La Revue Française de Psychanalyse

L’autoanalyse et les très longues cures

L’autoanalyse et les très longues cures

Gilbert Diatkine

En général, écrit Freud, l’analyse se termine bien. Quand le patient et l’analyste se séparent, le premier est guéri de ses symptômes, et le second, « rebus bene gestis », a le sentiment qu’il a bien fait ce qu’il avait à faire (Freud, 1937c/1985, p. 265). Que se passe-t-il ensuite ? Quand, soit parce qu’il est confronté à de nouvelles difficultés, soit parce qu’il demande à devenir lui-même psychanalyste, le patient revient voir le même analyste, ou un autre, celui-ci constate parfois que rien ne semble s’être passé depuis la fin de la cure précédente. Le processus analytique, qui avait donné de bons résultats, s’est interrompu à la fin de la cure.

Dans d’autres cas, le processus s’est poursuivi, ce qui se traduit par des modifications de la personnalité, qui sont décrites en termes divers selon les auteurs. Pour Bion, la poursuite du processus analytique après la fin de la cure se traduit par la poursuite de la « croissance psychique » : l’appareil psychique continue à transformer les impressions des sens brutes en matériel pour des pensées du rêve. Pour Bion, rêver se produit la nuit, et aussi dans la vie diurne. La poursuite de la croissance psychique » signifie que le patient put continuer à « rêver » sa vie, sans que ce rêve ne se transforme en cauchemar (Bion, 1962, p. 26). Une personne qui a fait une analyse se reconnaît alors à sa passion pour la « vérité psychique » et à sa capacité de contenir les identifications projectives d’autrui sans pour autant perdre son propre équilibre (Bion, 1957, p. 88).

Michel de M’Uzan insiste aussi sur la tolérance à l’étrangeté que l’analyse permet d’acquérir. Elle implique que de discrets états de dépersonnalisation persistent après la fin de l’analyse. Celui qui a vraiment fait une analyse réussie s’écarte quelque peu de la normalité idéale des classifications psychiatriques. De M’Uzan va jusqu’à utiliser le terme de « maladie post-analytique » pour décrire l’analyse réussie (de M’Uzan, 1997, p. 68).

Dans tous ces cas, l’analyse s’est poursuivie par une auto-analyse sur laquelle nous ne pouvons rien savoir, sauf dans des cas exceptionnels, comme celui de Samuel Beckett, étudié par Didier Anzieu :

L’auto-analyse de Beckett

Samuel Beckett a 28 ans lorsqu’il commence son analyse en janvier 1934. Brillant étudiant de Trinity College à Dublin, il a passé deux ans à Paris entre 1928 et 1930 comme lecteur d’anglais à l’École normale supérieure. C’est un proche de James Joyce et de sa famille. De retour à Dublin, après une liaison malheureuse avec la fille de Joyce, il s’est essayé à écrire quelques essais et poèmes dans le style de Finnnegan’s wake, et a traduit quelques poèmes surréalistes. Il n’a rencontré aucun écho dans l’atmosphère étouffante de l’Irlande de De Valeira. Sa situation lui semble sans issue. Profondément déprimé, il souffre d’attaques de paniques nocturnes qui ne se calment que si son frère aîné vient dormir dans son lit, et de divers symptômes somatiques (furoncles, pleurite) (Anzieu, 1998, p. 75).

Un ami psychiatre lui conseille de faire une analyse, mais il n’y a à cette époque d’analystes qu’à Londres. Sa famille, qui possède une petite entreprise à Dublin, accepte de financer son séjour à Londres et sa cure. L’analyste qu’on lui a conseillé n’est autre que Bion. Ce dernier n’a pas encore commencé sa formation, mais il a bénéficié d’une psychothérapie. Beckett va immédiatement mieux sur le plan somatique, retrouve goût à la philosophie, à la musique – et aux relations avec les femmes. Il recommence à travailler et publie un Proust en anglais. Puis les symptômes réapparaissent. Dans sa correspondance, Beckett se plaint souvent de son analyste. Il trouve qu’il progresse peu. La seconde année, la mère de Beckett lui laisse entendre que l’analyse n’a que trop duré. Ses relations féminines tournent mal. Son transfert sur Bion devient plus négatif.

