La Revue Française de Psychanalyse

La revue d’une princesse

La revue d’une princesse

Alors même que rien ne prédisposait Marie Bonaparte à occuper une place importante dans une revue scientifique, c’est en grande partie grâce à elle que la Revue française de psychanalyse est créée. D’abord au niveau financier, car avec Laforgue et Hopkins, c’est elle qui a fourni les fonds pour le lancement de la revue. Mais aussi grâce à Anne Berman, qui fut, à partir de 1938, la « secrétaire perpétuelle » de la revue. Marie Bonaparte et Anne Berman ont produit la majorité des traductions de Freud disponibles pour leurs contemporains dans la Revue française de psychanalyse et ont influé sur le choix de publier tel ou tel article selon qu’il leur paraissait suffisamment « freudien ».

La princesse de Grèce n’a pas usurpé son surnom de « Freud m’a dit ». Elle fut en effet l’interprète française de la parole du maître viennois.

Au retour de son exil après la Seconde Guerre mondiale, son influence va progressivement diminuer. Ainsi sa critique de la psychosomatique, malgré sa virulence, n’aura qu’une très faible portée. La nouvelle génération de psychanalystes qui n’a pas connu Freud voit probablement d’un œil amusé cette femme d’un âge vénérable que tout le monde respecte. Elle n’a plus alors de réelle influence financière et son amitié avec Freud semble sûrement bien lointaine. Elle s’intéressera cependant jusqu’à la fin à la vie de la Société psychanalytique de Paris et à celle de la Revue française de psychanalyse, tout en prenant ses distances vis-à-vis de ses collègues.

LA PRINCESSE, LA SOCIÉTÉ, ET LA REVUE

Analysée par Freud, Marie Bonaparte a eu un rôle capital pour l’implantation de la psychanalyse en France (Bertin, 1982 ; Mijolla, 1988 ; Roudinesco, 1994). Cette arrière-petite nièce de l’Empereur a généreusement financé le mouvement et participé à la traduction de nombreux textes de Sigmund Freud. Dans son œuvre scientifique, elle s’est intéressée aux perspectives thérapeutiques de la psychanalyse ainsi qu’à ses applications à différents domaines comme l’ethnologie, la sexologie, ou encore la littérature (Amouroux, 2010 ; Ohayon, 2003). Elle a, par ailleurs, soutenu diverses causes avec ferveur comme la Laïeanalyse, c’est-à-dire la cure psychanalytique pratiquée par un non médecin, ou encore la lutte contre la peine de mort. Elle est enfin célèbre pour avoir aidé Freud à échapper aux nazis. Son engagement et son rôle fondamental dans l’histoire de la psychanalyse en France, ne doivent cependant pas occulter le fait que la princesse de Grèce fréquenta aussi les milieux scientifiques et littéraires (Amouroux, 2008).

La princesse la societe et la revue

L’histoire de la Société psychanalytique de Paris, depuis sa création en 1926 jusqu’aux premières scissions, se confond en partie avec celle de Marie Bonaparte. Son rôle y fut en effet capital. Mécène du mouvement, elle n’a pas de diplôme mais a été adoubée par Freud. Autour du professeur Henri Claude de l’hôpital Sainte-Anne, les psychiatres du groupe de l’Évolution psychiatrique veulent adapter aux mentalités françaises les théories nouvelles de Freud. Parmi eux, René Laforgue cherche tout particulièrement à se rapprocher de Freud auprès de qui il ambitionne de devenir un interlocuteur privilégié. Pourtant, malgré tous ses efforts, il n’y parviendra pas réellement. La rencontre de la princesse avec Freud va bouleverser la situation.

En 1926, Bonaparte, Sokolnicka et sept des membres du groupe de l’Evolution Psychiatrique créent la SPP. La Rfp est lancée en 1927.

Au sein du groupe deux tendances s’affrontent. D’un côté, les fidèles de Freud et de l’Association psychanalytique internationale (API), et de l’autre, les proches de Claude qui veulent créer une psychanalyse « à la française » adaptée aux besoins de la psychiatrie. Les divergences sont nombreuses. Marie Bonaparte et le courant orthodoxe finiront par s’imposer. En 1934, elle sera aussi partie prenante dans la création de l’Institut de psychanalyse de Paris qu’elle financera largement et dont elle prendra la direction… avec pugnacité : « Pour finir, une petite découverte que je viens de faire en relisant mes vieilles lettres à Freud. Quand je fondais l’institut, Loewenstein lui-même me suggéra de ne pas faire figurer mon nom sur les prospectus de l’institut, que je fondais et dirigeais, parce que cela eut pu heurter le corps médical ! Je m’insurgeais alors comme je le fis récemment pour le conseil d’administration de l’institut nouveau. Et j’ai laissé les deux fois mon nom. La crainte du corps médical semble le commencement de la sagesse à bien des analystes ! L’homme est une bête effarouchée (Lettre de Marie Bonaparte à Anne Berman du 4 juillet 1953, BNF)[2]. »

