La Revue Française de Psychanalyse

La séance analytique, une zone érogène ?

La séance analytique, une zone érogène ?

Michel de M’Uzan, qui vient de nous quitter en janvier 2018, avait de la séance psychanalytique une conception particulièrement originale et audacieuse. En hommage à l’œuvre de ce psychanalyste si créatif, nous publions ici le début du texte « La séance analytique, une zone érogène ? » dont on peut retrouver l’intégralité dans la Rfp, 2-2003, et sur Cairn. Ce texte est repris dans Aux confins de l’identité, Paris, Gallimard, 2005.

Souvent les idées échappent à celui-là même qui les a conçues. À partir de leurs origines plus ou moins obscures, mais ouvertes sur les mondes intellectuels et affectifs dont elles subissent aussi l’influence, elles tendent à poursuivre une existence propre. On dirait volontiers qu’elles ont un destin distinctif et indépendant de leur auteur. De surcroît, on découvre même, et souvent après coup, que leur fortune tient à un déterminisme secret, actif dès l’origine. Ces produits de l’esprit recèleraient donc dans leur intimité un programme de développement implicite susceptible de s’accomplir un jour lorsque les facteurs assurant sa “ prise ” se seraient exprimés et que les résistances s’opposant à leur déploiement auraient cédé. Prononcer le mot de résistance implique, il est à peine nécessaire de le dire, qu’on est loin de ne voir dans les idées que leur seul versant intellectuel. Et les résistances en question d’appartenir au même ordre que celles qui affectent l’analyste quand il hésite, puis renonce à formuler une interprétation, laquelle, pourtant, s’est imposée à lui avec force. Le renoncement en question peut, certes, relever d’un doute quant à l’exactitude, quant à la pertinence de l’idée qui venait de faire irruption, mais c’est loin d’être toujours le cas, car l’analyste, ce faisant, peut obéir à un besoin de suspendre une action en cours, pressentie comme dangereuse, tout en étant parallèlement responsable d’une certaine exaltation d’essence narcissique. Une situation tout à fait comparable à celle qui, parfois, affecte l’écrivain lorsqu’un “ accomplissement local ”, l’irruption d’une formulation heureuse, le contraint à quitter sa table de travail, bref à fuir.

Si je me suis autorisé ce préambule – en soutenant au passage la notion de programme – c’est que j’ai eu l’occasion de vivre l’ « aventure intellectuelle » d’une de ces idées dont je puis assurer que, dans ma conscience tout au moins, je n’avais pas, au départ, prévu les développements, pas davantage que les autres idées dont elle était porteuse et, à plus forte raison, l’ultime proposition qui va aujourd’hui retenir mon attention. Et ce n’est pas sans hésiter – on le concevra – que je me suis résolu à énoncer celle-ci dès maintenant, sans artifice théorique préalable, dans sa sécheresse et toute flanquée d’implications doctrinales et techniques.

La séance analytique peut être assimilée à une zone érogène

Assertion choquante, scandaleuse, scabreuse – les mots ne sont pas trop forts – lorsqu’on sait qu’aucune satisfaction pulsionnelle directe ou même substitutive aux symptômes, dit-on, ne saurait être trouvée sur place, dans le cadre des échanges entre analysant et analyste. Mesure qui prolonge les exigences du principe d’abstinence économiquement justifié, en y ajoutant, entre autres, une dimension éthique. Dès lors, comment légitimer une formule qui, littéralement, ménage de la place pour une excitation de type sexuel ? C’est ce à quoi il va falloir s’employer.

Comme je viens de l’indiquer dans mon préambule, l’idée scandaleuse concerne l’ultime manifestation perceptible d’un processus engagé très tôt dans la cure. Un processus qui œuvre dans l’ombre, distinct des motions pulsionnelles inconscientes – en leur acception classique – et avec lesquelles il s’articule néanmoins.

On me pardonnera de retracer brièvement ici la trajectoire décrite par ce processus que, au reste, j’ai eu l’occasion d’exposer récemment, en ses différentes étapes et conjointement aux problématiques qui s’ouvraient à mesure [1]. L’intelligibilité de mon propos l’exige.

