La Revue Française de Psychanalyse

Le bouclier de Persée ou psychose et réalité

Le bouclier de Persée ou psychose et réalité

Cet article de Francis Pasche a été publié dans la Revue française de psychanalyse, t. XXXV, n°s 5-6, « psychanalyse et réalité », 1971, p. 859-870.

Persée afin de soustraire sa mère Danaé aux entreprises galantes de Polydectes s’engage à apporter à celui-ci la tête de Méduse. Il réussit cet exploit grâce à sa ruse, à son courage et aussi grâce à l’aide d’Hermès et d’Athéna, l’un lui fournissant l’arme, une serpe, l’autre un bouclier. Mais l’arme de Méduse sortant de l’ordinaire : un regard qui pétrifie tout être vivant qui l’affronte, fût-ce par inadvertance, le bouclier sera de sorte et d’usage bien particuliers. Poli comme un miroir, c’est par son truchement protecteur que Persée repèrera Méduse et la décapitera, sans jamais lui faire face ; il aura pu ainsi la regarder sans risque.

Comment ce stratagème a-t-il opéré ? En privant Méduse d’une dimension magique dont la métaphore est la troisième dimension : la profondeur. La dimension selon laquelle les cheveux-serpents, la langue tirée, les yeux exorbités et le regard, le regard,sont dardés, tout cela est mis à plat dans le miroir malgré l’illusion de la perspective car celui-ci est, en sa surface réfléchissante, irréductiblement à deux dimensions, un plan frontal impénétrable. Persée peut agir désormais, l’adversaire lui est devenu définitivement parallèle,au plus près tangentiel. La réalité se côtoie. Un espace se trouve ainsi ménagé, un vrai où l’on peut rester à sa place, ou fuir, ou aller au-devant, une voie à franchissement facultatif : la marge de sa liberté.

À cela s’oppose l’espace enchanté où se trouvent prises les victimes de Méduse qui, selon les lignes idéales qui les joignent à elle, ne peuvent qu’être aspirées ou envahies par la Gorgone, à moins qu’elles ne se pétrifient. Dans cette direction on ne s’arrête pas et on n’arrête pas le monstre. Le règne de la nécessité, l’aire du continu. Grâce au miroir Méduse ne sera pas seulement atteinte mais regardée. À peine vue son regard vous figeait, le miroir l’a éteint, comme un cristal la lumière polarisée : elle est enfin perçue, c’est-à–dire susceptible d’être appréhendée selon l’infinité successive de ses profils, or un profil est toujours vu dans un plan frontal. Méduse est devenue partie intégrante de la réalité extérieure. Regardée dans le miroir pour un instant, elle renaît au monde d’où la malédiction d’Athéna l’avait chassée. Dépouillée de sa toute-puissance magique, de ce maléfice qui l’avait enchantée, elle la première, elle redevient libre ; elle aurait pu en effet se défendre et peut-être vaincre si elle n’avait dormi, si Athéna n’avait pas tenu à Persée le bouclier, et dirigé son bras.

Méduse est donc bien devenue une image de la réalité, cette réalité que nous définirions volontiers comme une surface faite de contingences juxtaposées ou, plus exactement, faite de la liberté des vivants et de la contingence des choses et des événements.

Il faut nous interroger maintenant sur la nature de ce gadget miraculeux qui a protégé Persée contre le charme et exorcisé Méduse. Ce bouclier nous en rappelle un autre, un appareil qui nous est familier, le pare-excitation du système perception-conscience. Surface, projection d’une surface, caractéristique du Moi[1], les excitations d’origine extérieure glissent sur lui sans laisser de traces, par opposition à la région sous-jacente où s’enfonce pour s’imprimer, en profondeur,la matière première des souvenirs, mais, comme par compensation, cet effleurement fait naître la conscience.

Non pas seulement la conscience que quelque chose se passe à la périphérie de son être mais, essentiellement, que quelque chose existe en dehors de lui à tel endroit, à telle distance, de telle forme et de telle couleur et, si l’abord est tangentiel, de tel poids et de telle consistance. Elle le renvoie d’où il vient afin que, comme le dit Kant : « Le point 0soit perçu au point 0. » Freud nous signale, et nous y reviendrons, que ce bouclier est fait de matière morte comme le métal du bouclier de Persée.

