La Revue Française de Psychanalyse

REGARD

REGARD

Regard

   Ô excellence de l’œil par-dessus toutes les Autres choses que Dieu a créées.

Léonard de Vinci

Ils ont dû se rencontrer dans un vieux miroir brisé, Depuis, la brisure est restée dans l’œil.

Michalis Ganas

En se détournant du contact visuel et tactile direct avec l’analysant en séance, en cherchant à éviter l’influence des expressions de son visage sur le patient ou encore la fatigue des longues heures en face-à-face, Freud affirmait la psychanalyse en tant que cure de parole.

Ce retrait du voir, marque symboliquement l’abandon de l’hypnose, l’éloignement du corps-à-corps soignant et l’ouverture du champ du regard « psychanalytique » vers le dedans. En différenciant le visible et l’invisible, il révèle du même coup en négatif non seulement la pulsion scopique, le désir et l’interdit de voir mais le vaste champ du regard, tant interrogé depuis toujours par les philosophes.

Au fil des recherches freudiennes et postfreudiennes, le regard apparaît à la fois comme constituant du sujet, impliqué dans les aléas de son devenir, source et objet de la pulsion, actif et passif, objet et sujet, identifié parfois à l’âme elle-même, puis, comme outil de l’exploration de la psyché et du monde ou inversement voie d’entrée de celui-ci. Enfin, last but not least, il se présente comme une forme de langage fondamental pour toucher, séduire, aimer ou tuer, comprendre ou fuir, il est autant imprégné d’animalité que de culture.

Les innovations technologiques dès le 19e siècle, du microscope au télescope, de la photographie au rayon X, à l’endoscopie, à l’échographie, aux instruments de plus en plus perfectionnés, exaltent son pouvoir de pénétration à (ou de) l’infini, faisant simultanément courir à la vision le danger d’être réduite au scopique.

Malgré toutes les prothèses technologiques, les yeux, organe de la vision, peuvent défaillir dans leur fonction jusqu’à la cécité quand le regard se trouve troublé par sa concaténation à la jouissance du fantasme hystérique, « insuffisamment » refoulé selon Freud (1910). Dans le « trouble psychogène de la vision » le symptôme de conversion ne « perd (pas) de vue » l’interdit et la punition d’Œdipe, toujours à l’horizon. Comme dans le rêve parricide « on est prié de fermer un œil/les yeux ».

À l’instar des paupières qui s’ouvrent et se ferment, le voilement et dévoilement du regard ne tente-t-il pas de repousser l’attraction et la terreur du manque tout en alimentant leur intensité ? Le voile, lieu et objet du déplacement de l’objet d’excitation et du manque, signifie, voire provoque plus que tout autre la perte de l’innocence du regard.

Montrer/se montrer, voir/s’exhiber donnent forme stable à la clôture du clivage du moi dans les organisations perverses mais on en reconnait de nombreuses manifestations précoces dans la vie sexuelle infantile. Par extension, « se montrer » est un moyen de séduction dont la modernité médiatique a développé tous les atours jusqu’à l’excès comme inversement le besoin de voir constamment jusqu’à épuisement, jusqu’à la perte de sens telles les tournures addictives que les écrans modernes fournissent abondamment au perceptif. Regarder pour « se vider la tête », jusqu’au « médusage » n’est-ce pas l’effet de l’infiltration de thanatos dans l’expression de la pulsion de vie ? Un effet de la désintrication pulsionnelle ?

La perte du regard n’est-elle pas un analogon de la perte de l’objet entraînant la mort psychique comme l’œil du pigeon décrit par Patrick Süskind : « L’œil …comme l’objectif d’une caméra qui avale toute lumière extérieure et ne laisse passer aucun rayon en provenance de son intérieur. Il n’y avait pas d’éclat, pas de lueur dans cet œil, pas la moindre étincelle de vie. C’était un œil sans regard. Et il fixait Jonathan ». Les figurations du retour du traumatique sous la forme d’une terreur persécutrice désorganisent le sujet. Ne s’agit-il pas, là, du retour inversé, en négatif, du regard en tant qu’organisateur psychique qui reflète, qui reconnaît ? Pouvons-nous regarder sans avoir été regardés ? Mais comment le sommes-nous ? Quelle est la « fabrique du regard » ? Avant même les mots… Et qu’est-ce qui se transfère dans les plis et replis du cadre analytique (au sens du cadre interne) dès les premiers ‘coups d’œil’ quand la porte du cabinet d’un analyste est franchie et tout au long de ces rencontres au fil du temps et des séances ? Comment les percepts liés à l’analyste en personne et son cadre entrent-ils « dans l’œil » et infiltrent-ils le regard sur soi jusqu’aux productions oniriques de la nuit ?

