La Revue Française de Psychanalyse

L’identité sexuée

L’identité sexuée

Cet article de Colette Chiland a été publié dans la Revue française de psychanalyse, t. LXIII, n° 4, « Identités », 1999, p. 1251-1263.

Le concept d’identité sexuée est étranger à l’œuvre de Freud : le mot « identité » n’est pas utilisé par Freud comme concept et, lorsque Freud utilise le mot Geschlecht, il parle de la sexualité et non du genre. La problématique dont nous allons traiter ici commence de se développer au milieu des années 1950 avec l’introduction en Amérique, dans le domaine psychologique, de la notion de Gender par John Money à partir de l’étude de cas d’enfants intersexués ou pseudohermaphrodites, présentant une ambiguïté des organes génitaux externes, qui avait parfois entraîné un « étiquetage » dans un autre sexe que celui de leur formule chromosomique et de leurs organes génitaux internes. John Money, un psychologue, travaille dans le premier service d’endocrinologie pédiatrique qui ait jamais existé, celui de Lawson Wilkins, à Baltimore, au Johns Hopkins Hospital, service qui draine un très grand nombre de cas ; John Money acquiert donc une expérience inégalée. Le constat étonnant qui ressort de ses observations, constat confirmé en France par les travaux de Léon Kreisler, est que l’enfant se sent appartenir au sexe d’assignation dans lequel il a été élevé, s’il a été élevé avec conviction, continuité et cohérence par ses parents dans ce sexe, même si ce sexe est en contradiction avec les données biologiques. Freud, dont la pensée était enracinée dans la biologie, n’eût pas rêvé que les forces psychologiques puissent être plus fortes que les forces biologiques en cas de conflit entre les deux. Money propose donc en 1955 (cf. Money, 1988, p. 53) la distinction entre le genre qui est psychosocial et le sexe qui est biologique. Robert Stoller (1968, 1975) reprendra cette distinction dans le champ psychanalytique avec la fécondité que l’on sait.

Ce dont nous allons parler se dit gender identity dans le monde anglo-saxon. On pourrait dire en français « identité de genre ». Mais nous ne pouvons pas utiliser en français le terme « genre » en composition avec la même facilité que l’anglais ; gender role n’est pas immédiatement compris en français, où l’on a bon ou mauvais genre ; cross gender dressing ne peut pas être traduit par « habillement de genre croisé », ce sont les vestons qui sont croisés. Quand on traduit, il faut respecter la conceptualisation de l’auteur, ce que nous nous sommes senties obligées de faire quand, avec Yvonne Noizet, nous avons traduit les livres de Stoller, Observing the Erotic Imagination et Presentations of Gender. Mais lorsqu’on écrit en son nom propre en français, on ne peut s’exprimer de manière aussi barbare. Nous nous sommes alors aperçues qu’en cherchant une autre terminologie nous introduisions une autre conceptualisation.

Nous avons eu besoin de deux adjectifs : « sexué », pour désigner ce qui a trait à la division de l’espèce humaine en deux sexes (avec quelques ratés intersexués), la sexuation ; et« sexuel », pour désigner ce qui a trait à la conjonction des sexes, la sexualité, les relations sexuelles. Il y a une identité sexuée aux trois niveaux biologique, psychologique et social. Il y a une orientation sexuelle, un choix hétérosexuel, homosexuel ou bisexuel du partenaire. Ceux qui vivent sur l’opposition sexe-genre, tels John Money, Richard Green, incluent généralement l’orientation sexuelle dans l’identité de genre, ce qui est discutable, les relations entre l’identité sexuée et le choix sexuel sont à étudier, elles ne sont pas univoques. Ces mêmes auteurs font de la gender identity la face privée des gender roles qui sont l’annonce publique de l’identité de genre ; là encore, il y a matière à discussion : contester les rôles sexués stéréotypés tels que la société dans laquelle on vit tend à les imposer n’est pas dénier l’identité sexuée, on peut être féministe sans être transsexuel (bien au contraire les transsexuels ne sont pas féministes, ne contestent pas les stéréotypes sociaux, mais s’appuient sur eux pour se faire reconnaître dans leur nouveau genre), et sans être lesbienne, ce qui rejoint le précédent propos sur l’orientation sexuelle.

