La Revue Française de Psychanalyse

Sigmund Freud et Wilfred R. Bion. Filiation et commensalité

Sigmund Freud et Wilfred R. Bion. Filiation et commensalité

« Article de Florence Guignard, paru in Revue française de psychanalyse, t. LIIX, n° spécial congrès (1994). »

Avant-propos

Maints travaux remarquables ont été publiés au sujet de l’œuvre et de la personne de W.R. Bion, à commencer par l’incontournable Introduction à l’œuvre de W.R. Bion écrite par Léon Grinberg et ses collaborateurs. Mes réflexions sur la double question de la filiation de Bion  par rapport à Freud et dela possibilité de les considérer l’un avec l’autre dans un rapport de commensalité à l’intérieur de notre identité de psychanalystes d’aujourd’hui, ne doivent donc être entendues que comme un apport délimité et pragmatique, visant à établirquelques ponts entre les grandes lignes de notre héritage freudien et ce que j’ai pu apprécier de la pensée de Bion dans ma pratique clinique et dans ma recherche métapsychologique personnelle.

Le vertex choisi par Carlos Amaral Dias pour présenter son Rapport lui a permis d’aborder, pour nous les transmettre, un très grand nombre de concepts bioniens. Je tiens d’emblée à l’en féliciter et à lui dire également, ainsi qu’à Manuela Fleming, toute mon admiration pour le remarquable exposé de cas dont ils nous ont fait présent : quiconque a tenté la public-ation (Bion) d’une séquence clinique aussi longue et détaillée est en mesure d’évaluer leur performance.

Pour introduire la discussion générale, je ne leur ferai donc ni l’offense de paraphraser ce qu’ils ont remarquablement élaboré, ni celle de leur reprocher de n’avoir pas parlé de « tout ». Ce serait oublier aussi bien la prodigieuse créativité de Freud, dont l’œuvre fut en perpétuelle élaboration, que l’une des métaphores centrales de Bion, pour qui l’espace analytique est un espace potentiellement en expansion.

Certes, cette identité d’analyste qui nous réunit ici devrait nous permettre de traduire dans notre code habituel ce qui est dit dans un code apparemment diffèrent, même si – nous le savons pour l’œuvre même de Freud – la traduction implique toujours un problème d’interprétation.

J’ai, à ce sujet, un souvenir personnel : lorsque Bion vint à Paris sur l’invitation d’André Green, j’étais jeune candidate et André m’avait demandé de venir en aide au traducteur, quelque peu débordé, ce que je fis. À la fin de la réunion, comme Bion me remerciait pour ma contribution, je rétorquai par le classique adage : Traduttore, tradittore,faisant ainsi allusion à ce que, dans la tradition hellénistique, il disait lui-même du mensonge : « Il n’est plus grand menteur que celui qui prétend ne jamais mentir. »

En effet, même une fois que nous avons été analysés, nous demeurons tributaires de nos identifications premières, et celles-ci nous rendent réfractaires au changement. A fortiori,nous autres psychanalystes, qui avons tant investi et tant souffert pour parvenir, au moyen de notre analyse personnelle et de toutes les années de notre formation analytique, à un certain degré de modification économique, voire structurale de ces identifications, ainsi qu’à une relative compétence théorico-technique, nous ne sommes guère prêts à remettre une nouvelle fois dans la balance ce qui fut si durement acquis. Et pourtant, notre fonctionnement analytique lui-même est à ce prix : laisser ressurgir l’infantile en nous au fil de chaque séance, afin d’en analyser constamment l’impact dans la relation transféro-contre-transférentielle. Bion aurait inclus cette remontée du courant du refoulement naturel  dans sa visée asymptotique à être « sans mémoire ni désir ».

Ainsi, toute proposition d’élargissement du champ de la pensée analytique provoquera notre suspicion et demandera à être démontrée. Ensuite, même si la démonstration est positive, la nouvelle proposition n’en demeurera pas moins difficile à intégrer dans notre économie psychique : il y faudra un travail considérable, qui passe successivement par l’ingestion cannibalique (le « corraggio, Casimiro ! » de Karl Abraham), puis la digestion,le deuil et le refoulement de cet objet de pensée, avec l’espoir qu’il vienne finalement s’intégrer à nos identifications introjectives,c’est-à-dire, à « ce qui reste quand on a tout oublié », comme j’aime à désigner celles-ci.

Bion lui-même n’aurait pas désavoué nos hésitations, voire notre méfiance, lui qui a si bien parlé de l’« arrogance » de la pensée omnisciente, arrogance qu’il rattache à ce qu’il désigne comme les aspects psychotiques existant, selon lui, chez tout un chacun. La question demeure cependant délicate, car qui peut savoir où va se nicher l’omniscience arrogante ? Du côté déjà connu de la science, on risque l’intégrisme, et du côté de la nouvelle découverte, onrisque la déviation et le schisme.