Il arrête son analyse à Noël 1935 après que Bion l’a invité à dîner et à venir écouter une conférence de Jung (Beckett, 1929-1940/2014, p. 119-347). Il semble revenu à son point de départ : sa pleurite et son furoncle anal sont revenus, sa relation difficile avec sa mère ne s’est pas améliorée, et en apparence il est retombé dans son apragmatisme. Il s’enferme dans sa chambre, ou fait de longues promenades solitaires (Anzieu, 1998, p. 79). Pourtant, au cours de son analyse, il a pu se déprendre de l’emprise qu’exerçait sur lui le mode d’écriture de Joyce, et trouver sa voix propre, aussi minimaliste que l’écriture de Joyce est proliférante. Il a commencé à rédiger dans ce nouveau style son premier roman, Murphy, qu’un éditeur acceptera de publier quelques années plus tard (ibid.,p.115).

Didier Anzieu montre comment Beckett a élaboré sa réaction thérapeutique négative dans son œuvre romanesque. Il retrouve dans Murphy des détails de son analyse avec Bion (ibid.,p. 116). Dans Mercier et Camier, écrit juste après la fin de l’analyse (ibid.,p. 122), puis dans ses trois premiers romans en langue française, Molloy (1951), Malone meurt (1952) et L’innommable (1953), Didier Anzieu découvre la transposition d’une longue série de séances d’analyse. Au lieu de parler à un analyste assis derrière lui, il écrit ses séances dans la solitude (Anzieu, 1983, p. 80). Dans ces trois romans, le cadre de la narration beckettienne rappelle la situation analytique : quelqu’un parle à quelqu’un d’autre qui se tait (ibid., p. 80-81). Beckett a redécouvert spontanément l’auto-analyse (ibid.,p. 127). Dans cet équivalent de cadre analytique, l’écriture de Beckett perlabore après-coup le transfert. Elle reprend donc à son compte la fonction interprétative de l’analyste. Elle produit aussi une décharge cathartique très particulière, « en coup de poing », dit Anzieu, lié au contraste entre une écriture aussi sobre que possible et des évènements inattendus d’une extrême violence (ibid.,p. 130). Pour Anzieu, le passage au théâtre, avec En attendant Godot,est un tournant, qui exprime « plusieurs effets thérapeutiques majeurs de l’auto-analyse » : remplacement du sarcasme par l’humour, de l’arrogance par l’humilité (ibid.,p. 135).

Les deux objets de l’auto-analyse

La publication des Lettres de Beckett autorise peut-être à compléter les conclusions auxquelles arrive Anzieu. Selon lui, Beckett aurait fait son auto-autoanalyse dans une solitude complète, en prenant ses livres comme objet du transfert. La lecture des Lettres de Beckett me pousse à voir les choses autrement. Deirdre Blair, le biographe de Beckett, qu’Anzieu cite, avait eu accès à la correspondance de Beckett, mais celle-ci n’a commencé à être publiée que récemment et partiellement. Elle montre l’appétence relationnelle de Beckett, dès qu’il peut sortir de sa dépression (en contraste avec la solitude effroyable de ses héros). On y lit son engagement dans la Résistance et dans la vie culturelle de la France. Et surtout y apparaît le rôle singulier d’un correspondant privilégié auquel Beckett écrit très régulièrement au fil des années, au point qu’il est le destinataire de la quasi-totalité des lettres publiées (la correspondance privée de Beckett est soustraite à la curiosité des lecteurs). Ce correspondant n’est pas un analyste, et d’ailleurs Beckett ne lui parle que des évènements de sa vie culturelle et amicale, jamais de ses fantasmes ni de ses rêves. En revanche, il possède tant de points communs avec Beckett qu’on peut bien le voir comme une sorte d’image en miroir. Le premier est Thomas Mc Greevy, l’autre brillant étudiant de Trinity College, qui a été envoyé juste avant lui comme lecteur à l’École normale supérieure. Il lui écrit très régulièrement jusqu’à ce que, pendant la Deuxième Guerre mondiale, Beckett entre dans la clandestinité en France, en même temps que Mc Greevy occupe un poste de « diplomate » britannique dans une ville de la Russie profonde (Beckett, 1929-1940/2014). Le second est un critique d’art français, Georges Duthuit, dont les positions le singularisent au sein de l’intelligentsia parisienne tout autant que Beckett reste insolite, même après le succès inattendu d’En attendant Godot (Beckett, 1941/1956). Tous deux répondent régulièrement à Beckett avec sensibilité sans interférer avec ses orientations ni avec ses choix. Il me semble que Mc Greevy, puis Duthuit, ont occupé dans l’auto-analyse de Beckett le rôle d’un objet qui existe réellement dans le monde extérieur, et avec qui un dialogue est maintenu au fil du temps sur des sujets importants. Le lien permanent à cet objet externe garantit la permanence de la relation à l’objet de transfert interne avec lequel se ferait la poursuite de l’auto-analyse, tout comme le fait d’aller régulièrement à des séances d’analyse permet au processus interne de l’analyse de démarrer et de se développer.