Dirons-nous que Persée, son bouclier, Méduse[2], autrement dit le sujet, le système perception-conscience et la réalité extérieure, mis en relation, constituent à eux trois une structure, un système dont les éléments seraient mutuellement dépendants sous la loi inflexible d’une organisation unifiante ? C’est le contraire que nous voudrions soutenir. Ce dispositif est justement ce qui rompt toute chaîne causale, ce qui décolle toute suture, ce qui fait sauter les mailles de toute toile tissée selon le symbolique, car il remet choses et gens à leur place dans un espace libre.

Un espace libre, celui de la perception, que la nécessité ne contracte pas en un feutrage compact, et peu nous importe que ce feutrage soit fait de causes et d’effets, respectivement voués à entrer les uns dans les autres comme les tubes d’une lorgnette, ou de signifiants s’agglutinant de proche en proche selon la métaphore et la métonymie jusqu’à la prise en masse du réel. L’espace de la perception est discontinu, hétérogène, lacunaire et c’est dans ces trous, dans ces failles, dans ces blancs que Persée et bien d’autres peuvent se mouvoir, pas nécessairement pour tuer mais aussi pour étreindre, par exemple.

Ceci nous amène à nous interroger sur l’investissement des objets du monde extérieur lors de la perception.

Percevoir c’est vraiment sortir de soi, mais justement pas pour ramener à soi, selon la métaphore de l’amibe. Non ! pour s’y laisser,ce qui suppose qu’on y reste tant que l’objet est là, et que l’on accommode, au sens visuel, sur sa distance. C’est la perception, et aussi l’amour (qui sont peut-être de même nature) qui nous ont fait paraître inéluctable la notion d’antinarcissisme. Il faut ici souligner que les modalités d’intrication de cet investissement antinarcissique sont au service du perçu.

Notre thèse est que le psychotique est celui qui ne dispose pas du bouclier de Persée, celui que le regard de Méduse angoisse, puis immobilise jusqu’à le pétrifier.

Tout d’abord donc elle le terrifie. Cette angoisse Freud l’explique par la pression de la réalité en tant que telle[3] sur le Moi, réalité que la face de Méduse figure selon nous assez bien. Tout ce hérissement de reptiles et d’organes rend bien compte du potentiel d’effraction que le dehors représente pour le psychotique. Toute réalité quelle qu’elle soit dès qu’elle se présente à sa vue l’agresse, elle cesse aussitôt d’être perçue vraiment car les données sensorielles qu’elle recèle ne peuvent plus être appréhendées que comme menaçantes. Seul le bouclier, cadeau d’Athéna, la mère adoptive, la mère sans homme, pourrait le protéger, et justement il lui fait défaut. Elle ne lui a pas donné, ou il n’a pu recevoir, l’égide qui lui permettrait d’affronter « les formidables énergies extérieures ». Cette carence maternelle, ce manque, Freud nous en parle sous une autre forme ; il nous dit que l’hypertélie de la tête de Méduse est là pour dissimuler une absence, un trou, l’absence de phallus maternel, ce qui est ressenti comme la castration mais l’on sait que celle-ci est précédée et, en même temps, préfigurée par la séparation d’avec la mère. La relation Méduse-victime ne se différencie donc pas de celle de Méduse-Persée par l’absence du bouclier mais par la présence de l’absence du bouclier ; il y a ici également trois termes mais contrairement à l’ensemble Méduse, bouclier, Persée, il s’agit ici d’une structure, les termes en sont interdépendants. On sait à quoi aboutit leur interaction : à enfermer en lui-même l’être médusé. Le verbe grec d’où dérive le mot Méduse signifie mesurer, doser, maintenir dans les limites de ses dimensions, autrement dit pétrifier, car percevoir, agir, c’est justement sortir des limites spatiales de son corps, Méduse réduit ses proies à leur portion congrue, elle les enferme en eux-mêmes.

