La Revue Française de Psychanalyse

Questions à Catherine Chabert à propos de son livre « Les belles espérances »

Questions à Catherine Chabert à propos de son livre « Les belles espérances »

Chabert C. (2020). Les belles espérances. Le transfert et l’attente. Paris, Puf.

Rfp : Dans votre livre, le chapitre qui lui donne son titre « Les belles espérances » présente la cure d’une jeune femme. Vous y décrivez une première phase d’idéalisation de l’analyste, qui va être suivie par une période de déception et d’attaque de celle-ci, mettant au jour les déceptions de l’histoire personnelle. Mais un moment mutatif crucial survient alors, quand l’analyste fait remarquer à son analysante la part qu’elle pourrait jouer dans cette répétition, ce qui souligne par différence que l’analyste réelle pourrait ne pas être décevante.

Et par ailleurs vous évoquez ce qui permet aux analystes de ne pas décevoir, en gardant leur espérance dans la psychanalyse.

Diriez-vous que dans beaucoup de cures, à une phase d’idéalisation et d’espérance succède nécessairement une phase de désillusion, et éventuellement de rancœur, répétition des déceptions de l’enfance, qui devrait donc nécessairement être traversée pour éventuellement être dépassée, ce qui constituerait le but du traitement ?

Catherine Chabert : Je pense en effet que l’idéalisation est très souvent présente en début de cure, dans cette période qu’on a longtemps appelée la « lune de miel » ! Du côté du patient, cette idéalisation concerne l’analyste et l’analyse bien sûr dans une double distribution, narcissique et objectale puisqu’elle s’inscrit dans une identification massive qui condense le moi et l’objet. Les espérances, elles, sont moins aisément repérables, sans doute du fait de leur double inscription, consciente et inconsciente.  Au niveau conscient, elles se manifestent dans les attentes formulées à l’analyste au regard des  symptômes,  l’angoisse, le mal de vivre ; ou encore, la reconnaissance de la répétition d’expériences insatisfaisantes, sources de souffrance voire de douleur. Au niveau inconscient, les choses sont infiniment plus compliquées, car le désir d’aller mieux se heurte au masochisme et à ses triomphes, à la jouissance prise à souffrir, et bien sûr au refus de guérir comme en parle Freud en 1938. Il est probable que ces obstacles majeurs déterminent les résistances et s’opposent au « succès » de l’entreprise analytique. La réaction thérapeutique  négative en offre une belle illustration : c’est quand le patient commence à tirer des bénéfices du traitement, quand l’analyse se révèle féconde donc, que cette réaction apparaît,  dans le retour des symptômes et du mal de vivre ! Que deviennent les belles espérances ? Et à quels fantasmes, à quelles motions pulsionnelles sont-elles soumises ?  C’est en ce sens qu’à mon avis, il est difficile de penser la dynamique d’une cure sans passage obligé par la déception :  comme vous le dites fort bien, elle fait partie de l’enfance, donc de la vie psychique et se figure dans des scènes plurielles et des expériences différentes, où elle occupe une place essentielle dans le devenir de chacun. L’analyse et le transfert doivent en être nécessairement affectés et la traversée de la désidéalisation, de la déception et du renoncement qu’elles impliquent est pour moi, consubstantielle du processus. Cette dynamique pourrait être comprise comme une composante – narcissique, sexuelle, objectale –  de la castration, et sa répétition dans la cure, permet, seule,  de se saisir de ses effets.

Rfp : Pour espérer une issue aussi heureuse, faut-il pouvoir s’appuyer sur des ressources de l’analysant, des expériences suffisamment bonnes des premiers âges pour garder l’espoir dans les moments de déceptions ? Inversement qu’est-ce qui peut compromettre celle-ci ?

  1. Chabert: Oui, bien sûr, l’appui sur les expériences précoces est inéluctable et indispensable mais on ne peut pas les considérer comme des données définitives, voire destinales : comment penser le changement apporté par la cure si on est convaincu que les cartes distribuées dès les commencements seront décisives ? Les ressources sont susceptibles d’être trouvées dans des modalités très diverses et parfois dans des lieux inattendus, cela fait partie des découvertes de l’analyse ! Elles tiennent surtout, à mon avis, aux potentialités transférentielles mobilisées au début du traitement.

Deux points me paraissent importants à préciser à cet égard.  Tout d’abord, dans les cures d’adultes, les discours tenus au regard de la prime enfance et des objets originaires ne correspondent pas toujours à la réalité historique, ils sont le produit de transformations dont l’analyse pourra dégager les déterminants sinon les motifs. Il me semble donc important de ne pas les écouter littéralement et de les soumettre à l’épreuve de l’analyse. L’autre point auquel je tiens beaucoup est qu’il est utile de ne pas se centrer uniquement sur les qualités bonnes ou mauvaises de la relation mère/enfant, la prise en compte du père dans les constructions psychiques est essentielle : selon la place et la fonction qu’il occupe, il peut offrir une voie de dégagement, une ouverture vers le différent, une seconde chance en quelque sorte. Ce peut être le père ou une autre figure, un autre, même à peine différent.  Le passage d’un objet à un autre, quelles qu’en soient les modalités inaugurales, constitue le fondement même du transfert, j’en suis très convaincue.

