La Revue Française de Psychanalyse

Sexe et identité de genre

Sexe et identité de genre

Paul Denis


Le noyau d’identité de genre selon Robert J. Stoller

Stoller définit une « identité de genre » et fonde son développement – être masculin ou féminin – sur ce qu’il appelle « le noyau de l’identité de genre », c’est-à-dire : « La conviction [pour un enfant] que l’assignation de son sexe a été anatomiquement et finalement psychologiquement correcte » et il ajoute que ce serait « le premier pas dans la progression vers l’identité de genre finale de l’individu ». Mais est-il légitime de parler de « conviction » à des stades très précoces de l’évolution du psychisme ? Une telle « conviction » n’est-elle pas plutôt le résultat de toute une évolution ?

Il affirme d’autre part quelque chose de curieux, à savoir que « l’identité de genre n’a aucune implication de rôle ou de relation d’objet » ; sans doute veut-il indiquer que l’identité de genre est indépendante du choix de l’objet sexuel. En effet, par exemple, une femme très « féminine » – de genre féminin – peut choisir un objet homosexuel ou hétérosexuel. En un sens la formule de Stoller se rapporte à la valeur narcissique de l’identité de genre.

Point essentiel : Stoller affirme comme une évidence que le premier élément du noyau de l’identité de genre tient au fait que « le garçon est fusionné à sa mère », de même pour la fille, ce qui « pose le canevas du sentiment de féminité du bébé ». Le garçon aurait ainsi en lui, dans son noyau d’identité de genre, un sentiment « d’état de femelle » source de bien des complications[1]. Mais pourquoi penser que mère et « femelle » sont synonymes dans l’esprit d’un bébé de quelques semaines ? Et la notion de « fusion » entre mère et enfant est une notion bien approximative. La mère est sans doute pour le bébé un élément constitutif de son psychisme,[2] mais pourquoi cette partie serait-elle immédiatement reconnue comme « femelle » ?

Femelle implique une connaissance de la différence des sexes, laquelle renvoie à une donnée anatomique. Le sexe est un fait, il est une réalité, qui ne sera pleinement reconnue que progressivement.

L’idée d’un « noyau d’identité de genre », irréductible et précocement établi, a été transmise à Stoller par la conviction des patients qu’il a pu observer, adultes en particulier. Conviction irrécusable, mais dont on peut se demander si elle n’est pas un effet d’après coup. La formule « j’ai une âme de femme dans un corps d’homme et cela a toujours été ainsi » – c’est mon esprit qui a raison contre mon anatomie –, ressemble beaucoup à une forme de fétichisme où l’idée du genre vient nier le sexe anatomique de la même manière que le fétiche vient nier l’absence de pénis chez la femme. Une telle fixation à un « genre » se produirait lors d’un moment traumatique, d’un moment de désorganisation psychique, pour le surmonter.

On peut constater que Stoller met sur le même plan l’identité de genre et l’identité anatomique. Or si la différence anatomique entre les sexes est absolue – on naît tout l’un ou tout l’autre, toutes les cellules de l’organisme sont indexées soit XY soit XX –, les différences de genre n’ont rien d’absolu. Les différences de genre sont d’abord qualitatives. Le genre est une donnée relative. On est plus ou moins viril ou virile, plus ou moins féminine ou efféminé, chaque homme porte en lui des identifications à sa mère, ou sœurs, à ses partenaires amoureuses ou sexuelles, et, réciproquement, chaque femme porte en elle des identifications à des personnages masculins, père, frères, amant de la mère, professeur… C’est un aspect de la bisexualité psychique laquelle est polymorphe.

Se déclarer globalement d’un « genre » indépendant de son sexe anatomique résulte d’un surinvestissement de ces éléments qualitatifs qui constituent le genre pour les fétichiser en déniant, refusant, réprimant, refoulant… les caractères de genre qui sont vécus comme adverses, à éliminer, et non comme aspects synergiques de l’identité.

Le genre est d’abord qualitatif

Le genre, essentiellement qualitatif, admet la cohabitation de différentes nuances, tant pour les autres que pour soi-même.

Il faut distinguer deux temps dans la constitution des différentes dimensions du genre.

Dans un premier temps, les différences entre les deux parents, telles qu’elles sont perceptibles pour l’enfant, sont d’ordre qualitatives, le bébé vit une sexualité interpersonnelle « informe », indifférenciée quant au sexe. On peut la décrire comme une homosexualité primaire dans la mesure où, pour le psychisme de l’enfant, au début, sa sexualité serait semblable à celle de l’autre. La différence perçue entre les deux parents est alors analogue à celle qui distingue les soft toys des hard toys.