Qu’est-ce donc que l’identité sexuée ? C’est le sentiment d’appartenir à l’un des deux sexes distingués par notre société (il existe des sociétés où un troisième sexe ou genre est inscrit dans la culture, chez les Inuit par exemple, selon Bernard Saladin d’Anglure). Ce que nous aurions spontanément pris pour une donnée, une connaissance du réel, apparaît à partir des observations cliniques comme « une croyance ». Certes d’ordinaire cette croyance s’étaie sur le réel, le réel biologique du corps avec les caractères sexués primaires et secondaires, et le réel sociopsychologique avec les affirmations, les attitudes, les comportements, les sentiments d’autrui. Or il existe des sujets, les transsexuels, qui affirment appartenir à un sexe qui n’est ni celui de leur corps, ni celui qui leur est assigné par leur inscription à l’état civil et la conduite d’autrui. Comment se développe donc le sentiment d’appartenir à un sexe pour que de tels phénomènes soient possibles ? À partir de l’étude de l’identité sexuée, on en vient à penser autrement le problème de l’identité en général.

Comment naît le sentiment d’appartenir à un sexe ?

Le vécu du corps propre d’un bébé est dépendant de son sexe. Le petit garçon a un pénis qui lui donne des sensations, qui entre en érection ; son tonus moteur est différent de celui de la fille, il est plus hypertonique, sujet à des décharges motrices. Mais ce qu’il éprouve, il ne peut le connoter de masculin, il ne sait pas encore qu’il existe des êtres humains faits autrement que lui. Il va donc recevoir des messages de son environnement, le renforçant dans son comportement ou au contraire tentant de l’inhiber. Il apprendra du dehors ce qu’il est convenable qu’il éprouve, et qu’il est un garçon. Il en va de même pour la fille ; elle éprouve des sensations, spontanément ou lors de la toilette, liées à la conformation de son corps, mais elle n’apprendra que du dehors l’étiquetage de ces sensations comme féminines. C’est dire l’importance de ce que ressentent, pensent, souhaitent ceux qui entourent l’enfant, puisque ce sont eux qui vont renforcer ses comportements et donner un nom à ce qu’il éprouve.

On se souvient de la parole de Winnicott : « There is no such a thing as an infant », « Un nourrisson, ça n’existe pas ». Ça n’existe pas sans des bras qui le portent ou un berceau qui le contient. Cet être n’est pas encore pour lui-même un individu conscient de l’être ; pourtant son self, ou sentiment de continuité d’être de l’être humain individuel, se développe. La position que nous défendons est que ce self est d’emblée sexué. Il n’y a pas un self neutre qui deviendrait secondairement sexué. Parce que l’unité primitive est l’unité mère-bébé ou parent-bébé, le bébé a un self sexué : dans la tête de ses parents et de tous ceux qui l’abordent, son sexe est présent, il n’est pas juste un bébé, mais une fille ou un garçon.

L’identité sexuée est liée à la manière dont l’enfant interprète les messages conscients et inconscients qui lui viennent de ses parents et des autres personnes de son entourage. Il adopte les comportements, les manières de sentir qui sont approuvés par l’extérieur, qui lui valent d’être aimé. Quand on voit un petit garçon refuser, dès la fin de la première année, des jouets connotés de masculin dans notre culture et se promener, à peine marche-t-il, dans les chaussures à hauts talons de sa mère avec les colliers de sa mère autour du cou, on constate que cette discrimination entre féminin et masculin, qui inclut des connotations culturelles, ne peut être ni une connaissance innée, ni une reconnaissance de la différence des sexes comme reposant sur la différence anatomique entre les sexes.