Cette clôture parfaite sur soi suppose que Méduse, le sort jeté, n’existe plus pour une victime transie à laquelle il ne reste que le vide autour. Comment le comprendre autrement que de la façon suivante[4] : le sujet a introjecté l’érection des pénis dressés comme Freud l’a vu (Medusa’ s head),mais en neutralisant leur dynamisme, leur mouvement, par le mouvement contraire qui est le sien, en s’accolant en tant que double passif à cette activité, en tant que féminin à cette virilité, réalisant ainsi, par l’affrontement de forces contraires (instinct de mort et instinct de vie) ou, pour évoquer Tausk, par le blocage mutuel des agonistes et des antagonistes – réalisant ainsi l’immobilité du catatonique. S’agit-il d’une introjection ? Non, si l’on entend par là l’introduction en soi d’une image, d’une représentation. Car la représentation ne peut dériver que d’une perception, or la réalité dès qu’elle fait irruption dans le monde du psychotique cesse d’être perçue. On pourrait dire tout aussi bien qu’elle est absorbée par le sujet ou qu’elle l’envahit, en tout cas elle se trouve installée en lui tout entière, en bloc, elle s’y carre ; elle y trouve sa place dans l’espace intérieur destiné à laisser du champ à la liberté. Et c’est parce que cette réalité y a été incluse qu’elle pourra en ressortir sous forme de projection (hallucinations, etc.), elle retourne d’où elle est venue. Il ne s’agit donc pas d’un refoulement, le sujet est devenu pour une part la réalité extérieure, il n’en détient pas simplement l’image, il n’est pas surprenant que cette image on ne puisse la retrouver puisque c’est le modèle à trois dimensions qui est en lui, qui fait partie intégrante de lui-même. La réalité n’est donc pas forclose, elle est incorporée et, puisqu’elle se manifeste comme une intention (celle d’assiéger), le sujet fait sienne cette intention. Il est possédé,c’est l’identification narcissique. Cette présence d’une motion d’origine étrangère en lui-même, en son for interne, et d’un corps, cette seconde « volonté » incarnée qu’il assume aussi est la base de la dissociation psychique, du dédoublement du Je qui définit la psychose. Deux Je sont donc en présence, rivés l’un à l’autre, emboutis l’un dans l’autre, le tout privé de ce vide qui est comme le seuil intérieur du projet, au sens heideggerien, du Je. L’objet, l’autre sujet emplit ce vide, ce vide qui se retrouve au-delà du lieu de leur appariade, autour d’eux, et non plus entre eux pour les séparer. Tout est dans le corps et n’en sort plus.

Un parallèle avec la dépression mélancolique (qui n’est pas une psychose) éclairera notre propos. Le mélancolique introjecte l’ombre de l’objet ; le psychotique, le corps animé de l’objet. Le mélancolique a une structure étagée hiérarchique, et c’est en un secteur localisé de lui-même qu’il introjecte l’objet pour le livrer à l’instance supérieure, les deux sont de niveau différent, différence que le mélancolique justement tend à rendre infinie, le Surmoi est divinisé et le Moi avili. Dans la psychose les deux Je mis en présence par l’introjection sont de même valeur, de même rang, Schreber est la digne épouse de Dieu, car ici tout est sur le même plan, celui du Moi-corps. Enfin la perception du monde extérieur subsiste pour le déprimé, elle est, à la limite, abolie pour le psychotique.

Ce mode de liaison, insécable et exclusif de tout autre, entre les deux personnes ainsi suscitées est le type même de toute relation psychotique. Tout se passe entre ces deux pôles et nulle part ailleurs. Attraction-répulsion, mangeant-mangé, dépeçant-dépecé, castrant-castré, pénétrant-pénétré, persécuteur-persécuté, battant-battu, voyant-vu. Là il est vrai que le sujet n’est pas en lui-même mais dans l’ensemble du procès, mais là seulement, dans la psychose. On retrouve l’univers kleinien des phases paranoïdes et dépressives, mais aussi le jeu sadomasochique et voyeuriste-exhibitionniste quand, toutefois, un partenaire réel n’est pas en cause. Ici la relation est immédiate et inéluctable, le temps et l’espace sont contractés jusqu’au point, jusqu’au clignement d’yeux et c’est à la vitesse de la lumière que la pensée ou l’acte du pseudo-autrui atteint celui des deux protagonistes qui revendique, pour un temps, le statut de Je. Si bien qu’en réalité, il n’y a plus de mouvement, mais une succession de changements à vue instantanés de flashes. Rien ne bouge vraiment dans l’univers de la psychose.