L’idée originaire, je l’ai présentée il y a longtemps (1976) [2], c’est dire son insistance. Elle exprime un phénomène singulier que j’avais nommé : « Pensées paradoxales. » J’en rappelle brièvement l’essentiel : à certains moments, lors de certaines séances, des représentations étranges surgissent inopinément dans l’esprit de l’analyste. Fugitives, polymorphes, le plus souvent imagées et dotées d’un fort caractère hallucinatoire, mais parfois langagières, ces représentations se développent sur fond de dépersonnalisation légère et parallèlement à un mouvement régressif. Répondant à des processus psychiques qui appartiennent à l’analysant, elles se déroulent chez l’analyste, en anticipant l’éventuelle compréhension intellectuelle du matériel clinique exposé.

Si les pensées paradoxales émergent comme isolément, elles relèvent en fait d’un vaste phénomène, dont elles expriment l’activité, le système paradoxal [3] qui, lui, œuvre incessamment sur les frontières du préconscient et de l’inconscient, sorte de basse continue du travail de l’esprit – pour employer une métaphore musicale –, là où les représentations de choses ambitionnent de rencontrer les représentations de mots.

Cela étant, la formulation dernière des pensées paradoxales, toute liée qu’elle est au travail du système paradoxal, n’en dérive pas directement. En effet, nouvelle étape du processus général – au développement duquel je m’attache – au plus fort de l’activité paradoxale de l’analyste, qui peut co ïncider avec l’acmé de son empathie, les inconscients des protagonistes touchent à une imbrication telle qu’il en procède la « mise au monde » d’une entité nouvelle, monstrueuse, que j’ai appelée chimère [4] à qui il appartient, in fine, de construire les pensées paradoxales.

Ces propositions s’insèrent tout à fait dans l’amplification de l’intérêt porté à ce qui se passe dans l’esprit de l’analyste au travail, telle qu’on peut l’observer au long de l’histoire du mouvement psychanalytique – on ne compte plus, par exemple, les travaux consacrés au contre-transfert. Procédant de ce déplacement d’accent, on voit se découvrir une autre face de la situation analytique. Certes, on n’oublie pas le schéma initial selon lequel quelqu’un, avec l’espoir d’être libéré de sa souffrance ou de son mal être, vient parler à quelqu’un. Mais cet objectif, oh combien naturel, est complété, sinon un temps surpassé, pour les protagonistes, et parfois à leur insu, par la nécessité d’entretenir d’abord l’histoire qui, un jour, s’est engagée, de préserver ses chances. Pour un peu, on en parlerait comme du destin d’une œuvre d’art.

On ne prend donc pas toujours pleinement conscience de cette tâche, dont font bien évidemment partie, et entre autres, l’instauration et le maintien d’un cadre, le respect d’un protocole, etc., mais l’analyste, et sans doute l’analysant, ne manque pas de percevoir à certains « moments féconds » que le climat de la séance a subtilement changé. Comme dans une brume légère, les incertitudes identitaires de l’un et de l’autre se sont accentuées, la fameuse présence de l’analyste s’est émoussée, accompagnée, dirais-je faute de mieux, d’une certaine affectation de la sphère neuro-musculaire. Cependant, l’ambiance régressive s’aggrave, accompagnée singulièrement d’un sentiment grandissant de compréhension effective des phénomènes psychiques. On aura reconnu là l’un de ces moments où, électivement, la chimère prend la parole. Mais il y a plus car, désormais, ce ne sont plus deux mais trois entités qui sont aux prises. À l’analyste et à l’analysant est venue s’ajouter la séance analytique elle-même. La séance analytique qui est en passe de s’autonomiser pour constituer un être à part entière, avec ses attentes, ses lois et dont les rapports avec la réalité se sont plus que distendus. Toujours davantage l’analyste a l’impression que les pensées paradoxales, avec les interprétations qu’elles amènent, se sont imposées à lui sans qu’il les ait délibérément conçues. Au passage, on notera que ces interprétations, marquées le plus souvent au sceau de la prégénitalité et surtout comme fruit de la condensation, jouxtent celles qui ressortissent plutôt à une ponctuation. Ces prises de parole ont à voir avec la temporalité, c’est clair, mais il faut encore être en mesure de préciser la nature de ce rapport et celle de l’affect qui le spécifie, à savoir : le plaisir. Un plaisir qui certes ne s’oublie pas ; qui génère l’attente d’un retour du plaisir, attente avide qui signe le rôle de l’oralité, mais, et il faut le souligner, est soutenue par cela même qui y a conduit : l’aspiration vers une action suspensive mise au service des besoins et de la survie du processus analytique lui-même ; action également orchestrée par des facteurs rythmiques parmi lesquels ce qu’on pourrait nommer une sorte de respiration de l’activité interprétative. Cette relation entre plaisir et rythme évoque telle notation de Freud, dans « Au-delà du principe de plaisir »…, « la gradation plaisir-déplaisir indiquerait la modification de la quantité d’investissement dans l’unité de temps ». Formule qui s’applique tout à fait à l’interprétation-séduction, dont les variations modulées de la tension qu’elle induit sont comparables à celles qu’engendrent les conduites auto-érotiques.