Ce n’est que dans la deuxième moitié de la première année, si nous suivons Roiphe et Galenson, que l’enfant prend conscience des organes génitaux externes, de l’existence de deux sexes, dans ce que ces auteurs appellent la phase génitale précoce. Les enfants des deux sexes se comportent différemment et en réaction à ce qu’ils découvrent de l’autre sexe. La constitution de ce que Stoller appelle le core gender identity, le noyau de l’identité de genre, précède et accompagne cette phase génitale précoce et sa valorisation du pénis.

Ensuite, sur la base de cette connaissance : « Je suis un garçon » ou : « Je suis une fille », l’identité sexuée s’affinera de toutes les caractéristiques culturelles prescrivant ce qu’un garçon ou une fille doivent être, ressentir, faire. Une insatisfaction d’être un garçon ou une fille peut s’exprimer. Le garçon entre trois ans et cinq ans découvre qu’il ne pourra pas avoir de bébés comme sa mère, ni de lait dans ses seins ; il envie cette puissance de la mère et pleure. La fille envie le pénis du garçon, dont elle voit combien l’entourage le valorise. Mais tout cela s’inscrit dans la continuité de l’investissement narcissique d’être un garçon ou une fille. Ce que l’enfant veut, c’est continuer d’être lui­ même avec en plus les avantages de l’autre sexe.

Tout autre est la position de l’enfant qui refuse son sexe et voudrait appartenir à l’autre sexe. Il rejette les vêtements que sa mère veut lui mettre, il rejette les jouets qu’on lui donne comme correspondant à son sexe, il choisit quasi exclusivement des compagnons de jeu de l’autre sexe. Il dit qu’il voudrait être de l’autre sexe, plus rarement qu’il appartient à l’autre sexe. La fille dit : « Je deviendrai un garçon » ; le garçon dit : « Je deviendrai une fille. » Les affirmations de ceux qui l’entourent et qui contrarient son désir ne sont pas prises en compte, il souffre de se sentir incompris. Lorsque la puberté arrive, c’est un drame, surtout chez la fille où la transformation du corps est plus précoce et moins progressive que chez le garçon. Ce que l’évidence des faits de la puberté déclenche n’est pas la négation des faits eux-mêmes : la fille ne dit pas qu’elle n’a pas de seins ou pas de règles, le garçon ne nie pas la pousse de sa barbe ou la mue de sa voix. Mais ces faits n’entament pas leur affirmation qu’ils appartiennent à l’autre sexe : ce corps est une erreur de la nature, ce n’est pas leur corps, il faut qu’on leur restitue leur vrai corps. On a parlé de « conviction » d’appartenir à l’autre sexe, avec des distinctions sémantiques subtiles entre croyance et conviction (une conviction est-elle une croyance très forte ou au contraire une croyance en quête d’étayage ?). Après des années de travail avec des transsexuels, nous pensons qu’il s’agit d’une volonté forcenée d’aller contre les réalités, d’obtenir une transformation du corps, qui cependant n’est qu’un changement d’apparence et qui ne sera jamais un vrai corps de l’autre sexe. Il faut qu’autrui reconnaisse le sujet comme membre de l’autre sexe pour conforter cette conviction, qui n’est qu’un cri de désespoir. Malgré toutes les évidences, il faut soutenir qu’on est ce qu’on n’est pas, et qu’on aurait vitalement voulu être.

Stoller a été conduit, à partir de l’étude des transsexuels, à proposer une théorie où l’identité sexuée s’acquiert par imprégnation au contact du corps de la mère. Tout garçon commencerait par avoir une identité féminine, toute fille aussi, mais l’identité de la fille se poursuit dans la continuité, tandis que le garçon doit se déprendre de son identité féminine pour acquérir une identité masculine, se « désidentifier de sa mère », comme dit Greenson. Si l’intimité avec la mère a été trop grande, avec une quasi-absence du père, s’il a eu trop de mère et pas assez de père, le garçon risque de conserver cette identité primaire féminine ; si, adulte, il affirme qu’il est une fille, il ne délire pas, il dit la vérité de son identité féminine primaire. La fille qui a une identité masculine aurait eu trop peu de mère et trop de père, mais la situation n’est pas aussi claire et tranchée que pour le garçon, selon Stoller. Cette imprégnation initiale s’accompagne d’un modelage, shaping, par les parents; leur propre problématique d’identité sexuée façonne celle de l’enfant.