Le Beckett d’Anzieu serait déjà un livre extraordinaire s’il se contentait de nous révéler l’auto-analyse contenue dans l’œuvre de Beckett. Mais il contient de plus un autre texte autoanalytique, celui de Didier Anzieu lui-même, qui choisit délibérément de conduire son auto-analyse en prenant Beckett comme objet de transfert. Quel rôle a eu Samuel Beckett dans cette bouleversante auto-analyse ? Anzieu n’a jamais eu d’entretien avec lui. Il ne l’a vu que de loin, par hasard, à deux reprises, au bois de Vincennes. Il discute bien avec des amis ce qu’il est en train d’écrire, mais il est clair que ceux-ci n’occupent pas la position d’analyste pour lui (Anzieu, 1998, p. 87). Il me semble que Beckett a occupé pour Anzieu la position d’un objet du monde extérieur par lequel son dialogue autoanalytique interne a pu se déployer dans la durée et s’organiser.

On peut retrouver très tôt cette bipartition de l’objet transférentiel dans l’auto-analyse de Freud :

Le 21 décembre 1899, Freud écrit à Fliess que son patient E est arrivé au terme de son analyse :

Nous avons retrouvé une scène remontant à l’époque primitive (avant ses 22 mois), qui, profondément ensevelie sous tous les fantasmes, satisfait à toutes nos exigences et dans laquelle débouchent toutes les énigmes encore irrésolues ; une scène tout à la fois sexuelle, anodine, naturelle, etc. J’ose à peine y croire vraiment. Tout se passe comme si Schliemann avait de nouveau mis à jour cette ville de Troie que l’on croyait imaginaire. Par ailleurs, le patient se porte effrontément bien. Par un détour surprenant [de son analyse], il a réussi à me démontrer à moi-même la réalité de ma doctrine, et cela en me fournissant l’explication (qui m’avait jusqu’à ce jour échappée) de ma propre phobie des trains. Pour le remercier, je lui ai fait cadeau d’une image d’Œdipe et du sphinx. Ainsi, cette phobie était une phobie de pauvreté, ou plutôt de faim, elle émanait de ma gloutonnerie infantile, et avait été évoquée par le manque de dot de ma femme (dont je suis fier). Je t’en dirais davantage lors de notre prochain congrès (Freud, lettre à Fliess du 21 décembre 1899/1985).

Freud utilise bien Fliess comme un analyste, en tant que personne à qui il peut s’adresser librement, et sur un mode très régulier. Mais il utilise E comme objet de transfert à propos duquel il fait de nouvelles découvertes sur lui-même. Il se pourrait que, de même, les analystes contemporains s’adressent mentalement à leur analyste ou à leurs superviseurs quand ils utilisent leur contre-transfert sur leurs patients dans leurs constructions et leurs interprétations. Leur auto-analyse progresserait de cette manière.