À partir de là, on peut considérer que la séance analytique s’est muée en une créature fabuleuse qui englobe tous les participants. Les patients ne parlent-ils pas de leur séance – « ma séance » – comme ils le feraient d’un être vivant. Rien de choquant à parler de la séance analytique comme d’une entité dont il faut entretenir la vie, ce à quoi analyste et analysant doivent s’employer en cherchant à remplir les exigences d’un programme posé implicitement dès le départ de la cure. Mais, alors, la séance gagne inévitablement une qualité supplémentaire : l’érogénéité. Et tout de se passer alors comme si l’activité de l’analyste, tout orientée en vue de soutenir le processus en cours, devenait imparablement séductrice en endossant par là, n’hésitons pas à le proférer, une de ses fonctions les plus essentielles et les plus préoccupantes.

Dès lors, l’analyste n’est plus seulement engagé dans l’élaboration du conflit défensif opposant l’instance refoulante à une représentation inconsciente venue frapper à la porte de la conscience. Et cela même lorsque le traitement de ce conflit, qu’illustrent des scénarios où s’affrontent des personnages, demeure pour l’analyste une tâche première, puisqu’il constitue une pièce maîtresse de l’édifice analytique. Dans le contexte, il n’est pas inutile de le rappeler. Mais, pour autant, devrait-on refuser à l’analyste le droit d’explorer d’autres terres ? À vrai dire, il y est même poussé car, dans l’affaire, l’exercice de sa liberté n’a pas grand-chose à voir. Puis, quoi qu’on y fasse, inexorablement, l’activité analytique se découvre une autre face : elle commémore, en le reprenant, un moment fondateur en vue d’assurer l’élaboration d’un conflit primordial qui en procède.

L’érogénéisation de la séance analytique, si j’ose cette formule barbare, qui va avec le développement de l’activité paradoxale, tient donc, j’y reviens, à l’incidence du style, imprimé par l’analyste à sa prise de parole et cela même lorsque celui-ci se serait voulu neutre et seulement occupé à soutenir le processus en cours. Cette situation – et c’est pourquoi je parle de célébration d’un moment fondateur – correspond foncièrement à celle qui, un temps, autrefois, a prévalu lorsque les soins maternels administrés au nourrisson, en devenant séducteurs, changeaient la donne qualitative et garantissaient, après la satisfaction de besoins vitaux, l’assomption du plaisir.

Ces vues sont très proches de celles, cruciales, défendues par Jean Laplanche pour qui la séduction généralisée occupe une place nucléaire dans la construction de la personne [5]. Les soins, dits maternels, quelles que soient les entités qui les prodiguent, sont, de surcroît, doublement séducteurs, Freud le pensait déjà [6], car ils sont bien évidemment infiltrés et par la fantasmatique inconsciente de la mère et par ce que je veux ici souligner, leur manière qui doit être « en phase » avec les rythmes qui gèrent les fonctions vitales, faute de quoi l’homéostasie de celles-ci ne sera pas maintenue, ni assuré le développement de l’être. C’est dans cette mouvance que se forment les zones érogènes, dont on sait qu’elles expriment la capacité du corps, et spécialement de certaines de ses régions (orales, anales, uro-génitales, etc.) à procurer une excitation de type sexuel, dès lors qu’il aura été séduit, et cela même lorsque la satisfaction est vécue d’abord sur le mode auto-érotique.

C’est à propos de la constitution des zones érogènes que je parle de moment fondateur, puisque c’est en ces lieux et dans ce temps que naît la pulsion sexuelle proprement dite, et même lorsque l’avènement de celle-ci aura sans doute été programmée dès la rencontre entre les gamètes mâle et femelle. La pulsion sexuelle ne se « contente » pas de s’étayer, comme on dit, sur les fonctions vitales auto-conservatrices. Dans un langage imagé, je dirais même que la pulsion sexuelle procède d’abord de ces fonctions auto-conservatrices comme à partir d’un « bourgeonnement ponctuel » de celles-ci, là même où la séduction a participé décisivement à la création des zones érogènes. Le dégagement de la pulsion sexuelle serait donc temporellement décalé et devrait être considéré comme assimilable à une mutation.