Il nous semble qu’il faut avoir une autre conception de la construction de l’identité sexuée, qui ne s’attrape pas par contiguïté ou osmose ; l’identification n’est pas un phénomène passif. Les mouvements d’identification projective et introjective aboutissent à une construction idéale faite par l’enfant de ce qu’il lui faut être pour être aimé des parents et s’apprécier lui-même. L’enfant n’obéit pas directement à l’injonction des parents, consciente ou inconsciente ; il interprète leurs messages. L’image de ce qu’il veut être n’est pas la copie de ce que sont ses parents, mais une image idéale, qui est construite à partir de ce que sont les parents et aussi contre ce que sont les parents. Il y a, contrairement à ce que pense Stoller, une conflictualité précoce et un clivage des imagos : une mère idéale et une mère dangereuse et rejetée, un père idéal et un père dangereux et rejeté. Les parents jouent un rôle, mais ce n’est pas une causalité linéaire, tout passe par ce que l’enfant fait de ce que les parents lui font. Les parents jouent un rôle dans les interactions comportementales et fantasmatiques, mais l’enfant donne sa réponse, qui lui appartient, et deux enfants d’une même famille soumis aux mêmes paramètres ne répondent pas nécessairement de la même manière.

Le point de vue de la sexualité domine l’œuvre de Freud. Dans les Trois Essais sur la théorie sexuelle, à propos de l’homosexualité, il parle d’inversion, et de sujet qui se sent, par exemple pour l’homosexuel mâle, un cerveau de femme dans un corps d’homme. C’est à peu près la formule utilisée aujourd’hui par les transsexuels, « une âme de femme dans un corps d’homme ». Freud fait remarquer que si nous ne savons pas ce qu’est un cerveau de femme, nous savons encore moins ce qu’est une âme de femme. Le transsexuel mâle se sent femme dans un corps d’homme et aimerait bien que ce soit lié à son cerveau ou à toute autre caractéristique biologique plutôt qu’à son psychisme. Ce qui est le plus commun à tous les transsexuels, c’est un refus de reconnaître leur problème comme psychique, tout pour eux devant se jouer sur la scène corporelle et non sur la scène psychique. Ils ont une organisation mentale très particulière où ils disent ne se souvenir de rien de leur enfance (enfance abhorrée dans un corps et un statut qu’ils refusent) ; ils ne peuvent donner aucune date précise dans leur autobiographie ; on peut discuter s’il s’agit de réticence consciente (en partie), de refoulement ou de déni (en grande partie).

Quand Freud (1933) écrit que la petite fille est un petit homme jusqu’à la puberté, il n’a en vue que la sexualité de la fille et non son identité ; elle se masturbe manuellement le clitoris, pénis avorté, et cette masturbation est considérée comme masculine ; Freud oublie qu’il a lui-même décrit d’autres formes de masturbation chez la fille ; à la puberté, elle devra changer de zone et le clitoris devra céder sa sensibilité au vagin.

Si chaque sexe est défini par ses organes génitaux, ceux de la fille sont définis en négatif : un pénis avorté, et non en positif : une vulve, un vagin. Elle est considérée comme inférieure, vouée à l’envie du pénis. Freud ignore presque complètement l’envie du garçon à l’égard des caractéristiques maternelles.