Dans les premières années, la maison d’édition semble ne servir qu’à la distribution de la revue. Lors de sa création, la rfp est en effet financée – à compte d’auteur – uniquement par la princesse, Laforgue et Pryns Hopkins, un ancien analysant d’Ernest Jones. Il faut dire que la revue débute avec peu de lecteurs. Probablement pas plus de 200 abonnés jusque dans les années 1950 (Lettre d’Anne Berman à Marie Bonaparte du 24 janvier 1949, BNF). C’est seulement à partir des années 1960 que le nombre d’abonnés va progresser de manière significative (Fonds de la SPP, AN).

Ce qui frappe, c’est l’omniprésence de la princesse de Grèce au sein de la rfp. Jusqu’à ce qu’elle décède en 1962, c’est en effet la seule personne à être tout le temps dans le comité de rédaction. Elle va y exercer une importante influence. À bien des égards, la rfp est « sa » revue : elle participe largement à son financement, à la sélection des articles qui y sont publiés et au respect de sa vision de la psychanalyse. À titre d’exemple, son nom apparaît dans 65 des 561 articles publiés dans la rfp entre 1927 et 1962. Entre les articles originaux, les traductions, les allocutions et les interventions dans les congrès, elle représente donc à elle seule environ 12% du contenu de la revue. Dans sa correspondance avec Laforgue, Marie Bonaparte ne cache pas sa volonté de pouvoir. Elle plaisante avec lui à ce sujet :

« Notre « dictature » n’est que trop justifiée. Sans elle, où irait la Revue ? Et il n’est que trop juste que vous comme moi recevions les épreuves intégrales, nous dirigeons chacun nos parties, nous subventionnons la revue, et P.[ichon] n’est au fond que notre secrétaire – même salarié. On ne peut lui dire les choses ainsi mais elles sont la vérité »
(Lettre de Marie Bonaparte à René Laforgue du 18 novembre 1927, J.-P. Bourgeron, 1993, p. 166).

LE COUPLE BERMAN-BONAPARTE

Il faut attendre 1938 pour voir apparaître au sein du comité de rédaction le nom de la plus fidèle collaboratrice de la princesse   de Grèce : Anne Berman. Elle est alors, avec Marie Bonaparte, co-secrétaire générale de la revue. Cette année-là, la princesse de Grèce est donc à la fois membre du comité de rédaction et secrétaire générale. L’année suivante, Anne Berman rejoint le comité de rédaction et John Leuba s’occupe du secrétariat. Nous sommes alors en 1939 et, avec la guerre, la revue va cesser de paraître pendant presque dix ans. Fin 1948, Berman reprend la place de secrétaire générale. Elle y restera jusqu’en 1969.

Anne BermanMembre du « Soroptimist Club» (contraction de « sorores ad optimum », que l’on peut traduire par « sœurs pour le meilleur ») dès la création en 1928 de l’antenne française du mouvement, ce « club » a pour but de recruter des femmes qui excellent dans leur profession. C’est au début de l’année 1930 que Berman entreprend une analyse avec Marie Bonaparte qui se terminera à la fin de l’année 1932. On dispose aux Archives nationales de fragments d’analyse des rêves de Berman. La princesse de Grèce qualifie son analysée de « patiente à type clitoridien et obsessionnel » (Notes de Marie Bonaparte sur les rêves d’Anne Berman, AN). À la fin de son analyse, elle hésite entre un poste de pharmacien des prisons et un poste de pharmacien chef à l’hôpital de Grenoble. Finalement, au cours de l’été 1933, elle devient la secrétaire de la princesse de Grèce.

Intimement liée à Marie Bonaparte, elle relit et corrige inlassablement la quasi-totalité de son œuvre. Fidèle parmi les fidèles, elle n’a été séparée longuement de la princesse de Grèce que pendant une partie de la Seconde Guerre mondiale.

Anne Berman a aussi traduit de nombreux textes de psychanalystes : Felix Deutsch, Otto Fénichel, Anna Freud, Sigmund Freud, Ernest Jones et Donald Winnicott.

À ce titre, sur la période étudiée dans ce travail, elle fait figure de traductrice officielle française car c’est elle qui signe, ou co-signe, le plus de traductions dans la Rfp et ailleurs. En outre, il s’agit en grande majorité de traductions de textes de Freud, c’est-à-dire de textes capitaux pour le mouvement français.