À ce sujet, une anecdote personnelle encore : lors de cette même rencontre avec Bion à Paris, et en guise de réponse à une question venant de la salle – question que j’avais trouvée terriblement difficile à traduire parce qu’elle était vide de sens sous sa prétentieuse arrogance – Bion proposa la fable suivante :

« Lorsque, dans le Jardin d’Eden, le fruit de l’Arbre de la Connaissance apparut aux quadrupèdes qui le convoitaient, comme un fruit d’apparence délicieuse, mais trop haut placé pour leur être accessible, deux sortes de solution furent trouvées : certains quadrupèdes se mirent sur leurs pattes de derrière, inventant ainsi la station debout pour atteindre le fruit ; ce fut le point de départ de l’hominisation, avec les avatars du développement cortical et psychique, dans la douleur que l’on connaît ; d’autres se montèrent le cou et atteignirent ainsi également le fruit convoité ; mais celui-ci ne les empêcha pas de demeurer des quadrupèdes au cerveau minuscule : les girafes ! »

Moralité : c’est dans les différences d’économie narcissique que se situent les différences de potentiel de développement des individus, puisqu’il ne suffit pas de s’approprier narcissiquement quelque vocabulaire que ce soit, classique ou nouveau, pour avoir la capacité de l’introjecter comme une nourriture psychique authentiquement développementale.

Méthodologie

C’est pourquoi, suivant en cela l’exemple de Freud et de Bion, mon premier souci, pour introduire nos échanges scientifiques, sera d’ordre méthodologique.

Il me semble important, en effet, de veiller, dans les quelques heures de discussion qui s’offrent à nous, à ne pas mélanger les genres, à respecter les niveaux de symbolisation, d’abstraction et de fonctionnement des ensembles que nous souhaitons traiter. Plusieurs voies s’offrent donc à moi pour aborder mon sujet dont, avant toute chose, il convient de rappeler les termes de définition, selon Le Robert,« Dictionnaire historique de la langue française » :

a) Filiation, pour commencer :

filiation n.f. est emprunté au bas latin filiatio,terme de droit désignant le lien de parenté qui unit un enfant à ses parents, dérive du latin classique filius.Le mot conserve le sens du latin ; par analogie il désigne (1302, filiacion)l’état d’une abbaye qui doit son origine à une autre et par extension (1720) un lien de descendance directe. Par figure (1752), il s’emploie pour « succession, enchaînement ».

Or, la toute première des nombreuses originalités de la pensée de W.R. Bion réside dans sa filiation.En effet, l’œuvre de Bion s’origine en ligne directe dans les deux œuvres du seul couple hétérosexuel de l’histoire de la psychanalyse : Sigmund Freud et Melanie Klein.

Chacun le sait, la filiation maternelle est encore et toujours considérée comme une bâtardise dans nos sociétés patriarcales. Or, en France tout au moins, Bion est le plus souvent considéré comme un auteur « kleinien », voire, au mieux, « post kleinien ». C’est pourquoi il m’a semblé intéressant d’examiner tout particulièrement la filiation paternelle freudienne de cet indo-british goy-guy. Certes, je ne pourrai éviter ce passage obligé que constitue la filiation maternelle de Bion par rapport à Melanie Klein, avec tout ce que ce passage suscite de défenses dans chacun d’entre nous, défenses contre l’inceste œdipien primordial – mère/fils – et contre la butée du roc du biologique – déni de la féminité dans les deux sexes.

Je vous demanderai donc de bien vouloir mettre votre bisexualité psychique au service de votre écoute, et je vous rappellerai cette remarque de Michel Fain dans le numéro de la Revue française de psychanalyse consacré à Bion (LIII, 5, 1989) :

« Ce qui me reste en mémoire de certains textes de Bion pousse à penser, à réviser certaines conceptions. Ces textes me laissent aussi le sentiment que s’y trouve un « non-Freud » latent rappelant une réflexion de Freud qui, constatant les « non­ associations » suivant les récits des rêves typiques, ajouta : « Gardons à penser. »

b) Commensalité, pour suivre :

commensal n.m. (1418), « compagnon de table », du latin mensa… À l’origine, mensa a dû designer un gâteau sacré, rond, découpe en quartiers et sur lequel on disposait les offrandes aux dieux. En passant dans la langue commune, il aurait pris le sens de « support pour les aliments » puis « table » et, par suite, « repas ». (Non, non, il ne s’agit pas du sein, pas plus que de Sa Majesté le Bébé, qu’allez-vous donc chercher la !) Ce terme s’oppose à celui de :

parasite adj. et n.m. (XVIIe s.), forme vivante qui se développe aux dépens d’autres types d’organismes.

commensalite n.f. (1549), nom de qualité, est quasiment inusité, à la différence de :

commensalisme n.m. (1874), terme de biologie qui désigne une association d’organismes d’espèces différentes, association profitable pour les uns et sans danger pour les autres.

C’est bien de commensalité que je souhaite parler aujourd’hui, c’est-à-dire, d’une qualité psychique,en posant la question de savoir si Freud et Bion peuvent partager la mensa sacrée, porteuse de la nourriture psychique qui va alimenter notre identité de psychanalyste.