La différence sexuelle est fondamentale : différence d’organes génitaux internes et externes, d’humeurs (le sperme et le lait), de taux d’hormones, de cycle psychosexuel (la femme a un cycle avec des étapes tranchées se déroulant sous le signe de l’attente et du sang), de position dans le coït et la procréation. Plus que de ne pas avoir de pénis, la femme doit vivre son corps de femme avec les menstruations, ces pertes d’un sang qui apparaît comme un sang « sale », puissant et dangereux, entraînant toutes sortes de tabous dans maintes cultures et encore des superstitions dans la nôtre ; avec la défloration et la pénétration ; avec les peines de la grossesse et les joies possibles de l’allaitement ; avec la deadline de la ménopause. L’homme est soumis par la société à l’obligation de faire ses preuves dans la vie sociale comme il doit les faire dans le coït. Tout cela fait partie de l’identité d’homme ou de femme. Mais la différence a entraîné en outre une « valence différentielle des sexes », selon l’expression de Françoise Héritier, une inégalité dont les femmes, depuis deux siècles, contestent qu’on en fasse leur destin.

Dans la ligne de pensée de Freud, l’hétérosexualité est le stade ultime du développement psychosexuel d’un être humain qui est toujours bisexuel, qui a connu une intimité avec ses deux parents, des désirs et des fantasmes sexuels à l’égard de ses deux parents. La question « Comment devient-on hétérosexuel ? » doit être posée aussi bien que la question « Comment devient-on homosexuel ? » chez l’être humain où l’histoire, les interactions avec l’environnement, la transmission culturelle ayant des dimensions incomparables avec celles du reste du monde animal. D’aucuns, et les homosexuels en particulier, voudraient qu’on trouve une origine purement biologique de l’homosexualité, ce qui éviterait toute implication psychologique, toute responsabilité par rapport à l’homosexualité. Les « preuves » apportées jusqu’ici (LeVay) sont bien peu convaincantes, avec une référence au modèle animal qui n’est pas pertinente, ou portant sur des analyses post mortem de quelques cerveaux humains, où l’on veut faire jouer un rôle à de minuscules structures cérébrales dont on connaît le rôle chez les rats, mais non chez les humains. L’être humain n’est pas un rat.

Il n’existe pas non plus de réponse univoque quant à la trajectoire qui conduit à l’homosexualité. L’hypothèse que nous avons trouvé la plus convaincante et qui correspond à notre expérience clinique est celle de Elizabeth Moberly : l’homosexuel dans sa quête érotique d’un partenaire de même sexe exprime le manque dans la relation d’attachement dont il souffre par rapport à ce parent de même sexe ; ce n’est pas nécessairement une défaillance du parent, c’est ce qu’a éprouvé le sujet.

Quelle est la relation entre les troubles de l’identité sexuée et l’homosexualité ? Tout homosexuel ne refuse pas manifestement son sexe d’assignation ; les homosexuels mâles sont souvent virils et les homosexuelles féminines. Pourtant on a avancé, notamment Elizabeth Moberly, l’idée qu’il n’y a qu’une différence de degré et non de nature entre l’homosexualité et le transsexualisme ; le choix d’objet homosexuel serait lié à une identification incomplète à son sexe.

Les transsexuels sont parfois asexuels, non intéressés par la sexualité ; mais il n’en est pas toujours ainsi, en particulier chez les transsexuels féminin vers masculin. Seulement ils ne reconnaissent pas leurs pulsions comme homosexuelles : c’est en tant que membre de l’autre sexe que leur sexe biologique et d’assignation qu’ils sont attirés par des membres de leur sexe biologique ; à leurs yeux ils sont hétérosexuels. On a pourtant l’impression chez un certain nombre d’entre eux que leur transsexualisme est lié à leur refus de l’homosexualité ; à une époque où l’homosexualité est moins stigmatisée, elle continue de leur apparaître comme anormale ; ils sont « normaux », donc leurs désirs sont une preuve de leur appartenance à l’autre sexe.