Inversement, l’impossibilité de trouver en eux-mêmes un objet à qui adresser leur transfert pourrait expliquer pourquoi certains patients font de très longues cures. Cet objet interne existe bien, mais la relation avec lui est constamment sexualisée, et l’enjeu d’une bataille intérieure, qui le place à une distance variant constamment, tantôt trop proche, tantôt trop éloignée. Cette relation erratique se retrouve avec les objets du monde extérieur, dont l’absence est aussi insupportable que la présence. Seul un psychanalyste est capable de supporter ces variations de distance émotionnelle, qui amènent ces sujets à se couper à la longue de tous leurs proches. L’analyste devient alors le garant de la stabilité de la topique de l’appareil psychique. Tant que celle-ci est maintenue, la croissance psychique du sujet se poursuit. Les cures de Serguey Pankejeff et d’Elyn Saks sont des exemples de ces cures interminables, mais utiles.

La très longue cure de Serguey Pankejeff

Contrairement à ce qu’avait espéré Freud, la découverte de la scène primitive, vers laquelle toutes les énigmes de la cure de l’Homme aux loups convergeaient, n’a pas mis fin à celle-ci. Ce qui aurait dû être la dernière séance de l’analyse de Serguey Pankejeff, l’Homme aux loups, a eu lieu le 29 juin 1914, le lendemain de l’attentat de Sarajevo (Pankejeff, 1958/1970, p. 107). Mais Pankejeff a été ensuite en analyse ou en psychothérapie à de nombreuses occasions au cours de sa vie. Quand la journaliste Karin Obholzer le retrouve à Vienne en 1973, il a 86 ans, et il est encore en psychothérapie avec Wilhelm Solms, une fois par semaine. En outre, chaque été, depuis 1950, Kurt Eissler lui rend visite pour lui donner des séances d’analyse (Obholzer, 1980, p. 39).

Au printemps 1919, Pankejeff est revenu voir Freud, qui le reprend en analyse jusqu’à Pâques 1920, ce qui l’a aidé « à maîtriser une part non résolue du transfert » (Freud, 1918b [1914]/1990, p. 233). Il retourne voir Freud en 1926. Depuis deux ans, il souffre de préoccupations hypocondriaques. Cette fois son hypocondrie s’est transformée en un délire de persécution par le dermatologue qui a incisé son nez. Freud l’adresse à Ruth Mack Brunswick qui le reprend en analyse d’octobre 1926 à février 1927, avec un résultat remarquable : l’épisode psychotique se dissipe et ne se renouvellera pas (Brunswick, 1928, p. 268). Quelques années plus tard, Pankejeff revient consulter Ruth Mack Brunswick pour une impuissance survenue dans une « relation amoureuse subite, violente et réciproque » (ibid., p. 268). Il fera une troisième tranche avec la même analyste, après le suicide de sa femme à l’arrivée des nazis à Vienne en 1938, pendant six semaines, d’abord à Paris, puis à Londres, où Ruth Mack Brunswick s’est réfugiée, en juillet-août 1938 (Gardiner, 1980, p. 323). Quand il rentre à Vienne en septembre 1938, Muriel Gardiner lui trouve un nouveau psychothérapeute, Albin Unterweger, qui le reçoit deux fois jusqu’à l’envoi d’Unterweger sur le front russe. Muriel Gardiner reprend contact avec Pankejeff après la guerre. Il reprend une psychothérapie psychanalytique avec Wilhelm Solms en 1955, qu’il poursuivra jusqu’à la fin de sa vie (ibid.,p. 322-347).