Pour Lacan, son fameux « stade du miroir » repris à Wallon, s’articule autour du problème de l’identification. L’article des « Écrits » (1949), qui en relate la conception, porte une manière d’atmosphère d’extase et d’illumination qui souligne l’aspect de vérité révélée que prend pour l’enfant la reconnaissance de son image dans le miroir.

Le regard habité, porté par la pensée désirante, consciente et inconsciente, regard messager et réceptif est aux origines de l’identité et de l’altérité. Dans les scènes de terreur il figure l’émergence par clivage du surmoi archaïque, des incorporats des traces du désinvestissement mortifiant, des traces d’un autre familier/inquiétant. « Ça me regarde » disait encore Lacan, « c’est parce que ça me regarde qu’il m’attire si paradoxalement ».

Cette primauté donnée à l’attraction du regard est attestée par l’observation du nourrisson. Les yeux du nouveau-né font l’objet d’un investissement immédiat. Leur ouverture au monde extra-utérin, leur mouvement, attirent d’emblée le regard de la mère qui prolonge ainsi le contact du corps -à- corps, du peau-à-peau. De façon symétrique, tels la bouche qui cherche à téter, les yeux du bébé, attirés naturellement par la lumière, cherchent « l’éclat des yeux » de la mère qu’il perçoit dès le deuxième mois. L’éprouvé progressif du plaisir de téter dans l’oralité s’étend au plaisir du contact des regards.  Dans l’envisagement mutuel, dans cet œil à œil intense, le regard commence à intégrer le mouvement buccal par l’emprise rythmée de la tétée. Cette interpénétration vécue sur plusieurs registres à la fois et articulée par une intermodalité, semble décisive dans l’organisation de l’espace interne et la formation de la troisième dimension de l’image du corps. Le contact du dos articulé au regard formerait le fond de cet espace, la surface d’impression, l’écran des rêves, la toile de fond de la vie psychique selon Geneviève Haag.

Le regard, protagoniste indéniable sur la scène du visage, finit par en être la métaphore puis le représentant du moi voire du corps tout entier : le regard rieur, qui embrasse, qui oppresse, qui parle, qui pénètre, qui efface, qui enveloppe…

Mais qu’en est-il des modalités et des chances d’organisation d’un corps rassemblé psychiquement, « senti » et libidinal, quelles chances aussi pour la réflexivité psychique quand le regard maternel, ce miroir vivant selon Winnicott, s’apparente à un « Still face » ou quand inversement le bébé porteur de handicap suscite la déception et le détournement du regard blessé de la mère, des parents ? Quand Écho n’est qu’une écholalie, une répétition mortifère plutôt qu’un reflet transformateur et vivifiant, Narcisse n’est-il pas voué à l’impasse d’un double mortifère ?

Les recherches sur les enfants souffrant d’autisme montrent, que quand le travail thérapeutique évolue favorablement, l’évitement persistant du regard laisse place à une recherche intense du regard de l’autre pour s’y coller et s’y engouffrer provoquant l’effet « Cyclope » décrit par Geneviève Haag. Le maintien du contact visuel n’est-il pas recherché activement par les patients hantés par des angoisses de chute dans le vide, dans des gouffres sans fond, et révélateur d’indications d’un travail analytique en face-à- face permettant souvent une progressive « domestication » de ces terreurs sidérantes pour le travail psychique ? Le jeune Nathanaël dans l’Homme de Sable d’Hoffmann étudié par Freud n’était-il pas hanté par les rencontres répétitives avec le regard menaçant de l’oculiste puis par le mouvement mécanique, non humain, des yeux de la femme/poupée Olympia avant de se précipiter dans le vide ? 

La construction du psychisme est permanente et tout regard d’autrui nous permet de modeler notre identité, en nous regardant « comme un autre », selon la formule de Ricœur. Ainsi, l’autre est toujours présent, soit comme modèle intériorisé, soit comme modèle patent. L’adolescence est paradigmatique à cet égard. Les remaniements corporels et psychiques suscitent le besoin impérieux d’étayage sur le regard externe de l’autre semblable, double imaginaire au service de la construction de l’autoreprésentation interne. Quand la dépendance est profonde le double peut néanmoins se transformer en persécuteur angoissant à la moindre perte d’étayage. « Qu’est-ce qu’elle a ma gueule ? » menace le psychopathe envahi par l’angoisse intraitable au dedans dès que le regard de l’autre apparaît insistant ou désapprobateur.