Moment fondateur encore et en ceci que l’activité des zones érogènes, à côté du plaisir qu’elles procurent, entraîne un travail original qu’on peut enfin et légitimement qualifier de psychique : fruit d’une opération spécifique, la fantasmatique, avec son caractère hallucinatoire et sa beauté. Et comme la satisfaction est d’abord obtenue selon le modèle auto-érotique, on serait tenté de dire que l’on pense avant d’être, avant de gagner le statut d’être proprement dit ! La séduction à l’origine de l’activité de pensée, de la contrainte à penser ?

Moment fondateur, conflit primordial, ai-je annoncé. On sait que la notion de conflit est le socle sur lequel repose la doctrine analytique. Par là je veux seulement marquer qu’un conflit opposant, après l’ère auto-érotique, les pulsions sexuelles aux pulsions du moi, héritières de l’auto-conservation, s’adjoint la tension entre ces mêmes pulsions sexuelles et les forces auto-conservatrices garantes de l’assouvissement des grands besoins et à propos desquelles il n’est pas interdit d’évoquer le terme pourtant obsolète d’instincts. Distinctes donc des pulsions du moi, investies, elles, dans le conflit défensif classique, ces forces auto-conservatrices, on les retrouve au service de la « survie de la cure », tout au long des séances et en particulier, mais pas seulement, dans tout ce qui concerne le cadre, le protocole, etc. On comprendra l’hésitation à accorder à ces forces le qualificatif de pulsions, au sens rigoureux du terme. Ce qui ne signifie pas que l’analyste puisse, pour autant, les ignorer ou méconnaître leur implication, car alors il s’exposerait, par exemple, à manquer le dosage de la frustration et, à plus forte raison, celui de la séduction (au sens où je l’entends, bien sûr !).

Sensible au fait que toute prise, de parole, dans quelque registre que ce soit – opératoire, informatrice ou explicative exceptées –, est, pour une part plus ou moins large, inévitablement, séductrice, l’analyste, contrairement à ce que d’aucuns penseraient, ne cesse de monter de solides résistances contre une telle éventualité. L’angoisse que celle-ci engendre est responsable d’une secondarisation excessive de la formulation de l’interprétation. Responsable du renoncement à user de la condensation puisque alors l’interprétation serait construite sur le modèle du mot d’esprit et deviendrait source de plaisir. Les manifestations de cette résistance sont multiples ; je me limite ici à citer celle qui affecte la capacité d’être instantanément disponible au cœur de l’attention flottante pour ponctuer les propos de l’analysant, et celle qui s’exprime par une impossibilité plus ou moins durable de soutenir une activité interprétative suspensive où le dévoilement d’un sens se libère de façon fractionnée, qui court au long de la séance, en étant libératrice d’un certain plaisir, comme sur la crête d’une vague. Si je me suis permis ces quelques remarques techniques, c’est pour insister sur le fait que l’effort déterminé en vue d’éviter toute séduction ainsi que la volonté de bannir le plaisir peuvent mener à l’échec. Un échec qui correspond rigoureusement à celui qui, autrefois, était advenu lorsque séduction et activité des zones érogènes n’avaient pu jouer pleinement leur rôle.

Dès lors, aujourd’hui comme hier, se profile le danger extrême de voir des forces vitales auto-conservatrices, ayant perdu leur opposition au sexuel, partir « à tombeau ouvert » selon le mode opératoire décrit par le psychosomaticien et ne plus être gouvernées que par le principe d’inertie. On conçoit les implications doctrinales de cette situation puisque, alors, la mort, ou, mieux, le terme programmé de l’activité du vivant, est l’ultime expression de l’auto-conservation.

[…]

Michel de M’Uzan

[1] Colloque ouvert de la Société psychanalytique de Paris, 23-24 novembre 2002.
[2] Contre-transfert et système paradoxal, Revue française de psychanalyse, XL, 2, et in De l’art à la mort, Éd. Gallimard, 1977 et 1994.
[3] Contre-transfert et système paradoxal, ibid.
[4] La Bouche de l’inconscient, Nouvelle Revue française de psychanalyse, no 16, et La Bouche de l’inconscient,Gallimard, 1994.
[5] J. Laplanche, Nouveaux fondements pour la psychanalyse, PUF, 1989.
[6] S. Freud, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, 1932.

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