La Revue Française de Psychanalyse

Le rôle du peut-être

Le rôle du peut-être

Paulette Letarte, biologiste, médecin, psychiatre, psychanalyste membre titulaire de la Société psychanalytique de Paris, décédée en 2009, était tout particulièrement reconnue dans la communauté psychanalytique, mais aussi psychiatrique, en raison de sa pratique de la psychothérapie psychanalytique auprès de patients difficiles, psychotiques ou border line, et de ses qualités pédagogiques en ce domaine tant auprès des jeunes psychanalystes que des jeunes psychiatres.

Le présent volume, qui rassemble un certain nombre de textes passionnants réunis et présentés par Paul Denis, permet de retrouver la valeur irremplaçable de sa pratique et de son enseignement.

Chacun des chapitres, issus d’articles publiés séparément à l’origine, présente de façon éclairante une question clinique, sous l’angle psychothérapique, illustrée par une ou plusieurs vignettes, le plus souvent rapportées de façon très approfondie, qui permettent de voir l’analyste au travail, y compris dans la réflexion qui accompagne en permanence sa pratique, dans l’instant ou en après-coup. En soi-même, ce parti pris donne à ces textes une valeur exceptionnelle, et peu fréquente dans la littérature psychanalytique actuelle.

Ainsi se dégagent un certain nombre de thèmes privilégiés que le lecteur va retrouver au fil des différents textes.

En tout premier lieu, Paulette Letarte souligne que la psychothérapie des patients psychotiques et border line travaille en sens inverse de la cure analytique classique : là où cette dernière vise, par une démarche régrédiente, à lever les défenses pour mettre au jour le processus primaire recouvert par le processus secondaire, la première cherche tout au contraire à permettre au patient de disposer de mécanismes de défense. Mais elle se distingue aussi de l’abord psychiatrique, car elle n’a pas pour objectif premier la suppression des symptômes, mais l’acquisition d’une certaine souplesse psychique.

établir un équilibre narcissique

En fait le souci premier de l’analyste dans de telles conjonctures cliniques est « d’établir un équilibre narcissique, qui garantisse la survie des deux ». En effet, la relation à l’analyste peut représenter une menace pour le patient, si le premier ne respecte pas suffisamment son espace propre. Ceci va avoir des conséquences importantes sur le maniement des interprétations : « Le thérapeute doit inventer les moyens d’interpréter tout en respectant la différence entre sa pensée et celle du patient : l’interprétation doit donc être proposée ouvertement comme fruit de la pensée du thérapeute, en langage ordinaire. » À l’inverse en effet, du fait que pour ces patients, le mot est volontiers la chose, l’interprétation peut créer une excitation, et favoriser un passage à l’acte.
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« Il faut pouvoir renoncer à interpréter : le fait pour le malade de ne pas comprendre peut permettre le maintien de la relation, même pathologique. » De même, l’auteure conseille d’utiliser la forme interrogative pour les interprétations, qui laisse la liberté au patient ; la forme affirmative représente à l’inverse un double bind, puisqu’en lui proposant de devenir autonome, elle lui signifie dans le même temps que l’analyste sait mieux que lui ce qu’il pense. Elle souligne le rôle structurant du « peut-être » qui respecte les limites du patient et qui prend en compte les limites de compréhension de l’analyste. « Il faut à la fois rapprocher et éloigner ». Il est nécessaire de ne pas savoir avant le patient, mais de découvrir avec lui.

Toute cette dimension peut apparaître contradictoire avec une autre exigence de ce type de traitement, qui est d’assumer ou de renforcer « activement certaines fonctions psychiques qui ne sont pas assumées par le patient, du surmoi, du moi, du ça intégré par le moi ». Ce qui peut passer en effet par des interventions auprès du patient. Ainsi, dans une vignette (dans le chapitre « Les interventions du psychanalyste »), interdire à une mère de frapper sa fille : « À la suite d’un récit particulièrement révoltant j’interromps Mme X en lui disant : “Maintenant, c’est moi qui parle ! Vous allez me faire le plaisir de ne plus frapper cette enfant ! Votre fille n’est pas votre frère, et elle n’est pas votre analyste ! Si vous avez quelque chose à me dire, dites-le donc !“. J’ai utilisé mon indignation comme tremplin hostile pour assumer le rôle d’un surmoi tempéré, qui impose de conserver l’objet plutôt que de le détruire : que la haine soit harnachée par l’amour, dirait Freud. D’aucuns parleraient ici de la fonction contenante de la mère […] Interdire est alors favoriser l’instauration d’un surmoi plus évolué, qui ne participe pas seulement de la pulsion agressive, mais aussi du rapport à un objet aimé intériorisé ».  (peut-être tu peux insister sur la côté surprenant, à 1ere vue, de ces interventions ?)