Dans cette sexualité « informe », indifférenciée quant au sexe, les différences de perception entre les hommes et les femmes, et singulièrement entre père et mère, relèvent seulement de qualités : ils n’ont pas la même odeur, ne vous prennent pas de la même façon dans leurs bras, les joues de l’un piquent, pas celles de l’autre, leur odeur n’est pas la même, etc. Cette première distinction, par leurs qualités, entre les parents, définit un « genre » masculin ou féminin, lequel préexiste à la reconnaissance de leur différence anatomique. Et la reconnaissance anatomique ne suffit pas, car il s’agit d’abord d’une petite différence : c’est la compréhension que cette différence anatomique constitue, en fait, une différence de nature, radicale – et correspond à des fonctions sexuelles différentes, complémentaires, dans la procréation – qui constitue une révolution copernicienne dans l’esprit de l’enfant. La mère n’est une femme – femelle – que dans l’après coup de la reconnaissance de la différence des sexes, et c’est la même chose pour le père. C’est à partir de cette constatation de l’enfant que son identité sexuelle va prendre une direction fondée essentiellement sur le sexe et non sur le genre et qu’il se reconnaîtra mâle ou femelle. La construction des fantasmes sexuels – celui de « scène primitive » en particulier – prendra alors toute son ampleur.

Genre et bisexualité psychique

L’informe de la sexualité du début commence donc à se différencier, d’abord sur un plan qualitatif, sur le plan du genre. La perception de la différence des genres précède celle de la différence des sexes. Et cette distinction par le genre se maintiendra parallèlement à la distinction par le sexe. Alors que l’on ne peut être à la fois mâle ou femelle, on peut être à la fois « masculin » et « féminin », dans son allure, sa démarche, sa voix, dans tel de ses comportements. Les adjectifs « masculin » et « féminin » peuvent s’appliquer à des personnes dont le sexe ne coïncide pas avec les qualités perçues. Il s’agit aussi de qualificatifs qui sont dépendants de la culture sociale d’une époque donnée. Le sexe est objectif, le genre est subjectif.

Qu’on le veuille ou non, la façon dont on s’adresse à un nourrisson ou à un enfant plus grand est sexuée, « genrée » dit-on aujourd’hui. Imaginer que l’on pourrait faire abstraction de la connaissance que l’on a du sexe d’un bébé par exemple, et plus encore de celui d’un enfant, est insensé. Nous percevons et nous nous adressons implicitement ou explicitement, consciemment, mais surtout inconsciemment à une future fille ou à un futur garçon. Et cette façon dont on s’adresse à lui participe de la construction de son identité. En admettant qu’il soit possible aux parents et adultes de ne donner aucune réponse différentielle de sexe à l’enfant, avec l’idée qu’il pourra ensuite choisir son sexe en toute liberté – que rien ne lui aurait été imposé –, on le placerait dans la même situation qu’un enfant à qui on ne parlerait pas en attendant qu’il choisisse la langue qu’il voudra parler. L’identité, qu’on la nomme identité sexuelle ou identité de genre, se construit dans un réseau de relations, lesquelles impliquent l’anticipation de sa sexualité future.

Genre et identité sont liés, genre et sexe le sont tout autant… Cependant tel parent, peut, de façon constante ou intermittente, de façon globale ou partielle, ou dans certaines circonstances, investir son enfant « à contre sexe », et soutenir chez lui, inconsciemment en général, tel ou tel aspect « masculin » ou « féminin ». L’identité de genre est liée à l’association chez l’enfant de l’investissement de son sexe anatomique – des formes de cet investissement – et du jeu des identifications à ses deux parents et aux rôles qu’il a adoptés en réponse aux attitudes « genrées » de ceux-ci.

Toute la difficulté vient du fait que l’inconscient ne renonce pas et que la bisexualité psychique, fondée sur des identifications aux deux parents, persistera alors même que la différence anatomique entre les sexes aura été perçue et que l’enfant se sera reconnu de sexe féminin ou masculin.

Ce que Freud décrit de « l’identification au père de la préhistoire personnelle » et de l’identification à la mère comme « première forme du lien à l’objet » recouvre des identifications de genre. Le plus apparent est que ces identifications sont polymorphes et ne sont pas organisées de façon univoque en un « noyau » qui déterminerait la suite de l’évolution. Nous nous écartons ici nettement de la conception de Stoller selon laquelle un « noyau de l’identité de genre » précocement établi va déterminer la suite. Nous pensons plus proche de la réalité clinique de considérer que le genre reste bivalent, et qu’il est une forme de la bisexualité psychique ; il n’y aurait pas de « noyau de l’identité de genre », mais un « complexe de genre », organisation psychique à deux foyers comme dans une ellipse, un foyer masculin et l’autre féminin : l’identité sexuelle prendra forme sur le fond de cette première élaboration psychique. Chaque enfant construit à sa manière son identité sexuelle, et fait cohabiter en lui à la fois sa bisexualité psychique, héritière de la distinction de genre, et l’investissement de la différence des sexes et de l’anatomie qui lui est imposée par la génétique.