On parle parfois d’identité homosexuelle. L’homosexualité est voulue comme une particularité comparable à celle des minorités ethniques, notamment aux États-Unis, et devant bénéficier des mêmes protections contre la discrimination. Dans des écrits subtils, Janet Halley discute longuement de l’ « immutabilité » de l’homosexualité revendiquée par les homosexuels eux­mêmes pour réclamer les mêmes droits que les minorités raciales. Elle montre que le concept de race n’est pas immuable et que l’homosexualité ne l’est pas non plus. Les homosexuels n’ont pas besoin de se réclamer de cette immutabilité pour défendre leurs droits minoritaires.

L’expression sexual identity est utilisée pour désigner le choix d’objet sexuel. Sans le présupposé de l’immutabilité, il n’y a pas lieu de parler de sexual identity :on n’est pas homosexuel, on a des relations homosexuelles. Lorsqu’on est contraint de proclamer une sexual identity, il devient difficile de faire marche arrière comme lorsqu’on s’est déclaré publiquement transsexuel et qu’on a participé à une sous-culture.

Pour comprendre tranquillement chaque personne, il semble qu’on laisse le champ plus ouvert en parlant d’identité sexuée et de choix d’objet sexuel, dont on étudie les différentes figures combinatoires.

Freud a insisté sur l’importance de la sexualité, dont la pression s’exerce constamment. « Il se peut que rien d’important ne se passe dans l’organisme sans fournir sa contribution à l’excitation sexuelle » (Trois essais sur la théorie sexuelle,p. 138). Et la sexualité infantile a un rôle décisif sur le développement de la personne et de la pathologie.

Si l’on prend en considération l’identité sexuée, le rôle du sexe est encore plus important. Nous ne copulons pas à chaque instant de notre vie, alors que le sentiment d’être un garçon ou une fille, un homme ou une femme, nous accompagne à chaque instant de notre vie. Freud ne pensait pas en ces termes, car il concevait l’être humain bisexué comme la réalité, plus ou moins homme, plus ou moins femme, et le fait d’être un homme ou une femme comme une abstraction.

Si nous admettons que le self est d’emblée sexué, notre vie tout entière est placée dans la continuité de la sexuation. La bisexuation psychique, qui nous permet de faire nôtres des caractéristiques culturellement connotées des deux sexes, est vécue à partir d’une continuité narcissique d’appartenance à un sexe. Et cette continuité narcissique est plus forte que la valorisation différentielle des organes sexuels. Jouer avec l’idée d’appartenir à l’autre sexe est un plaisir tant qu’on sait qu’on va rentrer dans son identité ; c’est un cauchemar si le changement est irréversible, à l’exception des transsexuels.

Freud pensait que, avec l’envie du pénis et le refus de la féminité, on atteignait le roc du biologique. « On a souvent l’impression, avec le désir de pénis et la protestation virile, de s’être frayé un passage, à travers toute la stratification psychologique, jusqu’au ‟roc d’origineˮ et d’en avoir ainsi fini avec son travail. Il ne peut pas en être autrement, car, pour le psychique, le biologique joue véritablement le rôle du roc d’origine sous-jacent. Le refus de la féminité ne peut évidemment rien être d’autre qu’un fait biologique, une part de cette grande énigme de la sexualité. Dire si et quand nous avons réussi dans une cure analytique à maîtriser ce facteur sera difficile. Nous nous consolons avec la certitude que nous avons procuré à l’analysé toute incitation possible pour réviser et modifier sa position à l’égard de ce facteur » (« Analyse avec fin, analyse sans fin », dernier paragraphe, p. 268).

Il nous est aujourd’hui difficile de considérer l’envie du pénis ou le refus du féminin comme de nature biologique. Et force nous est de nous interroger sur l’origine de la valence différentielle des sexes. L’anatomie est un constat, elle n’est pas porteuse de valeur en soi. C’est l’interprétation de la différence qui introduit la valeur.

Le pénis, organe anatomique, est désigné comme phallus quand il symbolise la complétude narcissique. Deux séries de phénomènes cliniques battent en brèche la position particulière du pénis-phallus.

