d’intrusion, ou la reviviscence de vécus traumatiques sous-jacents, de deuils non élaborés, de deuils infinis. Toucher à la langue de l’autre nécessite une extrême prudence, car derrière le soi-disant bilinguisme parlé en séance, nous trouvons souvent un fonctionnement psychique où les défenses sont fragiles et la régression, que le traitement analytique dans le meilleur des cas favorise, pourra d’emblée être ressentie comme dangereuse, tout au moins au début.

Refus de la langue maternelle en séance : un deuil infini

Toujours suivant cet axe, celui du refus de parler la langue maternelle en séance, je me rappelle une autre patiente, elle aussi italienne, qui avait subi un deuil important au cours de son adolescence, la perte d’un cousin très aimé. Contrairement à d’autres patients, elle avait choisi de parler toujours en français pendant son analyse. Cependant, elle avait l’habitude d’utiliser, par moments et par surprise, de petites expressions italiennes, des dictons, des contes pour enfants, sans qu’aucune association fût possible chez elle. Toute intervention de ma part, vis-à-vis de ses expressions originaires, tombait dans le vide. Une fois, elle a prononcé un mot assez vulgaire en italien, à consonance sexuelle, un « mot obscène » suivant ce que Freud et ensuite Ferenczi ont pu souligner[1]. Mais, là encore, mon intervention, sous forme de relance, n’a pas eu d’effet et la patiente s’est repliée sur elle-même. On peut se demander si la sonorité du mot, comme l’écrit Freud (1905c/2014, p. 141), a pu renvoyer ma patiente à un souvenir chargé d’affects et d’excitations, à un souvenir re-sexualisé par le sens du mot pris dans son versant manifeste. J’ai compris, ensuite, qu’elle utilisait la langue italienne uniquement pour se réassurer de ma présence, alors que j’échappais à son regard. Elle voulait, peut-être, vérifier si j’arrivais à la suivre, dans ses retours à la langue maternelle, à sa fonction maternelle, que le changement de langue est censé assurer, mais qui, chez elle, traduisait l’ambivalence des affects. Dans son cas, l’évitement de la langue maternelle et ses brefs retours laissaient entendre des zones où le traumatique prenait le pas sur le reste, le traumatique d’un deuil ancien non élaboré. Ce travail analytique qui a duré trois ans, n’a pas pu avancer davantage car la patiente exerçait en permanence une maîtrise sur ses mots et sur les miens, privant de toute associativité son récit qui restait souvent factuel.

Langues de l’analyse, résonances transférentielles et contre-transférentiels

Ces patients qui, pour une raison ou pour une autre de leur fonctionnement psychique, abandonnent leur langue maternelle, nous renvoient non seulement au choix de la langue en analyse, mais aux vécus de perte sous-jacents. En séance, refuser ou choisir de ne pas parler sa langue maternelle ne traduit pas seulement un choix conscient, car, derrière cette dimension apparemment active, ces patients expriment leur désarroi, leur besoin de mettre à distance l’objet premier, voire de le perdre momentanément. On peut alors envisager que, si l’analyse se déroule assez bien, permettant au fonctionnement psychique de devenir efficient, la langue du pays d’adoption peut parfois assurer un détour indispensable, qui permet de laisser en latence une langue première source d’excitations. Le choix de la langue du pays d’adoption devient, dans ces cas, une sorte de langue refuge qui peut exercer une fonction de pare-excitation.

Ainsi, le choix de la langue de l’analyse nous revoie inévitablement à l’infantile de nos patients.

Peut-on penser que les deux langues de l’analyse peuvent être rapprochées aux deux langues du rêve, celle des pensées et celle des contenus de rêves, comme écrivait Freud en 1900 ? « Pensées de rêve et contenu de rêve s’offrent à nous comme deux présentations du même contenu en deux langues distinctes, ou pour mieux dire, le contenu de rêve nous apparaît comme un transfert des pensées de rêve en un autre mode d’expression dont nous devons apprendre à connaître les signes et les lois d’agencement par la comparaison de l’original et de sa traduction » (1899, 1900a/2003, p. 319).

Lorsqu’un patient choisit de parler en séance la langue du pays d’adoption, il évoque un récit riche en images et en mots. On peut alors se demander si ces mêmes images, ces mêmes mots ont une autre résonance dans sa langue maternelle. On pourrait envisager que, dans les cas où le patient a à sa disposition deux langues ou plusieurs, les représentations de mots pourraient aussi devenir doubles, voire multiples. Le même mot pourrait renvoyer à deux résonances affectives différentes, à deux souvenirs, à deux imagos, tout en se rattachant à la même signification linguistique.

Quant à l’analyste, que fait-il de l’écoute de cette langue qu’il a lui-même acquise et qui reste toujours un peu étrangère chez lui ? Quand je parle ma langue maternelle, je suis sollicitée davantage par la résonance de mes origines, courant parfois le risque d’un excès d’intimité qui peut favoriser, chez le patient, une niche narcissique peu résolutive. Dans ces cas-là, je fais alors appel à l’autre langue commune, celle de notre pays d’adoption. Les deux langues peuvent ainsi s’entrecroiser à l’occasion d’un mot perdu, d’une expression typiquement française, d’un faux-ami ou d’un jeu de mots intraduisible en italien où le double sens peut enfin apparaître.