Je rappellerai que la démocratie – forme politique de la commensalité – est essentiellement une affaire d’hommes, comme l’indique l’intrication absolue de l’homosexualité masculine dans la première organisation républicaine du monde : celle de la Grèce antique. Mais, de nos jours et dans nos sociétés de psychanalyse, j’ose espérer que personne ne trouvera déplacé qu’une femme s’associe aux hommes pour plaider la cause de la démocratie, sous la forme du commensalisme scientifique…

Commentaires théorico-techniques appliques a la clinique

Étudier en détail la question des paramètres théorico-techniques appliqués à la clinique nous aurait permis, dans un temps ultérieur, d’évaluer plus précisément « l’écart théorico-pratique » cher à J.-L. Donnet. Malheureusement, je ne suis pas en mesure d’effectuer une comparaison digne de ce nom entre la clinique proposée par les présentateurs, et une clinique analogue, dont l’abord technique aurait été décrit de façon aussi précise et détaillée : le temps de préparation dont j’ai disposé, ainsi que le temps de parole qui me revient logiquement dans ma fonction de discutant, m’ont rendu cette tâche impossible.

Par ailleurs, je n’ai pas souhaité envisager une comparaison entre la clinique réelle donnée par nos collègues portugais, qui se réclament d’une technique bionienne, d’une part, et, d’autre part, les fantasmes et hypothèses que nous pourrions formuler quant à son abord avec une technique qui se réclamerait « uniquement » de Freud. Je connais trop, par expérience, dans quels chemins bourbeux nous risquerions de nous enliser à tout coup, pour perdre mon temps et le vôtre à emprunter d’emblée cette voie sans issue.

Je me contenterai donc de dire, tout d’abord, mon admiration, tant à Manuela Fleming pour la façon patiente et éclairée dont elle a mené ce traitement exceptionnellement difficile, qu’à Carlos Amaral Dias pour la manière dont il est parvenu à en contenir la théorisation à partir de la clinique. Ce patient se situe, en effet, sur le versant le plus pathologique du large éventail des « cas limites », en tant qu’il exemplifie une névrose narcissique gravissime.

J’y ajouterai quatre remarques personnelles qui pourraient constituer des thèmes de discussion, tant pour notre séance plénière que pour nos séances en petits groupes :

I. La première concerne la question de la conceptualisation théorique et de l’abord clinique des identifications d’un patient à des objets externes, puis internes, dont la pathologie est fortement organisée. En l’occurrence, chez ce patient très malade, la problématique transgénérationnelle,notamment maternelle,m’est apparue fort importante et extrêmement pathologique.Il faut donc accueillir avec nos félicitations les signes décrits par nos collègues, intéressant l’amélioration de la santé et de la qualité des objets internes du patient, telle qu’on peut l’observer vers la fin du récit, et la mettre en relation avec l’analyse de la relation transférentielle.

Si ce point m’a tout particulièrement retenue, c’est en raison de l’approche technique de nos collègues, assez différente de celle que j’utilise dans ce genre de problématique. Pour ma part, je cherche, durant tout un premier temps de la cure, à aider le patient à sortir de son identification projective avec des objets internes dont la pathologie semble appartenir avant tout à la réalité psychique de leurs modèles externes dans le passé du sujet – ici, notamment, la relation incestueuse entre un grand-père maternel narcissique omnipotent et une mère d’allure nettement psychotique. La qualité de la verbalisation, par l’analyste, de la situation psychique interne de l’analysant dépendra alors des capacités d’identification de l’analyste, tant auxdits objets internes, malades de leurs propres objets internes, qu’au moi faible et terrifié du patient, qui entretient généralement une relation sadomasochiste, voire addictive, avec ceux-ci.

II. La seconde de mes remarques concerne le fait que, dans la formulation des interprétations de toute la première partie de la cure exposée par nos collègues, la référence à la « mère-dans-le-transfert » m’est apparue quasi exclusive. Bien que cette « mère » transférentielle soit décrite comme celle qui contient et nourrit psychiquement le patient, j’y ai davantage reconnu une filiation kleinienne qu’une originalité spécifique à ce que j’ai retenu personnellement de la pensée bionienne.

Je pense que, dans une formulation freudienne plus élastique, la « mère » telle qu’elle est interprétée par nos collègues portugais pourrait correspondre au concept de « mère phallique », encore qu’il faille préciser que l’utilisation interprétative d’un tel concept eût certainement été fort différente, dans le cadre d’une technique freudienne classique, la question étant alors de savoir si cette dernière a les moyens d’entrer efficacement en communication avec une problématique narcissique aussi pathologique.

Ma procédure personnelle diffère sur deux points de celle de nos collègues portugais. D’une part, parce que, même aux niveaux archaïques de ce que j’ai appelé le « maternel primaire » et le « féminin primaire », je ne manque jamais de faire référence à un père ou à un pénis, tantôt interne tantôt externe à ladite mère interne. D’autre part, parce que mon utilisation de la pensée bionienne m’aurait probablement amenée, dans ce type de pathologie et à ce stade de la cure analytique, à employer une technique interprétative qui se serait centrée davantage sur l’exploration et la verbalisation des modes infantiles de pensée du patient. Du moins est-ce là l’un des paramètres bioniens de la théorie psychanalytique de la pensée que j’utilise avec grand profit pour l’établissement d’un « cadre-contenant analytique » pour l’excitation sexuelle désorganisée et désorganisante qui caractérise la pathologie des cas limites. J’ai trouvé dans cet abord technique un instrument efficace, permettant d’améliorer la qualité et la fonctionnalité d’un Préconscient particulièrement déficient et inutilisable chez ces patients dont les « attaques contre les liens » produisent répétitivement du « non-sens » à partir des interprétations les plus variées, tant freudiennes que kleiniennes.