Pourquoi la cure de Serguey Pankejeff, l’Homme aux loups, qui aurait dû se terminer par la mise au jour de la scène primitive, s’est-elle poursuivie presque toute sa vie avec divers analystes et psychothérapeutes ? Freud répond en partie à la question dans « Analyse avec fin et analyse sans fin » : d’une part, le transfert du patient n’a pas été entièrement résolu ; d’autre part, « le matériel pathogène consistait en fragments de son histoire infantile, qui, dans l’analyse avec moi, ne s’étaient pas révélés, et se détachaient après coup – on ne peut éviter cette comparaison – comme des fils après une opération ou des fragments osseux nécrosés. Je trouvais l’histoire de la guérison de ce patient non moins intéressante que l’histoire de sa névrose » (Freud, 1937c/1985, p. 233).

Et, en effet, il n’est pas courant qu’un délire paranoïaque guérisse définitivement par une analyse de quelques mois. La métaphore de Freud peut mettre sur la voie d’une explication de ce succès. Elle évoque les complications iatrogènes du cancer de la mâchoire dont Freud a souffert. Dans un autre travail (Diatkine, 2020), j’ai proposé l’hypothèse que Ruth Mack Brunswick avait réussi à traiter les complications iatrogènes dont avait souffert Pankejeff après ses cures avec Freud. Certes, elle affirme seulement s’être contentée d’élaborer suffisamment le transfert de Pankejeff sur Freud (Brunswick, 1928, p. 309). Mais ce qui n’a pas été élaboré dans les cures avec Freud, c’est l’effet sur le patient de la technique active employée par Freud, la fixation d’un terme pour que le matériel « sourde à flots de l’inconscient du patient » (ibid.,p. 309). Lors de sa deuxième cure, Freud avait de nouveau fait pression sur le patient avec insistance pour qu’il laisse sa place auprès de lui à un patient plus fortuné, le Dr Forsyth, venu de Londres pour faire son analyse didactique (Freud, 1933/1984, p. 67). Deux ans avant son épisode délirant, Pankejeff avait commencé à développer des angoisses hypocondriaques au sujet de son nez. Un dermatologue auquel Freud l’avait adressé, le Pr X., l’avait plongé dans le désespoir en tentant de le rassurer. Il ne s’agissait que d’une glande sébacée infectée, et il n’y avait rien à y faire. Loin d’être rassuré, le patient avait été plongé dans le désespoir :

« À ce moment, nous dit notre patient, l’univers tourna sur son axe. La charpente de sa vie s’effondra » (Brunswick, 1928,p. 278).

Pankejeff était sorti de cet effondrement en obtenant du Pr X. qu’il presse avec un instrument sur la glande sébacée. Le sang s’était mis à couler, et, « ainsi que son analyse le révéla plus tard, il avait été saisi d’une extase aiguë à la vue de son sang coulant sous la main du docteur » (ibid.,p.278). Mais deux ans plus tard, Pankejeff s’était à nouveau effondré quand un nouveau spécialiste consulté, après avoir critiqué le traitement du Pr X., lui avait dit que la cicatrice que ce traitement avait laissée sur son nez serait indélébile. Cette fois, les craintes hypocondriaques du patient s’étaient transformées en un délire paranoïaque de persécution centré sur le Pr X. Dix jours plus tôt, Pankejeff avait été l’objet d’une nouvelle pression de la part de Freud, pour qu’il lui apporte un témoignage décisif dans la polémique sur le traumatisme de la naissance qui l’oppose à Otto Rank. Pankejeff avait attesté qu’il avait bien raconté le rêve des loups avant que Freud n’ait placé dans son cabinet les six photos des psychanalystes membres du « Comité secret » (Jones, 1957, p. 85).

Mon hypothèse est que Ruth Mack Brunswick a peut-être montré au patient comment l’aveu d’impuissance du second dermatologue avait donné après-coup à la demande de Freud au patient de venir à son aide le sens d’une perte définitive de son lien avec Freud en tant qu’objet paternel dans le transfert ; Mack Brunswick a peut-être aussi montré au patient le sens d’un acte érotique que la pression exercée par le Pr X. sur son nez avait donné après-coup aux pressions successives exercées par Freud sur le patient.