En tout cas il n’y a qu’une dimension dans cet espace : la troisième, celle qui joint ces deux « personnes » prises ensemble dans un espace irréductiblement sagittal. Cet espace n’est ni superposable, ni articulable avec l’espace de la perception (espace où se distinguent un sujet qui a du champ et ses objets), son exploration ne peut rien nous apprendre sur celui-ci, il n’est pas la vérité de l’autre, la psychose n’est pas la vérité du monde perçu contrairement à ce que soutient l’antipsychiatrie. Hâtons­nous de dire que le psychotique prend conscience d’une autre vérité qui échappe à la perception, celle des intentions et des désirs inconscients de l’objet englobé dans la mesure où ils le visent, extension de I‘insight dont le psychanalyste ne doit pas être dépourvu mais qui ne doit pas être exclusive d’une perception correcte.

Cette lutte deux à deux, où l’un est toujours ou alternativement la victime de l’autre, évoque aussitôt la scène primitive. Nous croyons en effet que le schème mnésique de cette scène plus ou moins ravivée par les circonstances informe cette relation intrapsychique. Nous croyons que le non-psychotique peut s’en donner le spectacle, peut y assister en tiers même s’il y participe – alors que le psychotique doit y entrer et n’en plus sortir, il est comme aspiré par la place vacante de l’un des partenaires ; la tête de Méduse, avec le vide (cicatrice de la castration, vulve) d’où elle surgit et qu’aucun bouclier n’exorcise, figure une scène primitive. Mais par voie de conséquence, les statues de pierre doivent être interprétées, elles aussi, comme des scènes primitives mais figées. Faut-il ici rappeler que les dents du dragon semées par Cadmos ont donné naissance deux à deux à des guerriers qui s’entre-tuaient et les pierres jetées par Deucalion et Pyrra, naissance deux à deux à femmes et hommes qui s’accouplaient ?

Or cette scène primitive se caractérise par ceci : qu’aucun changement n’apparaît chez l’un des partenaires qui ne modifie l’autre, ou ne soit le fait de celui-ci. Nous avons là défini la structure. La scène primitive est en effet le prototype, l’atome constitutif de toute structure. Il en est donc de même de la psychose, et celle-ci loin de résulter d’une sorte de trou dans le symbolique en réalise au contraire le comblement, le psychotique vient se loger dans la scène primitive et ainsi parachève le système, sans rien laisser au dehors.

Les psychoses doivent être conçues en effet comme des tentatives diverses, et dérisoires, pour desserrer l’accolement du couple de la scène primitive qui reste néanmoins enfermé dans un seul corps. L’espace délirant le plus vaste (il lui arrive de se prétendre infini) tient dans les limites de notre peau. La persécutée de Freud a rassemblé dans son corps la femme antérieurement aimée avec le soupirant et ses complices, car le déclic de l’appareil photographique qui devait enregistrer sa honte s’est révélé être l’érection de son propre clitoris et, celui-ci, l’instrument de ses persécuteurs.

Ceci nous conduit à poser le problème de l’origine de la psychose. Référons-nous à la distinction freudienne entre Moi-réalité et Moi-plaisir, le second succédant et étant issu du premier.

Il nous faut supposer que quelque chose a manqué au Moi-réalité du futur psychotique, ce quelque chose c’est le bouclier donné par Athéna, cadeau qui est à la fois enveloppe protectrice et miroir :

– enveloppe protectrice qui permet de résister aux forces extérieures et en particulier d’endiguer l’aspect redoutable de la mère (Méduse) et par conséquent de rester un et de s’autonomiser ;

– miroir qui permet de reconnaître et d’évaluer le dehors, le monde extérieur « selon de bons critères objectifs » mais aussi de l’investir suffisamment, ce qui épargne ce paroxysme d’angoisse que déclenche l’affrontement mutuel des deux instincts en présence du vide objectal.