III. La troisième de mes remarques consiste en un hommage admiratif rendu à la remarquable élaboration œdipienne du matériel que met en évidence la deuxième partie du récit de la cure. La problématique d’un Œdipe relativement classiquement névrotique semble « prendre » d’un seul coup, évoquant alors le fameux concept bionien de « changement catastrophique » tout en rejoignant des territoires mieux connus de chacun d’entre nous.

IV. Ma dernière remarque pourrait se formuler comme une question : tous les chemins mèneraient-ils donc au carrefour de Thèbes ? On pourrait en voir dans ce cas clinique une illustration extrêmement convaincante. Cependant, la valence fortement psychotique du patient rend la démonstration à la fois plus forte et plus faible :

– d’une part, on est en droit de douter qu’un patient si malade aurait pu être amélioré à ce point avec une technique classiquement freudienne, c’est-à-dire centrée d’emblée et essentiellement sur la problématique de la névrose infantile ;

– inversement, et à condition de postuler – comme le fait Bion – qu’il existe des parties psychotiques chez tous les patients névroses adultes,on est en droit de se demander quelle aurait été la spécificité bionienne de la technique utilisée par nos collègues, avec un patient ou une patiente chez qui la « différenciation des parties psychotiques et non psychotiques » de la personnalité et la constitution d’un « contenant-barrière de contact » pour le noyau du Self aurait pris moins de temps et d’énergie.

Esquisse pour un portrait de la démarche bionienne

Pour abstrait qu’il paraisse à certains d’entre nous, le modèle épistémologique bionien n’échappe pas complètement à l’hybridation métaphorique inhérente à tout modèle en sciences humaines, et c’est heureux. Ceci s’explique à mon sens par le fait qu’en bon clinicien et en excellent connaisseur de l’œuvre de Freud, Bion n’a pu que faire la part du lion au rôle essentiel du langage dans le processus psychanalytique comme dans les processus de développement de la pensée chez l’individu. Au-delà des querelles conceptuelles, l’apport essentiel de Bion pourrait bien être, pour moi, ce formidable développement qu’il a accompli à partir des conceptualisations de Freud sur le rêve,sa structure et sa fonction au travers des pensées du rêve et du récit du rêve.

Prodigieux conceptualisateur de la limite – limites du champ analytique, limites des états psychopathologiques susceptibles de bénéficier d’une cure analytique, limites de la technique analytique, limites entre les différents territoires du psychisme, limites entre la mentalité individuelle et la mentalité groupale, limites entre le symbole et le signe – Bion s’est trouvé inévitablement à la limite de deux langages, le mathématique et le métaphorique, pour exprimer sa pensée. De sorte qu’il nous soumet à un double exercice de compréhension, non sans malice probablement, lui qui aimait tant le paradoxe.

Bion est le modèle par excellence de « la psychanalyse extrême » – comme on parle du « ski extrême », ainsi qu’en témoignent :

  • son organisation mentale d’une extrême puissance d’acquisition et d’intégration des connaissances déjà formulées par d’autres, fussent-ils, ces autres, des génies ;
  • ses extrêmes capacités d’entrer en contact avec les diverses zones et strates du psychisme, tant de celui d’autrui que du sien propre – en d’autres termes, l’extrême force et l’extrême richesse de l’éventail de ses capacités d’identification ;
  • ses extrêmes capacités de transformation de l’énergie pulsionnelle en représentations et de celles-ci en divers états plus abstraits de symbolisation, ce qui l’amène à circuler de la métaphore somato-psychotique à la notation mathématique, avec une aisance vertigineuse et irritante pour nos valences envieuses.

Cette configuration exceptionnelle de son organisation psychique l’a amené tout naturellement à s’intéresser aux extrêmes du psychisme, ce qui ne comprend pas seulement la psychopathologie – notamment, les états psychotiques – mais également l’extrême limite de l’hominisation dans ses deux aspects : la naissance de la psychè au travers de l’activité psychique d’un Autre, et 1′ancrage de l’individuel dans le collectif,le groupal, la horde.

Tout comme celle de Freud, l’œuvre de Bion trouve son axe central dans l’épistémologie, c’est-à-dire, dans « l’étude des processus psychiques de connaissance ». Carlos Amaral Dias a eu une très belle formule à ce sujet en situant la position épistémologique idéale de l’analyste comme « proche de la tabula rasa ». « Écrire sur l’eau est notre activité » écrit-il, ajoutant que, puisque nul ne peut se laver, même une seule fois, dans l’eau du même fleuve, Freud a raison de parler de profession impossible. Il ne m’en voudra pas, je l’espère, de chercher néanmoins à énumérer par écrit les différents aspects de la position épistémologique de Bion tels qu’ils me sont apparus, à savoir :

– l’étude des relations entre le sensoriel, le moteur et le penser ;

– l’étude des relations entre le dedans et le dehors du champ de l’activité psychique ;

– l’étude des processus psychiques et de leur négatif – ce que je propose d’appeler leur entropie ;

– l’étude de la combinatoire des processus psychiques.