Dans tous les cas de figure, j’écoute la langue employée par mes patients comme un matériau de séance, indicateur des qualités transférentielles.

Parler des différents accents des langues, de leur différente sonorité et de leurs différentes expressions idiomatiques, nous renvoie non seulement à la problématique des images, des mots et de leurs représentations, mais aussi à la question de l’acquisition et à la perte du langage que Freud a conceptualisé dans son texte sur les aphasies (1891b/2015) et poursuivit ensuite dans l’Esquisse (1895/2006). Lorsqu’il décrit les effets des lésions cérébrales sur le langage, Freud insiste sur l’importance de l’inscription de la langue maternelle. C’est elle que le patient retrouvera en premier, contrairement aux autres langues, apprises dans un temps second, même quand celles-ci ont été davantage utilisées. En 1893, Freud écrit : « Si par ex. quelqu’un ayant l’allemand comme langue maternelle, et le français comme langue ultérieurement acquise, devient aphasique, il conserve en partie la faculté de parler allemand, alors qu’il a perdu le français ; dans l’hystérie c’est l’inverse » (1893i/2015, p. 370). Certes, les patients que j’écoute, lors d’un traitement analytique, n’ont pas de troubles du langage d’étiologie neurologique, cependant l’assertion de Freud sur la primauté de la langue maternelle reste toujours actuelle, tout au moins comme métaphore.

Retrouver la langue maternelle au cours de l’analyse, élaboration du traumatique et construction du pare-excitation

Venons-en maintenant à un autre cas de figure, celui d’une patiente qui commence son traitement dans la langue du pays d’adoption et découvre ensuite, grâce à l’écoute et aux interventions de l’analyste, qu’elle peut à nouveau investir avec plaisir sa langue maternelle.

Quand je la reçois pour les premiers entretiens, cette autre patiente s’adresse à moi en français, alors que son accent, et le mien aussi, dévoile(nt) ses (nos) origine(s). Elle évoque avec peine son dernier échec professionnel, en soulignant son caractère répétitif. Elle ressent un sentiment d’infériorité vis-à-vis de ses collègues. Mais son récit perd assez vite sa tonalité affective du début lorsqu’elle évoque des deuils anciens.

À ce moment-là, alors qu’elle fait à peine allusion à son histoire de petite fille, elle m’interpelle : « Parlez-vous l’italien ? » Dans ce cas comme dans d’autres cas similaires, je réponds dans la langue qu’elle utilise et l’invite à parler dans la langue qu’elle souhaite. Mais ma réponse vaut ici interprétation, une interprétation que cette patiente garde, dans un premier temps, en latence, car elle poursuit le déploiement de son histoire récente en français.

Lorsqu’elle revient pour la deuxième fois sur ses vécus d’enfance, elle passe subitement à l’italien, langue qui deviendra celle du traitement analytique. Elle est surprise de parler en italien, comme si elle retrouvait une étrange familiarité avec son infantile, depuis longtemps perdu. De mon côté, je l’écoute tranquillement avec l’impression qu’elle a enfin laissé de côté sa carapace défensive. Le retour de la patiente à sa langue maternelle a marqué un véritable tournant dans l’analyse. C’est par la langue de ses origines que cette patiente a commencé à évoquer les multiples deuils qui l’ont affectée depuis l’enfance.

Mais pourquoi cette défense initiale à l’égard de la langue maternelle ?

La mère de cette patiente est morte lorsqu’elle avait à peine 3 ans. Je relie ces éprouvés d’échec, dont elle parle, à son désarroi de ne pas avoir su garder sa mère en vie. Ces vécus d’auto-dévalorisation déguisent des affects opposés de toute-puissance, un désir infantile de triomphe. J’entends la permanence de son désir régressif d’être la meilleure, de réussir aux yeux des objets œdipiens qu’elle n’arrive pas à endeuiller. Chemin faisant, je me rends compte que cette problématique ne représente que la partie superficielle de l’iceberg. Dès le début, manque à ma patiente la possibilité d’accéder à des constructions fantasmatiques inconscientes qui puissent lui permettre d’arrimer les fantasmes à des représentations et d’accéder, selon la logique de l’interprétation du rêve, aux motions pulsionnelles déguisées par le travail de déformation.

J’ai envisagé (Lambertucci-Mann, 2018) que, dans certaines situations cliniques, les langues de l’analyse, qu’elle soit la langue maternelle ou celle du pays d’adoption ou les deux, représentent l’interstice et le matériel par lesquels peuvent se dessiner des expressions de la dimension traumatique et toutes les impasses qui barrent le travail de deuil. Alors que, dans d’autres cas, grâce au travail analytique, l’utilisation d’une langue, en séance, semble traduire une reprise de la remémoration, jusque-là mise à mal par le poids de la compulsion de répétition. Un travail de deuil peut alors redémarrer.