Serguey Pankejeff avait déjà traversé un épisode psychotique dans son enfance, et il avait été interné dans de nombreuses cliniques psychiatriques de luxe avant de rencontrer Freud, mais il ne semble pas avoir connu d’autres épisodes psychotiques après sa première analyse avec Ruth Mack Brunswick. On peut mettre au crédit de Muriel Gardiner d’avoir toujours su lui trouver un analyste qui lui a permis de continuer son auto-analyse sans rechuter. Si on peut être certain qu’il a fait un vrai travail analytique dans ses deux analyses avec Freud, qui ont été publiées l’une dans « L’histoire d’une névrose infantile » (Freud, 1918b/1990) et l’autre dans « Rêve et occultisme » (Freud, 1933a [1932]/1984), ainsi que dans sa première analyse avec Ruth Mack Brunswick, il est plus probable que dans ses deux autres tranches avec cette dernière, et dans ses psychothérapies avec Unterweger et avec Solms, Pankejeff a trouvé une personne à qui il a pu s’adresser pour poursuivre sa croissance psychique sans qu’elle interfère dans sa vie, parce que cette personne était justement un psychanalyste.

La très longue cure d’Elyn Saks

Elyn Saks a traversé des épisodes psychotiques bien plus dramatiques que Serguey Pankejeff au cours de sa vie, mais, elle aussi, a pu mener « une vie qui vaut la peine d’être vécue » (Saks, 2007, p. 298) en restant en analyse toute sa vie avec divers analystes.

Elle donne une description remarquable du rôle qu’ont joué ses analystes dans les analyses cures successives qu’elle a entreprises. Dans les moments de désorganisation, écrit-elle, « la conscience perd peu à peu sa cohérence. On perd son propre centre. Le centre ne peut plus tenir. Le ‟moiˮ devient du brouillard, et le centre solide dont on a d’ordinaire l’expérience s’effondre comme un mauvais signal radio. Il n’y a plus de point de vue stable depuis lequel on peut regarder le monde, intérioriser les choses et évaluer ce qui se passe. Aucun cœur ne relie les choses ensemble ni ne fournit les lentilles à travers lesquelles on voit le monde, on fait des jugements et on comprend les risques. Les séquences temporelles se suivent au hasard. Les sensations, les perceptions visuelles et sonores et les pensées ne vont pas ensemble. Aucun principe organisateur n’ordonne dans le temps les moments successifs ni ne les organise d’une manière cohérente en leur donnant un sens. Et tout se passe au ralenti » (Saks, 2007, p. 13).

« Le centre ne peut plus tenir » : Elyn Saks ne peut ignorer que le titre qu’elle a donné à son livre, The Center Cannot Hold est une citation d’un célèbre poème de W.B Yeats, The Second Coming, écrit en 1919. Yeats y décrit la désorganisation de son univers à la veille de la guerre civile en Irlande. Yeats appelle la « Seconde venue » du Christ comme une solution à cette désorganisation :

The Second Coming

Turning and turning in the widening gyre

The falcon cannot hear the falconer;

Things fall apart; the centre cannot hold;

Mere anarchy is loosed upon the world,

Yves Bonnefoy traduit :

La seconde venue

Tournant, tournant dans la gyre toujours plus large,

Le faucon ne peut plus entendre le fauconnier.

Tout se disloque. Le centre ne peut tenir.

L’anarchie se déchaîne sur le monde

Yeats, The Second Coming.

Si, pour quelque raison que ce soit, le faucon décrit des cercles de plus en plus larges, il perd le contact avec le fauconnier, et tout se disloque autour de lui. Dans la psychanalyse des psychoses, ce n’est pas l’absence du transfert, comme le croyait Freud, mais au contraire son intensité, qui peut amener le patient à des variations erratiques de sa distance à l’objet. La difficulté pour l’analyste est d’arriver à trouver la bonne distance, sans être ni intrusif ni lointain. S’il y parvient, le patient retrouve son « centre », et la cohérence de son monde interne.

Le travail analytique peut alors se poursuivre dans des conditions assez comparables à celles dont l’analyste a l’habitude avec des patients moins malades.