C’est sans doute cette notion de fonction contenante qui permet de dépasser l’aporie entre nécessité d’intervenir (pour contrer la destructivité), et nécessité de respecter l’espace propre du patient (sauf à représenter une menace pour lui).

L’analyste est utilisé comme double narcissique rassurant, comme témoin-déversoir d’un trop plein non assimilable, comme recours qui contient, qui comprend, comme garantie de survie. L’analyste est celui qui n’interprète pas, qui tente d’assimiler pour lui-même le non assimilable et qui se souvient.

Ainsi, le passage à l’acte doit-il être contenu, calmé plutôt qu’interprété. En effet, interdire le passage à l’acte ne sert souvent à rien, et peut même le favoriser. Par contre, on peut tenter de l’anticiper, en essayant de ramener les choses au sens. En cas d’acting, il est important d’empêcher que tout soit détruit, de restaurer le cadre éclaté, de permettre de penser rapidement ce qui vient de se passer ; de construire un espace intermédiaire (ce que l’auteure illustre par une vignette dans laquelle, n’ayant pu empêcher qu’une de ses jeunes patientes ne casse un objet chez elle, elle lui propose un nouveau rendez-vous le jour-même pour en reparler, ayant par ailleurs faire réparer l’objet cassé, dont elle lui communiquera toutefois la facture…)

Paulette Letarte consacre un chapitre aux passages à l’acte qui constituent des mises en danger : « “On” joue avec la mort ». Elle y voit le mise en jeu, souvent répétitive, d’un fantasme d’immortalité, de toute-puissance, qui lui-même tente sans doute de contrer un fantasme inverse de nullité. Le psychothérapeute n’a d’autre choix ici que d’être réducteur de toute-puissance, d’immortalité, tout en sachant que ces fantasmes soutiennent les patients. Malheureusement, ces histoires finissent souvent mal (échapper à la mort ayant renforcé le fantasme, et donc poussé le patient à recommencer), et confrontent l’analyste à ses limites, et c’est aussi sa fonction que de les accepter.

Accepter se limites, c’est également toujours laisser la place au tiers dans ces prises en charge, et l’auteure y insiste tout au long de l’ouvrage.

Elle le mentionne dès les premiers textes quand elle présente son cadre de travail, qu’il soit libéral ou hospitalier (elle a longtemps suivi des patients à la Clinique des Maladies Mentales et de l’Encéphale à Sainte-Anne, ayant pris la suite de Francis Pasche à la direction de la consultation de psychothérapie de ce service), qui comporte toujours un double suivi, psychothérapique et psychiatrique.

Mais elle y insiste aussi sur le plan strictement psychothérapique, dans l’appui sur le groupe de psychothérapeutes avec lesquels elle travaillait à Sainte-Anne (et du groupe de psychothérapeutes auquel elle a longtemps appartenu également à la Clinique Georges Heuyer, établissement soins études dans lequel j’ai eu la chance de collaborer avec elle).

Elle précise les fonctions irremplaçables de ce travail de supervision (ou d’intervision) :

« – favoriser la difficile mise en mots des affects archaïques

– respecter la liberté de penser de l’autre, et oser poser les questions

– partager des éléments de son expérience personnelle pour diminuer la tension et enrichir les échanges

– dépister les indices de contre-transfert projectif et les désirs cachés de mort

– ne pas réagir sur un mode dénonciateur triomphaliste aux erreurs ni sur un mode infantilisant aux angoisses

-savoir mettre un obstacle aux mouvements régressifs du thérapeute

– ré-inclure au besoin la profondeur de la pensée symbolique.

– se poser en témoin de l’extra-psychique, de la réalité extérieure et lui donner sens. »

Toutes ces fonctions témoignent a contrario de la grande difficulté de ces cures, liée en particulier aux mécanismes de paradoxalité en jeu : « Se soustraire à la vie pour échapper à la mort : c’est l’un des paradoxes fondamentaux à l’intérieur duquel le thérapeute de schizophrène doit lui-même survivre. Le schizophrène voudrait à la fois nous déborder et être retenu, avoir raison de nous et retrouver sa raison, maintenir ou restaurer un équilibre, fut-il pathologique, nous faire servir sa schizophrénie. » De ce fait, le sujet observé se trouve tout autant dans le thérapeute que dans le malade. Le thérapeute ressent souvent à la place du patient. Le patient induit chez lui « la perplexité, les paradoxes, les régressions prégénitales, les clivages du moi et de l’objet ». C’est lui qui doit assumer l’ambivalence que le patient rejette.