Inversement, dans le champ de la création picturale, le peintre donne corps au regard qu’il fait surgir comme une présence sur sa toile. « L’art ne reproduit pas ce qui est visible. Il rend visible » dit Paul Klee, profession de foi qui peut s’appliquer à la peinture, mais aussi à la sculpture, à la photographie, au cinéma, au théâtre dès lors qu’ils s’affranchissent de la naïve ambition de reproduire le réel. Rendre visible soutient qu’il y a un invisible, un « perdu de vue ». C’est l’idée que toute vision porte sa perte et qu’il faut dans l’art, non pas observer, apprendre à voir, mais au contraire désapprendre à voir, pour que comme dans le rêve, l’invisible, le caché se révèle. Dans un article intitulé « Le regard de l’escargot », à propos d’une annonciation de Francesco del Cossa, peinte vers 1470-72, Daniel Arasse montre que la présence énigmatique d’un escargot placé à l’orée du tableau « fait affleurer visuellement la présence invisible de ce qui échappe à toute mesure », « l’invisible dans la vision ». Autrement dit, le peintre fait de l’escargot, la figure d’un regard aveugle.

Mais l’accent porté sur le détail, comme dans cet exemple ne témoigne-t-il pas d’une perte que même la trace mnésique ignore ou cache ?  N’est-ce pas là le lieu du retour du refoulé ? « Les détails ne renvoient pas à l’objet total, ils trahissent l’identité secrète » (Pontalis,1988). Le détail qui révèle, dans le récit du rêve ou dans le jeu de la séance, rejoint le détail du tableau, la manière toute particulière du peintre de rendre la courbure d’un doigt ou d’une oreille, ou d’un …regard.

Notre monde est envahi par les images et le phénomène internet en facilite, (en impose) l’accès. Narcisse, évoqué plus haut y fait-il son lit ? Notre monde intérieur en est-il délaissé ? Y-a-t-il un potentiel traumatique de l’image qui nous pousserait à l’éternité de la surface des choses, par peur du débordement ? Les excitations permanentes dues au martellement des images dépasseraient nos capacités d’élaboration et auraient une action destructrice sur la psyché des plus vulnérables. Transparence des regards, obligation à l’exhibition, porteraient un coup à notre besoin d’intimité et de pudeur, nous contraignant au dévoilement brutal de ce que nous tentons jalousement de garder dans le secret de nos cœurs : le sel de notre originalité et de notre liberté.

Nul doute que ce numéro de notre revue sur le regard en complexifiera nombre d’aspects en contestant ou élargissant nos conceptions et en révélant adroitement ce que le secret de nos mots a d’invisible.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

Arasse D., Le regard de l’escargot, On n’y voit rien, Paris Folio. Essais. Denoël, 2003. p.55.

Freud S., (1900) (1967) L’interprétation des rêves trad. I. Meyerson rév. par D. Berger, Paris, PUF, p.274

Freud S., (1910) (1993) Le trouble de vision psychogène dans la conception psychanalytique trad. P. Cotet,Œuvres Complètes : psychanalyse, vol 10 (pp. 179-186) Paris, PUF

Ganas M., Poèmes 1978-2012, Éd. Mélani 2013, Athènes, p.85

Haag G., De quelques fonctions précoces du regard à travers l’observation directe et la clinique des états archaïques du psychisme « Enfances & Psy » 2008/4, n° 41, p.14-22, éd. ÉRÈS, Toulouse

Klee P., Journal. Grasset. 1959. p.178.

Lacan J., Écrits Paris, Le Seuil, 1971, p.93

Lacan J, Le séminaire, Livre X, L’angoisse, Paris, Seuil 2004, p.292-293

Pontalis B., Perdre de vue, Perdre de vue, Paris Folio. Essais. Gallimard, 1988, p.384.

Roussillon R., Le transitionnel, le sexuel et la réflexivité, DUNOD, coll. Psychismes, 2008

Süskind P., Le Pigeon, Librairie Arthème Fayard, 1987, Le livre de Poche, p.14

Winnicott D.W., (1967) Le rôle du miroir de la mère et de la famille dans le développement de l’enfant, trad. In NRP n°10, 1974, p.79-86

Éditorial

La fenêtre de l’âme ?