Développements conceptuels bioniens de la métapsychologie freudienne

Ma formation de base de chercheur en psychologie clinique m’ayant amenée à effectuer une série de travaux sur le développement de la pensée, j’ai continué à m’intéresser tout particulièrement aux découvertes freudiennes concernant le fonctionnement psychique, une fois que je suis devenue psychanalyste. C’est pourquoi j’ai accueilli la théorisation de Bion sur les processus de pensée à la fois avec le plus grand intérêt et la plus grande circonspection. Si, aujourd’hui, je puis affirmer que la théorie de la pensée de Bion rencontre mon adhésion, c’est parce qu’elle s’articule avec trois points essentiels de la métapsychologie freudienne : la théorie des pulsions, la psychologie des masses et les processus de deuil.

a) Le concept de pulsion

« La théorie des pulsions est, pour ainsi dire, notre mythologie.Les pulsions sont des entités mythiques, magnifiques dans leur indéfinition. Nous ne pouvons les écarter un seul instant, dans notre travail, et pourtant nous ne sommes jamais certains de les voir clairement » (Freud, Angoisse et vie instinctuelle, in Nouvelles Conférences, 1933).

A / Organisation générationnelle des pulsions. – Sensible à l’objection des auteurs français quant au défaut de conceptualisation du système kleinien dans ce domaine capital de la métapsychologie, j’ai abordé à plusieurs reprises, depuis 1985, ce concept-limite de pulsion (F. Begoin-Guignard, Ballade au préconscient, Rev. fr. psych.,5/1985 ; F. Begoin-Guignard, Symbolisation et géographie des identifications, Rev. fr. psych., 6/1989 ; Séminaire de perfectionnement – publication à usage interne, Paris, 1993). J’ai eu ainsi l’occasion d’apprécier l’homologie implicite des apports bioniens avec la théorie freudienne des pulsions, et ceci m’a conduite à élaborer quelques hypothèses intégratives dans ce domaine complexe.

C’est ainsi que j’en suis venue à considérer que l’ensemble de la théorie de Freud à propos de ce concept-limite, avec tous ses ajouts et toutes ses contradictions – notamment « Pulsions et destins de pulsions » et « Le problème économique du masochisme » – contient implicitement une organisation générationnelle des pulsions :

  1.  La première génération étant constituée par l’association de la pulsion de vie avec la pulsion de mort (concept qui est d’ailleurs toujours demeuré hypothétique pour Freud lui-même, comme en témoigne encore l’un de ses derniers écrits : l’article de 1938 sur le concept de « pulsion » dans l’Encyclopédie britannique), génération qui donne naissance au principe de plaisir-déplaisir.
  2. La deuxième génération étant constituée par l’association du principe de plaisir-déplaisir avec la « réalité extérieure », génération qui donne naissance au principe de réalité.
  3. Or, le principe de réalité ne pouvant se concevoir en dehors de l’existence d’un moi, c’est donc au niveau de cette troisième génération que l’on peut appliquer ce qu’écrit Freud (par ex. dans « Le Moi et le Ça », ainsi que dans « Angoisse et vie instinctuelle ») : « Nous en sommes venus à comprendre que le moi est toujours le principal réservoir de la libido », alors qu’il peut écrire bien souvent, par ailleurs – notamment dans les mêmes textes – que « […] l’investissement des objets prend sa source dans les exigences du Ça ».

Ce pourrait être à ce niveau que s’organisent les interactions conflictuelles entre les pulsions sexuelles et les pulsions du moi.C’est également le niveau générationnel auquel il faut, à mon sens, placer les pulsions L, H et K décrites par Bion. Je propose donc de considérer le trépied pulsionnel bionien L, H et K comme étant le représentant de la troisième génération des pulsions.

B/ Réalité et capacité de penser. – Par ailleurs, la « réalité extérieure » que Freud unit au principe de plaisir-déplaisir pour produire le principe de réalité,ne peut être utilisable par le psychisme du sujet qu’à la condition qu’il s’agisse d’un élément psychique.C’est pourquoi je pense que c’est en ce lieu précis que prend tout naturellement sa place le concept bionien de « capacité de penser » ou « fonction alpha », dont le prototype est constitué par la trop fameuse « capacité de rêverie de la mère » qui a fait couler tant d’encre et se battre tant de montagnes, alors que ce concept n’est autre que la métaphore de ce que Freud a écrit sur les pensées du rêve, et que notre fonctionnement d’analyste l’utilise quotidiennement – comme Monsieur Jourdain, qui faisait de la prose sans le savoir. Je crois comprendre, cependant, d’où vient cette « brouille » des psychanalystes français avec la « capacite de rêverie » : celle-ci, en effet, est désignée par Bion comme procédant de l’identification projective normale, concept aussi difficile à concevoir qu’il est spontanément utilisé dans le fonctionnement analytique  encore un coup de Monsieur Jourdain ! J’y reviendrai plus loin, mais sans m’y attarder : je n’ai déjà que trop écrit sur ce sujet.

Reprenant le point de vue de Freud sur la qualité mythologique de la théorie des pulsions, André Green (RFP,5/1987, sur « La capacité de rêverie de la mère » : A. Green, « La capacité de rêverie et le mythe étiologique ») considère que tout psychanalyste a son mythe étiologique, tissé à partir de sa pratique, de sa réflexion et de ses échanges avec ses collègues. II s’agirait donc pour lui d’un mythe éminemment personnel, même s’il s’appuie sur des sources communes, et sur Freud en tout premier lieu, comme Green le reconnaît pour lui-même, et pour Bion, dont le mythe personnel comporte en outre un étayage important du côté de M. Klein.