Certains enfants, mâles par leur formule chromosomique XY et leurs organes génitaux internes, naissent sans verge ou avec un micropénis (Money, 1984). On a pu proposer d’élever en fille les garçons dépourvus de verge, parce qu’on ne sait pas construire un pénis fonctionnel ; on sait fabriquer un néo-vagin, ces garçons se sentiront des filles s’ils ont été élevés en fille, et seront des femmes plausibles, mais stériles. S’ils ont été élevés en garçon, ils se sentent des hommes, malgré les problèmes considérables que leur pose leur anatomie. Les incitations venues de l’organe génital et la constatation de sa présence jouent certainement un rôle de confirmation dans les circonstances ordinaires. Force nous est pourtant de constater que, en leur absence, on peut se construire une identité masculine.

Les transsexuels masculin vers féminin développent une horreur de leur pénis qui est peut-être plus importante que leur désir de posséder des attributs féminins (cf. Agnès Oppenheimer, « Le refus du masculin dans l’agir transsexuel »). Il est difficile de rattacher leur demande insistante d’être débarrassé de leur pénis à une angoisse de castration. Celui qui éprouve une angoisse de castration, c’est le psychanalyste en face d’eux… Chez les transvestis qui demandent tard dans la vie une opération de réassignation de sexe, la diminution de leur puissance virile joue peut-être un rôle, leurs érections les angoissent et les traitements hormonaux les soulagent en supprimant les érections. Les transsexuelles féminin vers masculin certes aimeraient bien qu’on puisse construire un pénis fonctionnel. Mais l’opération qu’elles demandent en premier, c’est l’ablation des seins dont la présence les dénonce comme femmes. Certaines qui ont eu une mammectomie et une hystérectomie ne demandent rien de plus. Pour d’autres la phalloplastie, qui ne leur donne pas un pénis fonctionnel, est importante : elles-devenues-ils y voient la marque de la vérité de leur parole quand ils disent qu’ils sont un homme. L’envie du pénis n’apparaît pas comme le moteur principal de leur demande de transformation : il faut échapper à l’horreur d’être femme, d’avoir des seins. On est tenté de penser que la mauvaise relation avec la mère, avec le sein de la mère n’est pas sans jouer un rôle.

Certes les transsexuels veulent dans leur corps une marque de leur appartenance à leur nouveau sexe, en contradiction avec leur affirmation que c’est l’âme, l’identité qui compte et non le corps. Mais ce nouvel organe sexuel s’inscrit dans la reconnaissance par autrui qu’ils appartiennent bien à leur nouveau sexe : « À celui qui contesterait mon identité, je pourrais montrer mon sexe. » À leurs propres yeux, il a une valeur de confortation dans leur croyance, ce qui montre qu’elle n’est pas aussi inébranlable qu’ils le disent et le voudraient.

Le refus du féminin (cf. Jacqueline Schaeffer) est un phénomène complexe. On ne peut le comprendre si l’on ne reconnaît pas qu’il existe chez l’homme une peur et aussi une envie à l’égard de la femme. On a longtemps minimisé le rôle de la femme dans la procréation jusqu’à en faire un pur réceptacle, mais les hommes ne pouvaient pas échapper à cette réalité qu’ils ne pouvaient pas avoir d’enfants sans les femmes, ni nourrir leurs enfants sans le lait des femmes avant l’élevage. La survalorisation du phallus apparaît comme défensive par rapport à cette formidable puissance que constitue la fécondité des femmes.

La sexualité de l’homme est mystérieuse à ses propres yeux, mais la sexualité de la femme l’est encore plus, tout se déroulant hors la vue à l’intérieur du corps. Il faut pouvoir affronter de pénétrer ce corps et cette vulve, ce lieu d’une blessure d’où s’écoule le sang des règles, de la défloration, de l’accouchement.