« Car j’ai, pour fasciner ces dociles amants,

De purs miroirs qui font toutes choses plus belles :

Mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles ! »

      Baudelaire, La beauté, Les fleurs du mal.

En soustrayant l’analyste au regard du patient, Freud inventa le dispositif de la cure classique. Pourtant le regard n’en garde pas moins une importance capitale, tant dans le champ de la clinique que dans celui de la théorie, une importance en appui sur le rôle qu’il joue dans la culture, depuis la Grèce ancienne jusqu’aux manifestations les plus récentes des arts. Dans la tradition des portraits notamment, le regard témoigne des ambiguïtés du visible, tout ensemble séduisant et dangereux.

Ce numéro de la Rfp entend interroger le croisement de ces différents champs : fondement des interactions entre la mère et l’enfant, le regard est constitutif de l’identité d’un sujet ; l’évaluation de son importance est essentielle pour décider du cadre analytique. On peut en décliner divers aspects : regard de soi sur soi, regard des autres, du stade dit du miroir aux pratiques contemporaines des selfies, entre emprise et compréhension, exhibitionnisme et voyeurisme, intimité, transparence et opacité.

Le dossier de ce numéro est consacré à la formation du psychanalyste : réflexions et regards croisés sur les différents modèles et leurs enjeux actuels.

Sommaire

Editorial – La fenêtre de l’âme

THÈME : REGARD

Rédacteurs : Klio Bournova, Jean-François Gouin

Coordination : Françoise Coblence

Klio Bournova, Jean-François Gouin- Argument 

I– L’œil de Freud

Paul Denis – Avec le regard de Freud

Jean-Pierre Kamieniak – Freud et l’énigme du regard

Jane McAdam Freud – L’art de Sigmund Freud et son impact transgénérationnel

ii- « Miroir vivant » et transfert

Denise Bouchet-Kervella – La difficile conquête d’une réflexivité subjective

Pascale Navarri- La capture des premiers regards

Sylvie Le Poulichet – Champ du regard et actes de naissance dans le transfert

Béatrice Braun-Guédel – Un œil parfois mauvais

Mathilde Saiet – À perte de vue

Sylvie Pons-Nicolas – La capacité à se regarder

Monique Dechaud-Ferbus – La fonction du regard pour la structuration de l’espace psychique

Catherine Yelnik – Au cœur d’une institution thérapeutique pour adolescents. Solal

Raymond Cahn – Le rôle du regard dans les troubles sévères de la subjectivation. Un récit exemplaire.

III- Voir ce qui ne se voit 

Sylvain Missonnier – Le fœtus, l’analyste et le regard échographique

Céline Béguian- J’ai rêvé qu’un aveugle me voyait

Daniel Oppenheim – Le regard des enfants aveugles

IV- Des analystes et des créateurs

Marianne Massin – Exercices de regard : paradoxales variations artistiques

Simone Korff-Sausse – L’enfant handicapé et les peintres

Annick Le Moal-Sommaire – Regards croisés entre Beckett et Bion

Bernadette Mermier – Regarder, filmer

V- Interlude

Jean-Louis Escarret – Les trois faces de Mahakala

DOSSIER : FORMATION

Denys Ribas- Enjeux actuels de la formation à la psychanalyse

Alain Gibeault- Réflexions sur les trois modèles de formation

Gilbert Diatkine – Lettre à un jeune collègue

Bernard Chervet – Le « modèle français » et les cures psychanalytiques à trois séances par semaine, et l’après-coup.

Marilia Aisenstein– L’aventure des trois modèles

Annexe : Tableau comparatif des trois modèles

REVUES

Revues des livres

Josiane Chambrier-Slama – Les déliaisons dangereuses de Denys Ribas

Claude Smadja – L’analyse avec fin de Jean-Louis Baldacci

Isabelle Martin Kamieniak – Une traversée du site analytique avec Jean-Luc Donnet

Revue des revues

Benoît Servant – Le tiers institutionnel. Psychanalyse et Psychose, n°18, 2018

Denise Bouchet-Kervella – André Green. Revue française de psychosomatique, n°52, 2017

Michel Sanchez-Cardenas – Lu dans l’International Journal of Psychoanalysis, n°1 et 2, 2018.

RÉSUMÉS ET MOTS-CLÉS

Résumés

Summaries

Zusammenfassungen

Resumenes

Riassunti

Visuel d’ouverture: La mort d’Adam (détail), Piero della Francesca © Wikimedia Commons