Ce cadeau n’est qu’un appendice d’Athéna, une sorte de phanère, l’objet transitionnel en est le vestige. Ce prolongement du corps maternel est fait de matière morte, ce qui signifie qu’il n’est pas porteur des désirs maternels dirigés sur l’enfant. C’est comme un viatique qu’elle lui aurait remis. Or cela manque au futur psychotique. Ce vide à la place est l’absence de la mère qui préfigure la castration et c’est parce que cette absence est toujours sur fond de données sensorielles que celles-ci composent une réalité fracturante ou, plus exactement, appréhendée comme fracturante.

Cette effraction est indissociable de la menace d’éclatement interne due à la surcharge pulsionnelle, elle-même due au désinvestissement total du monde extérieur et à l’accumulation d’énergie au dedans qui porte à son comble la tendance à la désintrication.

La menace d’envahissement par la tête de Méduse c’est-à-dire par une réalité désertée par la mère est liée à l’imminence de dissociation morcelante. L’angoisse du huitième mois devant un visage étranger en est l’illustration.

Pourquoi ce désinvestissement ou cette impossibilité d’investisse­ ment lors du stade du Moi-réalité ? Qu’est-ce qui manque ? Est-ce qu’une attitude spécifique de la mère est en cause ?

1 – Une mère trop protectrice ne permettrait pas la sécrétion de cette cuirasse, une mère trop absente non plus, une ambiance de sollicitude moyenne serait nécessaire, mais tout cela est bien trop vague. Il faut se référer aux analyses autrement pénétrantes de M. Fain qui insiste sur le détournement de la mère de l’enfant vers le père, une mère qui alors reprend pour s’en revêtir la portion de son propre narcissisme dont elle avait oint l’enfant, qui le reprend non sans l’avoir endormi tout d’abord. M. Fain montre la vertu formatrice de cette désaffection intermittente ;

2 – Est-ce l’agénésie des schèmes ataviques dont nous avons pensé avec M. Renard qu’ils fondaient la représentation du monde extérieur ?

3 – Doit-on incriminer enfin une sorte d’hyperesthésie congénitale, une désintrication instinctuelle qui compromettrait l’établissement de l’antinarcissisme dont nous avons vu l’importance dans la perception ?

Ces trois facteurs existent et sont liés.

De toute manière, ce qui reste, toute réalité abolie, c’est le vide, l’absence, le manque qui suscite la forme pure de l’angoisse, l’angoisse de rien. Les fantasmagories aussitôt créées, si bien décrites par M. Klein, ne sont à certains égards comme les appendices effrayants de Méduse que des palliatifs, afin de mitiger, comme le dit encore Freud, l’horreur du manque. Ce que la mère doit laisser à l’enfant quand elle le quitte, quand elle cesse de le nourrir, de s’en occuper, c’est sans doute la réalisation hallucinatoire d’un désir, mais ce qui doit être souligné, c’est le mot hallucinatoire, c’est-à-dire l’évocation d’une présence indépendamment de l’assouvissement qu’elle promet.

La mère n’est pas seulement ce qui gratifie ou frustre, ce qui s’ajuste plus ou moins aux désirs, c’est aussi une réalité concrète, une surface, une surface de peau, la peau du monde. Et c’est un morceau de cette peau, naturalisée, qu’Athéna offre à Persée. La psychose est moins affaire de pulsions qu’affaire de carence du Moi comme projection d’une surface. C’est sans doute ce que H. Hartmann a senti et qu’il a si mal utilisé. Persée peut aussi se regarder dans le bouclier et, même s’il n’y trouvait que son reflet, cela suffirait pour que Méduse perde son pouvoir magique sur lui. Il semble que l’investissement de sa propre image est l’ultime défense contre la psychose.