L’orgasme de la femme et sa possibilité de répétition à brève distance inquiètent l’homme. Qu’on se souvienne des mésaventures de Tirésias. Non seulement on considère l’organe sexuel de la femme comme inférieur, un pénis avorté, mais encore il faut ôter à la femme le peu qu’elle a, exciser son clitoris pour supprimer cette partie mâle, source de plaisir ; ou la mutiler en lui bandant les pieds, organe symboliquement phallique ; ou lui interdire de montrer sa chevelure (perruques des Juifs d’Europe orientale, « foulard » des islamistes), autre symbole phallique; ou dire que le lait provient du sperme de l’homme, que la femme ne peut pas avoir de lait si elle n’a pas avalé le sperme de son mari, comme chez les Baruya étudiés par Maurice Godelier. Non seulement la femme est considérée comme châtrée, mais il faut encore aggraver cette castration.

Il est fondamental de reconnaître la différence sexuelle, mais cela n’entraîne pas d’accepter l’inégalité au plan des droits. Pourquoi toujours et partout pendant des millénaires les femmes ont-elles consenti à leur infériorisation ? Il y a leur force moindre, leur indisponibilité périodique et leur besoin de la protection de l’homme pendant les maternités, le mouvement masochique lié aux fantasmes de pénétration et à l’attachement de longue durée à l’enfant. Il y a la honte devant le sang qui coule d’elles : « Il suffit à une femme baruya de voir couler le sang entre ses cuisses pour qu’elle n’ait plus rien à dire et qu’elle consente, muette, à toutes les oppressions économiques, politiques et psychologiques qu’elle subit », écrit Maurice Godelier (1983, p. 353).

On comprend mieux ce consentement des femmes à leur infériorisation et leur domination en s’interrogeant sur ce qui a permis la révolution féministe, par laquelle les femmes pour la première fois n’ont pas accepté ce destin.

Il a fallu d’abord la Révolution française, qui remet en question l’ordre établi et la tradition de droit divin. Le changement idéologique seul n’eût pas suffi. Il s’est accompagné d’un changement lié au développement des sciences et techniques, qui a transformé la nature du travail humain requérant souvent moins de force qu’auparavant, et les femmes ont remplacé les hommes au travail pendant la Première Guerre mondiale ; qui a facilité les tâches de la vie quotidienne ; qui a modifié les connaissances sur le corps humain, réduit la mortalité infantile, et mis le contrôle des naissances entre les mains des femmes. Il y a eu l’accès des femmes à l’éducation.

Conclusion

La condition humaine est difficile. La découverte qu’il existe deux sexes est un traumatisme. Il faut un long cheminement dans la vie pour comprendre qu’hommes et femmes vivent la même condition humaine, même s’ils la vivent à partir d’un vécu du corps propre différent, à condition que la société ne rajoute pas une inégalité sans fondement dans la nature.

Chaque enfant s’appuie sur le groupe des pairs pour se conforter dans son identité. C’est auprès de ses parents, en interaction avec eux que s’est formée son identité sexuée, son sentiment d’appartenir à l’un des deux sexes.

La découverte que ce sentiment pouvait aller à l’encontre des données biologiques bouleverse un certain nombre de nos idées. Chez les intersexués, il y a contradiction entre les différentes composantes biologiques du sexe et, ce qui l’emporte généralement, c’est le sexe d’assignation. Chez les transsexuels, l’identité sexuée va à l’encontre de toutes les données biologiques, du moins dans l’état de nos connaissances, et conduit à ce qui apparaît comme un paradoxe : l’horreur du pénis et l’horreur des seins, l’horreur du masculin et l’horreur du féminin, qui ne doivent pas être confondues avec l’angoisse de castration et l’envie du pénis.

Colette Chiland.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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Visuel d’ouverture: Hermaphrodite, fils d’Hermès et d’Aphrodite. Sculpture (130-150 après J.-C.), d’après Polyclès. Louvre-Lens (2013) © Wikimedia Commons