Le divorce entre le genre et l’anatomie

Comment comprendre l’adoption absolue par certains sujets d’une identité de genre en opposition avec leur sexe anatomique ? D’une certaine façon ces sujets assimilent la différence qualitative entre « masculin » et « féminin » à une différence sexuelle anatomique. Ou, en d’autres termes, ils font prévaloir la différence subjective sur la différence objective, une certaine « réalité psychique » prend le pas sur la réalité anatomique. Dans les situations les plus frappantes, ces sujets, comme on le sait, en arrivent à demander une « réassignation » sexuelle » et une transformation chirurgicale de leur sexe.

Ce n’est que lorsque l’identité de genre s’est très intensément développée « à contre sexe », de façon anti-anatomique pourrait-on dire, que l’on voit apparaître des situations psychologiques qui s’expriment par une affirmation identitaire opposée au sexe anatomique. Faute d’avoir trouvé/créé un certain accord entre genre et sexe anatomique, le sujet se dit d’un sexe différent de celui-ci. On voit apparaître alors la volonté de faire plier l’anatomie et de la soumettre au genre. On peut considérer ces situations comme des échecs de l’élaboration de la bisexualité psychique. Si le délire se définit par la rupture du rapport à la réalité, par l’affirmation d’une néoréalité, il faut admettre la dimension délirante de la conviction d’être d’un autre sexe que celui de son propre corps. L’analogie avec l’hypocondrie, avec les formes graves d’anorexie mentale et surtout le lien à la mélancolie sont à considérer ; de ce point de vue les demandes de « réassignation chirurgicales » prennent la valeur d’une demande de mutilation, ou plutôt d’automutilation assistée.

Parce que des psychiatres désespérés devant l’état psychique de patients prétendant avoir une âme d’un sexe dans un corps de l’autre sexe, confrontés à leur malaise extrême, à l’idée d’un risque suicidaire, ont admis qu’une « réassignation » chirurgicale pourrait avoir une valeur protectrice, on en est arrivé à laisser penser à tout un chacun qu’il était possible de choisir son sexe, et même qu’il fallait anticiper l’exercice de ce « droit », retarder la puberté, ne pas infliger aux enfants de « stéréotypes » masculins ou féminins conformes à leur anatomie…

Un garçon qui dit vouloir être une fille ne sait pas ce que c’est que d’être une fille, et encore moins, ultérieurement, une femme ; il ne parle que de l’idée qu’il en a, et à ce moment-là de sa jeune existence. Il exprime ainsi d’abord un malaise par rapport à lui-même auquel il donne cette forme. Son vœu d’être une fille n’est que le contenu manifeste d’un mouvement psychique complexe – un symptôme –, qui ne peut être résolu chirurgicalement. Et un symptôme peut disparaître…

Présenter un changement médical de sexe comme possible et ordinaire, voire banal, est une démarche étrange. Mensonge ? Délire thaumaturgique ? On pourrait le penser. C’est d’abord, je pense, plus banalement, un déni des contradictions du fonctionnement psychique – personne ne veut jamais quoi que ce soit à cent pour cent, et l’inconscient est un tissu de contradictions ; et ensuite d’un autre déni qui porte sur la différence entre un sujet chirurgicalement « réassigné » et un sujet demeuré à son état anatomique d’origine ; négation d’une réalité qui s’opère selon le modèle « je sais bien, mais quand même » : je sais bien qu’une verge faite de peau et d’une côte flottante n’a que peu de rapport avec un pénis, que son érogénéité est sans rapport avec celle du modèle érectile et éjaculant que je cherche à copier, mais quand même… Il est aussi impossible de transformer un homme en femme et une femme en homme que de transformer un enfant trisomique en enfant normal. La chirurgie de réassignation consiste d’abord en une mutilation[3] et n’apporte ensuite qu’un simple déguisement corporel.

Le genre n’a pas besoin de se plier à l’anatomie. On peut être une femme masculine et un homme efféminé… Il faut laisser vivre à chacun sa bisexualité psychique…

Paul Denis est psychanalyste, membre titulaire formateur SPP, responsable scientifique du Colloque René Diatki

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

Stoller R.J., Masculin ou Féminin ?, Paris, Puf, 1989 [1985].
*

[1] Stoller aborde ici un point qu’Évelyne Kestemberg, et moi-même à la demande de celle-ci, avons traité en termes d’homosexualité primaire.

[2] Selon Freud il s’agirait d’identification primaire, l’identification étant selon lui la première forme du lien à l’objet.

[3] Faut-il rappeler que l’on condamne à juste titre l’excision ?

Visuel d’ouverture :
Femme nue (détail), Egon Schieler
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