Rfp : Et du côté de l’analyste, pensez-vous qu’il lui faut également suffisamment de « foi » dans la psychanalyse pour surmonter ces moments de déceptions traversés avec ses analysants ? Selon vous, qu’est-ce qui permet, ou au contraire compromet, une telle confiance ? Et quels pourraient être les risques de cette « foi » ?

  1. Chabert: Le terme de « foi » ne me convient pas, il dit trop, à mon avis, une adhésion totale à connotation idéologique, voire religieuse. Et surtout, il peut se déclarer sans objet, ou encore être utilisé comme une preuve… De ce fait, il me paraît peu convenir à la science ! Donc, je ne peux pas dire que j’ai « foi » dans la psychanalyse : je suis (seulement !) convaincue de la force de ses théories et de sa méthode. Cependant, je peux dire que je « crois » à l’existence de l’inconscient ! La métapsychologie est une fiction, ne l’oublions pas, une fiction scientifique dont les preuves sont difficiles à trouver mais qui se révèle pertinente, cohérente dans les élaborations théoriques qu’elle déploie : la méthode analytique permet, à mon avis, une expérience irremplaçable de travail psychique dont les effets sont vraiment repérables dans nombre de cas, mais pas toujours. Je pense que le métier d’analyste est une véritable école d’humilité ! C’est ce qui nous permet de lutter contre les fantasmes de toute-puissance de la psychanalyse, car l’excès de croyance dans son efficacité « magique » peut se révéler délétère. Nous avons tous l’expérience de cures difficiles, ancrées dans un transfert massif trop idéalisant, trop haineux, et dont la négativité empêche tout changement. Nous traversons tous des moments de découragement et de déception lorsque nous sommes confrontés à notre impuissance. Les risques de la « foi » comme vous dites me semblent particulièrement menaçants quand l’analyste s’acharne et se perd dans le piège du rapport de forces avec son patient.

Rfp : La condition de l’espérance serait-elle de reconnaître l’absence de l’autre comme cause de la souffrance (p. 78), car elle conjugue la reconnaissance de cette absence, et de notre attente ?

  1. Chabert: La reconnaissance de l’absence de l’autre comme « cause » de la souffrance, représente pour moi le paradigme de la liaison entre représentations et affects, c’est-à-dire des deux représentants de la pulsion, le représentant/représentation et le représentant/affect. La connexion entre ces composantes est indispensable pour que les éprouvés puissent être non seulement reconnus et identifiés mais rapatriés en quelque sorte dans la réalité psychique, sur la scène intérieure, l’autre scène. Et, en effet, peut-être faut-il que l’expérience du transfert traverse ce passage, grâce à l’alternance de présence et d’absence de l’analyste.

Rfp : Peut-on penser que l’espérance serait avant tout celle d’« être aimé » ? (p. 100).

  1. Chabert: Tout dépend de ce qu’on entend par être aimé ! Et par ailleurs, les conceptions, les fantasmes de désirs d’être aimé, sont pluriels et complexes, si bien qu’on se trouve confronté au risque de la normativité ou d’un modèle privilégié alors qu’en fait, c’est vraiment la singularité de ce désir qui nous occupe ! Sans compter la force du refus d’être aimé, de la peur ou de l’angoisse que ce désir génère !

Je dirais peut-être, mais c’est sans doute plus vague en apparence, que les belles espérances pourraient s’attacher à la conquête d’un peu plus de liberté : liberté d’aimer, liberté de travailler, liberté de se séparer.

Rfp : Pourrait-on dire, en suivant votre distinction entre élaboration et perlaboration, que l’analyse aurait à se défier d’une visée trop précise, pour se limiter plutôt à une « mise en mouvement » (transfert), que l’on pourrait retrouver dans la distinction entre espoir (qui concerne un objet limité et précis) et espérance (qui aurait un caractère plus global, associé en particulier à l’idée d’une espérance maintenue malgré les déceptions) (p. 33 de votre livre), distinction que nous retrouvons dans nombre des contributions de ce numéro, et dans la vignette clinique d’Elena : les vertus du renoncement qui ouvre à la capacité de rêver ?

  1. Chabert: La distinction que vous proposez entre l’espoir – qui concernerait un objet limité – et les espérances (je tiens au pluriel) – qui concerneraient un processus plus global – est très intéressante, je n’y avais pas pensé ! Mais, en effet, pour moi, les « belles espérances » sont liées aux attentes de l’analysant et de l’analyste au regard de la cure : elles ne se définissent pas clairement d’emblée, elles apparaissent progressivement dans la traversée des représentations d’attentes voire des représentations-but dans la mesure où elles sont constamment prises dans le travail transformateur du processus.

Et oui, pour moi, les effets du transfert et du contre-transfert permettent, quand c’est possible, une modification des attentes notamment par rapport aux objets d’amour originaires grâce à ce qui change dans les attentes vis-à-vis de l’analyste. Et ces changements passent à mon avis par la défaite partielle de l’idéalisation et par l’expérience de la déception. C’est bien à ce prix que le renoncement aux satisfactions pulsionnelles parfois enlisées dans une compulsion de répétition toxique ou délétère devient libérateur.  Il me semble que c’est par cette voie que la perlaboration peut se déployer et assurer à l’analysant sa place non seulement comme acteur mais comme auteur de sa vie psychique.