C’est par le retour à sa langue maternelle que cette patiente a pu retrouver un rêve répétitif et son premier souvenir d’enfance, sorte de préfigurations de son passé. Au début de son traitement, cette patiente avait évoqué un rêve qui se répétait depuis sa jeunesse, et qui se déroulait toujours à l’identique. Parfois il se transformait en cauchemar, la réveillant subitement. Ce rêve lui faisait éprouver un sentiment de déjà vécu, une étrange impression de réalité qui marquait à la fois une insuffisance de déguisement et un ratage du travail de rêve dans sa fonction de gardien du sommeil. Dans la scène onirique manifeste, la patiente est responsable d’un meurtre et, sans véritable affect de culpabilité, elle cherche désespérément une issue pour ne pas être démasquée, alors qu’une angoisse violente la réveille subitement. Ce rêve-cauchemar est souvent évoqué en séance, puis, pendant toute une période, il n’en est plus question.

Un an après le début du traitement, elle parle à nouveau de ce rêve mais, comme d’habitude, aucune association ne lui vient à l’esprit. Son récit est condensé et immobile. Le rêve ne figure jamais l’acte meurtrier, mais il représente juste un éprouvé, sa conviction d’avoir tué, alors que l’image du meurtre est barrée tout comme celle de la personne tuée. Ces préfigurations du passé ont contribué à atténuer ses vécus dépressifs et, s’étayant sur mes interventions, la patiente s’est intéressée davantage à son monde interne. C’est par ces passages qu’elle a eu accès à une figurabilité, telle une première mémoire du visage et du corps de sa mère qu’elle avait perdu quand elle avait 3 ans. Bien que l’objet-mère restait pour elle à jamais disparu, donc à jamais conservé par le biais d’un refoulement, le traitement analytique, soutenu par les enjeux transférentiels et les sonorités de la langue maternelle, lui a permis, par un travail préliminaire de construction (Freud, 1937d), d’intérioriser une représentation de la fonction maternelle s’opposant aux tentatives d’effacement. Ce risque de disparition, auquel le rêve répétitif tentait de résister, a été élaboré par l’interprétation analytique qui a favorisé la reprise du long travail de deuil.

La langue maternelle traduit, dans ce cas, l’un des moyens qui soutient l’installation de la fonction maternelle, porteuse du message de censure de l’amante,permettant la réussite de la déformation. Ainsi la patiente a commencé à produire des substituts, dans ses rêves, par le jeu des déplacements et condensations. Aujourd’hui, elle n’est plus triste comme dans le passé, elle n’a ni rêves répétitifs, ni troubles du sommeil et supporte les conflits banals du quotidien, sans tomber dans les douleurs corporelles qui, autrefois, l’isolaient au lit. Cette conflictualité externe semble traduire une nouvelle qualité de son fonctionnement psychique. Cette patiente ne cherche plus la voie somatique comme décharge, mais peut accéder progressivement au monde des représentations et se tourner davantage vers l’objectalité.

Différent est le cas d’une autre patiente française qui n’a pas changé de langue dans la cure, mais qui est restée en contact avec l’accent étranger de son analyste. Cette patiente avait perdu son père, auquel elle était particulièrement liée, en raison d’une longue maladie de celui-ci. Je pense que, chez elle, l’accent de mon français a servi de pare-excitation par rapport à la tonalité incestueuse de son imago paternelle et à la qualité interminable de son deuil. Les écarts de langue ont contribué aussi à élaborer ses vécus d’intrusion maternelle atténuant le poids de ses angoisses de séparation. Elle a peut-être utilisé mon accent pour sortir d’une scène primitive effractante et, reprenant le chemin de la co-excitation, pour investir différemment son activité psychique.

Je me demande si les vécus mélancoliformes et une certaine utilisation des langues de l’analyse peuvent être l’expression de deux impasses qui s’articulent l’une à l’autre, dessinant des configurations traumatiques. Lorsque, au cours du traitement, ces deux dimensions du traumatique sont élaborées, nous assistons alors à la reprise du travail de déformation qui permet un double accomplissement psychique. Chez les patients dont je viens de parler, on assiste ainsi à de véritables changements psychiques qui leur permettent de rester en contact avec leurs affects, leurs souvenirs d’enfance et leur histoire passée, sans refuser toute la richesse de leur langue première et en investissant avec plaisir la langue de leur pays d’adoption. Le travail analytique permettra, peut-être, de réduire l’impact traumatique que l’utilisation particulière des deux langues en séance met en évidence.

Sabina Lambertucci-Mann est psychiatre, psychanalyste, membre titulaire formateur de la SPP.

Références bibliographiques

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[1] Par rapport à la technique des jeux de mots, Freud écrit en 1905 qu’elle consiste à « orienter notre attitude psychique vers la sonorité du mot au lieu de l’orienter vers le sens du mot,à mettre la représentation de mot (acoustique) elle-même à la place de la signification que lui donnent ses relations aux représentations de chose » (1905c/2014, p. 141). Dans « L’inconscient », Freud oppose représentation de mot et de chose, « laquelle consiste en l’investissement, sinon des images mnésiques de choses directes, du moins de traces mnésiques plus éloignées et dérivées d’elles » (1915e/1988, p. 241).