être d’obédience clinique et humaine

Or, s’il est si important que l’analyste « survive » à tous ces mécanismes archaïques et pathologiques, c’est afin de pouvoir maintenir avec le patient une relation suffisamment empathique et humaine. Je souhaite souligner cette dimension, si décriée aujourd’hui, au nom d’une « pureté » de l’analyse, et qui est revendiquée par Paulette Letarte. « Nous devons être d’obédience clinique et humaine » nous dit-elle, et nous garder de l’idéalisation (du malade, de notre fonction d’analyste, et de nos références théoriques).

Ainsi dans son récit bouleversant d’une cure auprès d’un patient atteint du Sida (majuscule ?) et qui se trouve en fin de vie (« Une psychothérapie de dernière heure… ») : « J’ai voulu vous faire part d’un vécu de souffrance, d’une expérience qui n’a pas été désespérante dans la mesure où elle a été partagée. Jusqu’à ses derniers moments, il donne sens à sa vie. » Mais, dans des circonstances moins dramatiques, cette dimension est présente tout au long de l’ouvrage.

Dès le premier chapitre par exemple (« Les nouveaux psychotiques »), à propos d’un patient dont la cure lui a permis de se dégager d’un fonctionnement paranoïaque en retrouvant ses émotions liées à la disparition précoce et brutale de son père dans un contexte particulièrement traumatique : « Il a pu adresser à l’analyste toute sa crainte d’être abandonné ; il a trouvé en elle l’objet narcissique et fiable qui lui manquait, et a désinvesti progressivement son délire. »

Mais aussi de façon particulièrement illustrative dans le chapitre intitulé « La peau d’Anna. Traitement au long cours d’une adulte psychotique ». Paulette Letarte rapporte ici de façon savoureuse comment elle aide sa patiente à prendre conscience d’elle-même (de sa sensation de froid, et de mal voir), et (en ?) lui transmettant ces mêmes sensations éprouvées par elle, la thérapeute, par identification à la patiente (n’hésitant pas à mettre ses lunettes de travers comme la patiente pour comprendre comment celle-ci voit le monde). Or « cette expérience d’identification lui permet précisément de se sentir différenciée de l’analyste ; elle acquiert la possibilité d’être à l’intérieur de soi, et de regarder à l’extérieur de soi. »

C’est aussi le cas dans le chapitre « À partir d’un roc : de la quantité à la qualité » : « L’action de l’analyste ressemble à celle de la mère d’un très jeune enfant : [elle] cherche à transmettre la saveur d’un mets nouveau, [tente] de circonscrire le lieu d’une sensation, de le reconnaître et le faire reconnaître, celle qui apprend à retenir ! On observe alors une diminution de la quantité d’excitation au profit d’une qualité de plaisir. La vie acquiert une saveur ! Par l’intégration de la composante anale, on assiste à une ouverture en direction d’une éventuelle symbolisation, vers la sublimation. »

« L’action de l’analyste consiste à enrichir imperceptiblement ce langage qui montre sans trop dire, à l’infléchir vers un langage qui signifie sans faire […] :

– les mots du corps sont représentés, les sensations sont nommées, les sentiments sont exprimés […]

– la mise en mots, la référence à un personnage tiers, l’évocation d’un autre temps de la thérapie, l’allusion à un autre lieu viennent mettre obstacle au rapprochement et compléter l’ouverture en direction du symbolisme. »

Il faut à la fois rapprocher et éloigner,  et ainsi « maintenir un équilibre entre regard intérieur et extérieur ».

C’est en effet tout l’enjeu d’un traitement psychanalytique avec ces patients que de leur permettre de constituer un espace psychique plus sûr, mieux délimité, mais précisément parce qu’il est plus ouvert à l’échange avec l’autre.

Et c’est une extraordinaire leçon que nous offre ce recueil des écrits de Paulette Letarte en exposant de façon si intime son expérience éclairée par sa réflexion, ce qui nous permet, en comprenant mieux nos patients, de mieux nous comprendre nous-mêmes.

 

Benoît Servant[/read_more]