LA PSYCHOSOMATIQUE COMME CRIME DE LESE-MAJESTE

La princesse de Grèce, va progressivement développer une véritable aversion contre la psychosomatique en général et contre Pierre Marty en particulier. Elle a publié trois articles dans la Rfp : « Psyché dans la nature ou des limites de la psychogenèse » en 1950, « Petit essai critique sur la médecine psychosomatique » en 1954, et « Vitalisme et psychosomatique » en 1959. Pour cette tenante du primat du biologique, la « psychologisation » des troubles organiques est intenable. Parmi ses cibles, on trouve les trois acteurs importants de ce qui est en passe de devenir le mouvement psychosomatique psychanalytique : le hongrois Franz Alexander qui développa aux États-Unis la médecine psychosomatique, l’espagnol Angel Garma qui initia en Amérique latine une vision très personnelle de la psychosomatique, et le français Pierre Marty qui fut à l’origine de l’École psychosomatique de Paris.

Pierre Marty

Ce sont surtout sur les travaux de Marty dans la Rfp sur lesquels va s’exercer le courroux de Marie Bonaparte.

En 1954, Marty propose quelques « Notes sur certains aspects psychosomatiques de la tuberculose pulmonaire », une étude fondée sur l’investigation d’une centaine de malades examinés en postcure. Il a aussi étudié l’impact des psychothérapies et psychanalyses de tuberculeux pulmonaires pris en traitement pour des difficultés affectives. Marty reconnaît que rien ne permet d’affirmer qu’il existe une personnalité « tuberculeuse pulmonaire ». Pourtant, il a observé certaines particularités chez ces malades. Il développe l’idée d’une « zone de sécurité », une distance que le malade souffrant de la tuberculose n’arriverait pas toujours à maintenir dans ses rapports avec sa mère. La réponse de Bonaparte fait directement suite au travail de Marty dans la rfp, et prend la forme d’un court article que Berman qualifie tout à fait justement d’« article anti-psycho-somatique » (Lettre d’Anne Berman à Marie Bonaparte du 28 janvier 1955, AN). Dans ce pamphlet, Bonaparte fustige les propos de Marty. S’amusant à reprendre ses propres termes, elle déplore que la « vieille médecine française » glisse hors de la « zone de sécurité » du rationalisme en s’adonnant à la médecine psychosomatique. Elle reproche à Marty de surestimer la dimension psychologique et de négliger les facteurs sociaux et économiques prédisposant à la tuberculose. En réponse à cette critique, Marty écrit à la princesse de Grèce pour lui préciser son point de vue. Étonnamment, sa contre-argumentation est peu étoffée. Difficile de savoir s’il s’agit de respect, de mépris ou de manque d’argument. Il parle ainsi simplement de « malentendu » notamment au sujet du caractère péremptoire du texte (Lettre de Pierre Marty à Marie Bonaparte du 17 mars 1954, LOC). Dans sa réponse, la princesse se montre quant à elle toujours aussi intransigeante : « Je le répète en insistant : si les facteurs purement psychogénétiques que vous avez cru voir existent jamais – et quant à moi, qui connais bien la question, j’en doute fort – ils sont d’une importance tellement minimale qu’ils gagneraient à ne pas être indûment mis au premier plan. Je vous prie d’excuser ma franchise, mais je crois qu’entre collègues, on se la doit, surtout quand il est question de points de vue qui, lorsqu’ils sont indûment évoqués, font grand tort à la psychanalyse » (Lettre de Marie Bonaparte à Pierre Marty du 24 mars 1954, BNF).

Un an plus tard, Marie Bonaparte raille à nouveau un exposé de Marty et Fain qui ne concerne pas spécifiquement des questions de psychosomatique. Il s’agit d’un rapport prononcé à la XVIIe Conférence des psychanalystes de langues romanes qui eut lieu à Paris en 1954. Ce travail s’intitule « Importance du rôle de la motricité dans la relation d’objet » (P. Marty, 1955). Elle se montre à nouveau particulièrement ironique à leur encontre : « Je dois avouer que la forme abstraite, ardue, que ces auteurs ont donné à leur pensée est souvent déconcertante. Sans doute ne possédais-je pas, pour la saisir la qualité d’intellect qui y serait nécessaire. Habituée, de par ma formation auprès de Freud, voici déjà de longues années, à une appréhension bien plus concrètement clinique des phénomènes psychiques, je ne puis suivre aisément la pensée des rapporteurs. […] Il m’est certes pénible de devoir ainsi critiquer le travail patient, laborieux, qu’ont effectué mes collègues, et qui, par cette patience et ce labeur, mérite toute louange. Mais comme le disait le vieux Boileau, le temps, ici j’ajouterai le labeur, ne fait rien à l’affaire, et il est regrettable de voir le résultat d’un tel effort – […] – aboutir à tant d’abstraction et par là, parfois, d’obscurité »
(Ibid., pp. 285-286).