L’expérience clinique nous en convainc aisément. Je songe surtout aux conditions déclenchantes de la paranoïa qui consistent en général en la rupture d’un lien (plus ou moins désexualisé) avec un objet de même sexe[5]. C’est la ressemblance avec le sujet, le sexe n’étant qu’un élément de cette ressemblance, qui protégeait celui-ci contre la folie ; l’objet suppléant l’incapacité de se regarder soi-même, d’avoir de soi-même une représentation. Le rapprochement avec un être complémentaire, une expérience hétérosexuelle (cf. Freud), déclenche au contraire l’angoisse et la dissociation. Deux psychotiques, l’un traité par Mme Monod, l’autre par le Dr Brémont, nous ont apporté tout récemment encore la confirmation de ces vues.

Le prédisposé se garde s’il parvient à recréer l’illusion d’un miroir avec l’aide d’autrui, comme dans ces numéros de music-hall où un compère joue le reflet. Comment ici ne pas évoquer le stade du miroir ? Nous ne songeons pas à en nier l’intérêt mais nous croyons qu’il n’illustre que l’une des phases d’une évolution dont le premier temps est l’investissement du corps maternel comme premier modèle, comme exemple visible d’unification et de différenciation du corps, comme miroir. Le corps de la mère est le premier miroir.

Mais pour avoir une représentation de lui-même ne faut-il pas qu’il soit tout d’abord regardé, perçu par sa mère, ce qui signifie qu’il ne doit pas seulement figurer dans les fantasmes maternels avec les risques que nous ont bien montrés P. Aulagnier et Maud Mannoni mais aussi au dehors. Ce qui est décisif pour l’avenir du futur psychotique ce n’est pas seulement la place qu’il occupe dans ces fantasmes et le rôle qu’il y joue mais qu’il ne soit que là, qu’il soit absent du monde perçu par la mère, du monde réel pour la mère.

Pourquoi ces représentations de corps sans tête si ce n’est·parce qu’il signifie ainsi qu’il en fut réduit à se regarder sans l’aide du miroir, sans l’aide du corps de la mère le regardant ?

Ce bouclier que la mère tend à l’enfant c’est bien la barrière qui les sépare, qui s’oppose à ce qu’ils refusionnent, qui interdit à l’enfant le chemin de retour vers le ventre maternel, qui l’empêche de rentrer tout entier dans la structure, dans le système maternel.

Nous n’en avons pas encore tout à fait terminé avec le bouclier­miroir. Il a ceci de particulier qu’il renvoie les images, les aspects visuels des choses tels qu’il les a reçus, il les fait voir une seconde fois, il les redouble, il les reflète. C’est un pouvoir que nous n’avons pas, mais il est des messages sensoriels sur lesquels nous avons ce pouvoir, ceux que nous entendons, car nous sommes capables de reproduire exactement une phrase dite. Il nous est plus facile d’être écho que source. Nous sommes en effet sur le trajet de la parole, lieu de passage, relais où s’articulent alors nos réponses aux questions, alors qu’une image objectale nous reste d’une certaine façon en travers de la gorge, le mot, lui, peut nous entrer par une oreille et ressortir par la bouche. C’est très proche de l’espace unidimensionnel de la psychose[6].

Ce qui est spécifique du langage, Freud nous l’a montré, c’est de traduire les relations du réel ; certains linguistes contemporains essaient de nous démontrer que le langage n’est essentiellement que relations intrinsèques. « Épeler, dit encore le malade de Mme Monod, c’est expliquer. »

Or si la scène primitive est l’unité de structure représentée,le sentiment de l’interdépendance au sein d’un ensemble unifié, l’intuition fondatrice nous est donnée par notre corps. J’évoquerai une fois de plus Maine de Biran. Le psychotique investit les mots plutôt que les choses, tient le « langage du corps » parce que ne pouvant regarder la surface de son corps, ni celui des autres, il est réduit à s’identifier à sa structure interne et à reconstruire dedans tant bien que mal un monde mais un monde sur le modèle des correspondances au sein de l’organisme, des corrélations fonctionnelles. L’image verbale y est beaucoup plus apte que l’image objectale où il y a toujours un trop-plein de signifiant pour l’usage qu’on veut en faire et qui est là, comme ça, dans sa facticité de chose qui existe.