Selon Green, Bion aurait construit son mythe étiologique à partir de sa pratique avec des patients psychotiques adultes et c’est à partir de sa reconstruction du passé dans la cure de ces patients qu’il aurait inféré le manque de « capacité de rêverie de la mère » et fait de cet apport de l’Autre un élément indispensable à la naissance de la pensée. La « mère rêvante », si je puis dire, serait donc pour Green un postulat étiologique propre à Bion, non une réalité phénoménologique,présente ou absente dans le passé de l’analysant, et surtout pas une réalité étiologique. En tant que mythe, on peut y souscrire, mais elle prendra pour chaque analyste l’importance que celui-ci voudra bien lui donner à titre d’hypothèse étiologique.

Tout en partageant le point de vue de Freud et celui de Green quant à l’aspect incontournable de nos mythes étiologiques personnels, je doute cependant que ceux-ci aient une origine aussi tardive et consciente. D’autre part, s’il me fallait désigner le mythe étiologique de Bion, je le placerais non loin de celui que Green a désigné, mais d’une façon plus spécifique dans l’investissement de la pensée verbale par l’entourage de l’enfant,investissement dont la métaphore est le récit du rêve.Ceci implique ce que je rappelle toujours au sujet de la « capacite de rêverie de la mère », à savoir, que cette mère-ci, comme l’analyste, possède en principe une organisation œdipienne, des relations d’objet et des identifications comprenant l’homme-père et l’homme-amant, tant au niveau de sa propre génération qu’au niveau de celle de l’enfant.

Mais il y a plus : selon moi, le mythe étiologique ne tient qu’un rôle fort restreint dans le mode de pensée bionien, et l’on ne saurait définir celui-ci en recherchant celui-là. Différant fondamentalement en cela du fonctionnement winnicottien, ou le souci de l’étiologie se manifeste – par exemple, dans les notions de holding et de « mère suffisamment bonne »  le corpus théorique de Bion intéresse avant tout le champ de l’épistémologie.J’en resterai donc là de cette discussion sur le sexe des anges qu’est devenue en France la discussion sur la capacite-de-rêverie-de-la-mère, et vous proposerai d’écouter ce qu’en dit le poète : « Walter Oberseit. Un pauvre homme que l’on a élevé enfermé dans une cave durant ses douze premières années. Lorsqu’on l’a délivré, il n’avait jamais vu le jour ni entendu une voix, il ne connaissait que les ténèbres. Il est reste prostré pendant des mois : on a dit qu’il était imbécile. Puis, lorsqu’on l’a amené à la parole, il s’est mis à inventer des histoires, des récits où il se mettait en scène, comme pour rattraper toute cette vie perdue : on a dit alors qu’il était mythomane. Personne n’avait rêvé sa vie pour lui.Personne ne se pencha sur son berceau en lui prêtant le succès, le brillant ou les plus belles amours. Les fous sont toujours des enfants que personne n’a rêvés » (Le Visiteur, Éric-Emmanuel Schmitt, 1993).

C/ Un trépied pulsionnel : L, H et K. – D’un point de vue méthodologique, l’établissement d’un système à trois composantes (L, H et K) constitue une base beaucoup plus équilibrée que ne peut le proposer n’importe quel système binaire,qui finit toujours par enfermer notre réflexion dans une alternative stérilisante. D’ailleurs, la citation de « Pulsions et destins de pulsions » que je vous ai proposée au début de cet expose ne constitue-t-elle pas une réflexion sur le désir de connaître, sur la pensée intuitive et la formation des hypothèses comme « contenant », sur leur « remplissage » par un « contenu » qui, en retour, les modifie – bref, une relation contenant-contenu organisant une pulsion à connaître dont la notation peut être rendue aisément par une lettre (K) ? Quant à l’amour (L) et à la haine (H), vous vous souviendrez sans doute que toute la dernière partie du même article de Freud développe les caractéristiques de leur apparition et de toutes leurs combinaisons possibles.

D/ Valences pulsionnelles négatives. – Pour ce qui est de la notation négative de ces pulsions (-L, -H et -K) par Bion, elle me semble devoir être particulièrement accessible aux psychanalystes de langue française qui se sont familiarisés avec les expressions du « négatif », explorées sous un angle à la fois original et imprégné par la pensée bionienne, dans les remarquables écrits d’André Green sur le « travail du négatif » (Green, Le travail du négatif, Éd. de Minuit, 1993). Je ne m’y attarderai donc pas aujourd’hui.

E/ Théorie de la pensée et théorie des pulsions. – La théorie psychanalytique bionienne de la pensée s’articule avec le système pulsionnel freudien grâce aux développements de Bion au sujet de la pulsion K.