La réponse de Marty et Fain est tout aussi cinglante : « Nous sommes très émus à la pensée que Mme Marie Bonaparte soit tellement sensible à ce que nous avançons. Son intérêt pour notre rapport a été très grand. Lorsqu’elle nous décrit, laborieux, peinant, geignant sous le faix, obscurs tâcherons d’un long et inutile travail, Mme Bonaparte fait une erreur et confond la peine et l’acharnement qu’elle a mis à nous lire, le temps qu’elle a dépensé à tenter de nous comprendre – et nous l’en remercions – “mais le temps ne fait rien à l’affaire”, avec le plaisir que nous avons ressenti à rédiger ce que, contrairement croyons-nous à sa pensée profonde, elle qualifie de monstre inutile » (Ibid., p. 319).

Tout semble indiquer que la princesse a usé de toute son influence pour limiter la publication d’article de psychosomatique dans la Rfp. Ainsi, en 1959, Anne Berman lui signale un article qui l’a, semble-t-il, interpellée. Il s’agit d’un travail de Pierre Lacombe intitulé « Du rôle de la peau dans l’attachement mère-enfant » (P. Lacombe, 1959). Il y relate le cas d’une patiente qui a développé de manière incompréhensible exactement en même temps que sa jeune chienne un prurit. La réaction de Marie Bonaparte est sans appel : « Vous avez bien fait de me signaler l’article « sur la peau » dans la revue de janvier-février. Je viens de le lire c’est monstrueux ! Le cas de cette « chienne psychosomatique » par sympathie pour sa maîtresse eczémateuse ferait se gausser, s’il le connaissait, tout médecin ! […] Cela fait le plus grand tort à la psychanalyse que de telles âneries paraissent dans notre revue. Et je suis du comité de rédaction, ma responsabilité est engagée. J’ai eu tort, prise par d’autres soucis, d’autres travaux personnels, de ne pas lire ce qui paraissait dans notre revue. […] Dorénavant je demanderai que me soient soumis, avant d’être acceptés, tous les travaux de psychosomatique étrangers. Car c’est impossible, hélas, de refuser ceux de Marty et Fain. Il faudra désormais éviter de nous déconsidérer, c’est un devoir envers Freud » (Lettre de Marie Bonaparte à Anne Berman du 18 juillet 1959, AN).

Marie Bonaparte ne fut jamais rédactrice en chef de la Rfp, mais elle se comporta souvent comme si c’était le cas. On ne présente généralement pas la princesse de Grèce comme une femme de pouvoir porteuse d’une vision politique pour la psychanalyse française. On préfère généralement s’appesantir sur ses étonnantes théories et son intimité non moins troublante. Pourtant, si la Revue française de Psychanalyse (rfp) est la revue de la Société psychanalytique de Paris (SPP), elle est aussi, en coulisse, la revue d’une princesse.

Rémy Amouroux

cairn info

Pour en savoir plus, consulter l’article de Rémy Amouroux en intégralité sur Cairn : https://www.cairn.info/article.php?ID_ARTICLE=RFP_764_1151

 

 

PUR

Marie Bonaparte entre biologie et freudismeLien vers le site des PUR : http://www.pur-editions.fr/detail.php?idOuv=3063

 

 

 

 

 

 

Notes

[1] Les documents tirés du fonds Marie Bonaparte de la Bibliothèque nationale de France sont désignés ici sous le sigle BNF, ceux issues des Archives nationales sont désignés ici sous le sigle AN, ceux de la bibliothèque du congrès sous le sigle LOC, ceux du Harry Ransom Center sous le sigle HRC. J’ai respecté l’orthographe, la ponctuation et la syntaxe.
[2] Les documents tirés du fonds Marie Bonaparte de la Bibliothèque nationale de France sont désignés ici sous le sigle BNF, ceux issues des Archives nationales sont désignés ici sous le sigle AN, ceux de la bibliothèque du congrès sous le sigle LOC, ceux du Harry Ransom Center sous le sigle HRC. J’ai respecté l’orthographe, la ponctuation et la syntaxe.

Crédits image
Marie Bonaparte © BSF
Anne Berman – © Coll. privée
Pierre Marty (1957) : intervention au 20e Congrès de l’IPA qui se déroulait à Paris © BSF