Ce langage qui passe si facilement par la filière de notre corps, qui se convertit si facilement de message sensoriel en motricité, n’en reste pas moins objet de perception, il peut être étalé en face de soi, comme sa propre image si le discours est sien et ainsi tenir lieu de bouclier, si ce n’est de miroir, quand l’aspect de notre propre corps est quelque peu estompé, peut-être perdu, et la perception du monde extérieur quelque peu altérée.

Traiter de la défense contre la vision d’une mère effrayante parce que dépourvue d’un phallus, c’est aborder le problème du fétichisme. Il y a quelques mois Yves Dalibard nous a fait part d’une intuition qu’il avait eue en examinant les images publicitaires d’objets susceptibles d’être pris pour fétiches : chaussures, bas, sous-vêtements, etc. Il a découvert que le fétiche était toujours présenté de manière à figurer, avec le fragment de corps qui le porte, une conjonction d’organes génitaux, un condensé de scène primitive ; je crois qu’il y a là matière à recherches et à réflexion.

Il faut tout d’abord remarquer que tous les fétiches sans exception sont des enveloppes, des surfaces enveloppantes, des peaux, même le luisant qui recouvre le nez cité par Freud : satin, cuir, caoutchouc, chevelure, que tous sont en matière morte, ou inanimée. Un pénis creux ? En tout cas un phallus, si phallus signifie symbole de puissance, car le fétiche est selon nous le vestige d’un pouvoir maternel, celui de procurer au sujet ce bouclier protecteur.

Cette hypothèse ne préjuge pas des autres significations du fétiche (pénis et fèces), elle n’infirme pas non plus le rôle du père qui, par sa carence, en permet le maintien ou en rend nécessaire l’apparition, mais son origine nous semble se situer en deçà de ses acceptions anales et péniennes et en être la base. Il nous semble aussi que le fétiche se constitue, est préformé avant que le père n’apparaisse comme sexué et vecteur de la loi, l’enfant perçoit le monde extérieur avant qu’il n’ait repéré les insignes et les attributs paternels.

Il est certain que le fétiche mime avec son support dans les fantasmes la scène primitive ; ce va-et-vient, ce jeu de cache-cache, d’occultation et d’exhibition, de présence et d’absence, d’idéalisation et de fécalisation, d’adoration et de mauvais traitements – une scène primitive à laquelle le fétichiste prend part avec une totale maîtrise.

Mais qu’en est-il du fétiche en lui-même, de l’enveloppe, de l’opercule posé sur ce trou; emplacement de l’absence, celle du bouclier­miroir, du pénis maternel, du protagoniste de la scène primitive, du père ? Nous soutiendrions volontiers qu’il résulte de la translation et rotation du plan sagittal de la scène primitive (elle-même calquée sur les interrelations de l’organisme) en un plan frontal, dressé en face, et de ce fait, perceptible. On est sorti du tableau et on l’a posé devant soi.

Qu’en est-il de la toile ? Elle est toujours faite de matière inanimée qui fut vivante ou produit du vivant : cuir, soie, coton, lin, latex, cheveux et de son imitation ; une structure morte mais qui garde le squelette de son organisation. La pétrification par Méduse est la parfaite métaphore de la constitution d’un fétiche, la victime garde sa forme et pour toujours. Nous verrions volontiers le fétiche comme une image autoscopique, un portrait radiographique du sujet.

Risquons-nous à suggérer que les systèmes réducteurs : mécanicistes, dialectiques, structuralistes quand ils sont exclusifs de toute contingence résultent de la naturalisation, de la fétichisation du réel. Persée peut faire mauvais usage de son trophée, c’est une arme de tyran ou de terroriste.

Le fétiche n’est qu’un bouclier, ce n’est pas un miroir : une peau sans regard[7] ; le fétichiste peut y retrouver le schéma de son organisation interne, mais il ne peut lui laisser le moindre souffle de vie sous peine de le voir se transformer en « machine à influencer » et lui-même, machiné, en psychotique, ce contre quoi le fétiche doit justement le protéger.