Ce concept de pulsion (K), que je proposerai de situer au point d’ancrage de la pulsion d’emprise sur la curiosité sexuelle,me paraît avoir l’énorme avantage de pouvoir ainsi dépasser le malaise créé par la conceptualisation purement prégénitale des origines de la sublimation.Freud lui-même avait exprimé son embarras à ce propos. En réintégrant à un niveau pulsionnel le désir de connaître, Bion ne l’enferme plus dans un palier structural limite. Au contraire, il ouvre toutes les combinaisons possibles, dans le positif comme dans le négatif, avec les pulsions d’amour et de haine (L et  H).

Carlos Amaral Dias nous en rappelle plusieurs configurations : K comme résultante de (+ L) + (+ H) ; K comme expectative (+ contenant/contenu); K comme appartenant au « champ analytique » et non au couple analytique ; K comme « état de découverte » ; K impossible dans l’évitement de la douleur ; K impossible en -L (= mensonge) ; -K comme intolérance à  l’expectative (-contenant/contenu).

b) Psychologie des masses et analyse du moi

A/ Théorie de la pensée, psychologie des masses et analyse du moi. – Le deuxième apport de la théorie de la pensée de Bion au corpus métapsychologique freudien se situe à l’articulation entre le fonctionnement psychique individuel et le fonctionnement des masses (Massenpsychologie), c’est-à-dire entre le fonctionnement organisé dans une topique, une dynamique et une économie·propre à ce qu’il y a d’individuel dans le sujet, et le fonctionnement dudit sujet lorsqu’il est régi par la mentalité de masse telle qu’elle a été décrite par Freud. Le premier de ces fonctionnements est créateur de processus,tandis que le second met en mouvement des mécanismes.

La « mentalité de masse » est, pour Bion, inhérente au fonctionnement psychique de tout individu.Expression du fait que l’être humain est un animal vivant en « horde », cette mentalité s’exprime sur une base-de-présupposés liés à la volonté du groupement humain à demeurer cohérent à tout prix. L’individu participe de façon inconsciente à cette volonté  totalement distincte du désir,qui ne saurait avoir de statut métapsychologique autre qu’individuel – volonté donc, qui le fait se sentir mal à son aise toutes les fois qu’il pense, désire ou agit en désaccord avec ces postulats de base-du-groupe.

Mécanisme élémentaire d’intercommunication – et non processus inhérent à l’organisation œdipienne du moi –, la mentalité de masse constitue tout à la fois le biais par lequel un individu peut exprimer ses idées personnelles dans l’anonymat, et l’obstacle auquel se heurte ce même individu lorsqu’il voudrait atteindre, au moyen du groupe, le but inclus dans ses idées. C’est dire que la mentalité de masse, présente à l’intérieur du psychisme de chaque être humain, menace constamment la satisfaction que pourrait apporter un groupe aux besoins des individus qui le composent.

Ce qui caractérise la mentalité de masse, c’est le niveau extrêmement élémentaire des émotions qui y ont droit de cité, tels la panique et la rage dans la mentalité « attaque-fuite », le désarroi et la rivalité aveugle,dans la mentalité de « couplage », l’omnipotence et la culpabilité de base,dans la mentalité de « dépendance ». Ces affects existent sous une forme rudimentaire, ils sont interchangeables, rémanents et indéracinables.Ils s’imposent sur un mode de persécution,voire de paranoïa à l’égard de l’individu « étranger » dans la mentalité « attaque-fuite », sur le mode du despotisme absolu exercé sur les relations sexuelles et affectives individuelles, dans la mentalité de « couplage », et sur un mode d’adoration immature d’un leader externe, dont on attend toute sécurité et toute satisfaction, dans la mentalité de « dépendance ».

Il existe cependant une manière d’intégrer les besoins grégaires de l’animal humain de façon moins invalidante pour l’individu, qui éprouve légitimement le besoin d’échanger avec ses semblables au niveau d’un minimum de « sens commun » (Bion) : il s’agit de la mentalité « groupe de travail », dont le but est en accord avec l’exigence du principe de réalité et qui poussera l’individu à rechercher soit un leader sans aucun charisme, soit un leader qui possède une personnalité suffisamment forte et ancrée dans la réalité pour maintenir le but que se sont fixés les individus désirant fonctionner en groupe. Le choix de l’expression verbale sera prédominant, celle-ci sera riche en symbolisations de tous niveaux et fécondera la poursuite du but du groupe tout autant que le développement des individus qui le composent.

En parvenant à une telle élaboration conceptuelle à partir des travaux de Freud sur les questions de société, ainsi qu’à partir de sa propre expérience clinique des groupes, Bion a installé une nouvelle épistémologie de ce que l’on pourrait appeler « le roc du sociologique », butée bien souvent indépassable chez l’individu trop terrifié d’avoir à assumer totalement les « changements catastrophiques » inhérents à son développement de sujet au travers du processus analytique. Par exemple, les notions de « Surmoi archaïque » et de « meurtre du père de la horde primitive » y sont prises en considération sans hypothèse étiologique (phylogénétique), mais de façon clairement distincte de l’organisation œdipienne, fût-elle précocissime. C’est la raison pour laquelle j’ai repris, dans mon exposé de cette partie capitale de l’œuvre bionienne, le vocable freudien de « masse », dont la richesse polysémique exprime bien l’aspect incontournable.

c) Deuil et mélancolie

Le troisième apport de la théorie bionienne de la pensée à la métapsychologie freudienne se situe, selon moi, au niveau des découvertes freudiennes intéressant le deuil et la mélancolie. Je veux parler de la notion bionienne d’équilibre dynamique oscillant entre l’état d’esprit « schizo-paranoïde » et l’état d’esprit « dépressif » (SP – D).Cet apport a pour résultat une conceptualisation authentiquement psychanalytique de la Weltanschauung présente dans chaque être humain et organisée par la structure qui lui est propre.