Elyn Saks avait vingt ans quand elle est entrée en analyse avec une analyste kleinienne en Angleterre, à Oxford, à la suite d’un état psychotique aigu pour lequel elle a dû être hospitalisée. C’est une helléniste américaine brillante qui a reçu une bourse pour faire sa thèse à Oxford sur Aristote. Elyn Saks décrit ainsi les effets du travail de son analyste :

Une interprétation kleinienne est comme « une flèche qui vise directement ce qui perturbe la personne en analyse. Si elle touche juste, elle perfore sa cible ; ce qui en résulte est comme l’ouverture d’une valve et la libération d’une vapeur retenue depuis longtemps » (Saks, 2007, p.90).

À côté de l’effet des interprétations, elle est très sensible au rôle de contenant de son analyste :

Dans son transfert négatif, elle vit son analyste comme le diable, qui cherche à la tuer, et qu’elle doit tuer pour se protéger. Elle vient à ses séances avec un couteau de cuisine à dents et un cutter. Son analyste ne s’énerve pas et interprète :

« Sa tolérance et sa compréhension semblaient illimitées et sa présence solide et tranquille me contenait, comme si elle était la colle qui me rassemblait. Je tombais en pièces, j’explosais, je m’envolais en pièces – et elle rassemblait les morceaux et les tenait pour moi » (ibid.,p. 97-98).

Elle guérit rapidement de son état psychotique, reprend ses études, mais change d’orientation, se tourne vers le droit, et fait une thèse sur les droits des malades mentaux. Elle rechute plus gravement quand elle interrompt sa cure pour rentrer aux États-Unis, où elle a été admise à l’Université de Yale pour faire un doctorat en droit. Elle est à nouveau internée, avec le diagnostic de schizophrénie paranoïde, ça ne fait aucun doute quand on lit la description qu’elle fait de ses symptômes dans cette période (ibid.,p. 167). Elle obtient de reprendre une analyse, quitte l’hôpital et reprend ses études de droit, qu’elle termine. Son nouvel analyste est un « freudien classique ». Il s’intéresse moins aux défenses, intervient peu, met des limites, et lui donne des neuroleptiques (ibid.,p. 188). L’analyste est la seule personne qui ne la rejette pas malgré sa psychose, et qui n’essaye pas de l’obliger à quoi que ce soit. Elle comprend qu’il comprend ce qu’elle lui dit, et elle est aidée par son interprétation de ses hallucinations et de son délire comme défenses (ibid.,p. 214). Son analyste est comme un « régulateur » qui lui permet de choisir dans le flux incessant des pensées et des sensations. Quand elle le perd, c’est comme si on fermait ce régulateur. Les neuroleptiques fonctionnent en partie comme ce régulateur, mais ils ont tendance à rendre la vie trop prévisible (ibid.,p. 229-230).

Son diplôme de droit acquis, elle se sent incapable de plaider ou d’enseigner, et s’oriente vers le travail social dans des quartiers défavorisés. Elle commence à publier dans des revues de droit social, puis trouve un poste d’enseignant dans une petite université en Californie, en même temps qu’un nouvel analyste à Los Angeles. Elle recommence à délirer quand elle doit enseigner. Comme le précédent, cet analyste, avec qui elle reste treize ans en analyse, lui prescrit en même temps des neuroleptiques.

Elle est encore en cure avec un quatrième analyste au moment où elle rédige son livre. Au total, elle a été en traitement psychanalytique avec quatre analystes différents pendant plus de trente-deux ans, puisqu’elle est toujours en analyse au moment où elle écrit son livre.

Dans certains cas, seul un analyste peut jouer le rôle du « fauconnier » décrit par Yeats, indispensable à la croissance psychique après l’analyse. Les patients qui font de très longues cures sont des personnes qui ont besoin de s’adresser à un analyste réel pour poursuivre leur auto-analyse après la fin de leur cure.

Gilbert Diatkine est psychanalyste, membre titulaire formateur de la Société Psychanalytique de Paris.

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