C’est pourquoi le fétiche : bas, culotte, essai épistémologique ou production plastique ou musicale doit être distingué de l’objet beau et du chef-d’œuvre intellectuel ou esthétique, dont il est pourtant si proche (nous avons essayé de le montrer ailleurs), mais qu’il ne pourrait devenir sans une mutation profonde, une véritable métamorphose.

Ce qui manque c’est le reflet, autrement dit le regard de la mère. Un certain regard que nous avons essayé de cerner au cours de ces pages, dans l’orbe duquel l’enfant est vu et situé, ni désiré, ni haï, simplement vu et mis à sa place, considéré, un regard dans lequel il se voit et le reste du monde, car ce regard ne garde rien pour lui, il rend scrupuleusement tout ce qu’il reçoit – aussi bien l’air qui circule entre les choses –, et les choses, il les lui montre ; enfin, de ce fait et par-dessus tout, sa liberté, il la lui rend[8].

La réalité se découvre à deux, le narcissisme ne peut plus l’appréhender autrement que comme l’agent de sa destruction. Relation objectale (avec ce qu’elle comporte de narcissisme et d’antinarcissisme), perception, fixation du sujet en son lieu, liberté vont ensemble.

Narcissisme, déni de la réalité, ubiquité du Je (qui, étant à la foire et au moulin, n’est finalement nulle part), nécessité (fatalité) vont également ensemble.

La psychanalyse a justement pour tâche de mettre en évidence des procès, des mécanismes, mais elle doit avoir pour résultat la mise à jour de ce que nous avons appelé le symbole personnel, autrement dit la forme concrète de la contingence de chacun, comme l’œuvre d’art n’est telle que si une contingence essentielle et unique y transparaît.

L’autre voie est celle que nous indique l’homme-machine. Or, si merveilleux que soit son agencement, ce miroir truqué est l’image inductrice d’un destin que Freud a dénoncé comme étant l’une de nos deux plus profondes tentations : le retour à l’inorganique, vers quoi la face exorbitée nous entraîne.

Persée a été bien coupable de tirer la tête de Méduse de sa besace pour s’en servir, le psychanalyste doit être un Persée repenti.

[1] Le Moi et le Ça (Essais de psychanalyse).

[2] Il serait sans doute profitable de reprendre l’examen critique de l’idéalisme platonicien à partir d’un parallèle entre cette séquence mythique et l’allégorie de la caverne dans la République.

Non moins profitable de s’interroger sur l’interdiction dans les églises orthodoxes de toute représentation à trois dimensions de la divinité et sur l’inexistence de la perspective dans les icônes de haute époque.

[3] Perte de la réalité dans la névrose et dans la psychose (1924).

[4] La femme de Loth a été changée en statue de sel pour avoir voulu revoir Sodome et Gomorrhe dont on sait seulement qu’elles recélaient des désirs masculins (érections) dirigés sur des anges.

[5] Voir Réactions pathologiques à la réalité (1958) et l’apport décisif de J. MALLET sur la genèse de la paranoïa, De l’homosexualité psychotique,1963 ; Une théorie de la paranoïa, 1966.

[6] L’écriture est un obstacle dans la mesure où elle n’est pas entièrement phonétique, où le vu n’est pas tout à fait réduit par l’entendu. Le malade de Mme Monod est un zélateur de l’écriture phonétique.

[7] Cette importance du regard et de la peau n’a pas échappé à P.-C. RACAMIER dans son très substantiel article. Propos sur la réalité dans la théorie psychanalytique, RFP, 1962.

[8] La neutralité analytique relève d’une variante de cette situation. Le psychanalyste présent, donc audible et visible, susceptible d’être entendu et vu, peut regarder l’analysé comme le reste. Alors que dans le traitement des psychoses, le thérapeute doit être vu et entendu en effet.

Mais la « bienveillance », l’amour, doit être entée sur cette neutralité comme l’amour sur le regard et l’aspect de la mère.

Visuel d’ouverture: Méduse, Le Caravage © Wikimedia Commons