Ce concept d’oscillation prend son double fondement dans les découvertes de Freud sur la pathologie du deuil d’une part, et dans les apports de Melanie Klein sur les premières organisations de la relation d’objet, d’autre part. Le mérite de Bion a été d’en saisir la perspective dans le fonctionnement psychique normal.

Pour Bion, la pensée se construit dans la frustration due à l’absence de l’objet à condition que cette absence constitue une frustration tolérable.C’est cette absence tolérée qui renverra alors le sujet à l’expérience bénéfique de l’objet présent, source de sensations engendrant des émotions, dont la trace mnésique constituera, en l’absence dudit objet, des éléments de pensée. Mais ces éléments de pensée sont en quête d’un « penseur » externe : c’est la fonction accomplie par l’identification projective normale,dont nous avons vu plus haut que le prototype est dénommé par Bion « capacité de rêverie de la mère », et qui constitue la qualité princeps du psychanalyste en séance.

d) La question des identifications

Plusieurs options s’offraient à moi pour aborder, à la fin de cet exposé, la question des identifications, sur laquelle j’ai déjà tant travaillé et publié, notamment dans le souci d’intégrer la notion d’identification projective normale au corpus théorique du psychanalyste de langue française (cf. par ex. Limites et lieux de la psychose et de l’interprétation. Essai sur l’identification projective, in Topique,35-36, 173-184, 1985). J’ai choisi de le faire en évoquant extrêmement brièvement les développements apportés par Bion dans trois domaines de la métapsychologie freudienne essentiellement concernés par la problématique identificatoire :

a) les identifications narcissiques primaires 

b) les identifications dans le deuil d’objet ;

c) les modifications identificatoires dans la cure analytique.

a) Les identifications narcissiques primaires trouvent leur déploiement épistémologique dans les concepts bioniens suivants :

1/ L’identification projective normale à la capacité de rêverie de la mère comme support de la fonction alpha/contenante ;

2/ La relation contenant-contenu, avec les préconceptions (pensée vide/Kant) comme contenants (alimentation, respiration, excrétion) et les impressions sensorielles comme contenus ;

3/ La naissance des éléments alpha comme interface entre le narcissisme et la relation d’objet ;

4/ Le clivage normal du moi et des objets.

b) La question des identifications dans le deuil d’objet est explorée au moyen des concepts bioniens suivants :

1/ L’oscillation dynamique entre les Weltanschauungen SP et D, que je proposerai de considérer comme l’oscillation entre l’investissement narcissique et l’investissement à un niveau de relation d’objet total ;

2/ La relation contenant-contenu, que je situerai au niveau de ce que j’ai appelé le « féminin primaire », avec l’identification féminine primaire comme contenant et l’investissement de l’objet à valence phallique comme contenu ;

3/ L’équilibre en plus ou moins grande expansion de ce que j’ai appelé la « double hélice des identifications » – projectives et introjectives –, équilibre dont on peut penser que dépendra la plus ou moins grande prolifération des éléments alpha comme interface entre la réintrojection narcissique des qualités de l’objet perdu et le maintien de l’investissement de celui-ci en tant qu’objet interne  ;

4/ Le « reste » inélaborable de l’investissement de l’objet perdu, qui viendra se fondre dans les objets anonymes investis par l’identité de masse.

c) Les modifications identificatoires dans la cure analytique sont abordées par Bion sous l’angle de la relation d’inconnu (cf. G. Rosolato, La relation d’inconnu, Gallimard, 1985) qui caractérise la situation transféro-contre-transférentielle. C’est là le point extrême de la position métapsychologique bionienne, remarquablement explicitée dans le Rapport de Carlos Amaral Dias, avec les concepts de « représentations d’attente », de « transformation » et de « changement catastrophique ». On y retrouve l’identification projective normale du côté des compétences de l’analyste, mais aussi la modification qualitative des identifications projectives de l’analysant,comme j’ai pu en parler à propos des cures d’enfants en période de latence (F. Begoin-Guignard, Le rôle des identifications maternelles et féminines dans le devenir du masculin chez le garçon, in Adolescence, 1988, 6, 49-74).

Bien entendu, tout ce qui vient d’être décrit à propos des identifications liées au deuil d’objet concernent également les modifications identificatoires dans la cure analytique. Enfin, la résistance au changement catastrophique que constitue une authentique modification structurale due à un véritable processus analytique, peut s’exprimer sous l’angle des identifications par le maintien d’une prévalence des identifications projectives aux objets internes primordiaux, qui entravent les processus de deuil et d’identification introjective, interdisant par là même toute croissance psychique au sujet.

Si je devais, pour terminer, tenter de résumer l’originalité de l’œuvre de Bion, je dirais que cette originalité réside dans les faits suivants :

a) Elle contient et potentialise la totalité des grands paramètres freudiens de la psychanalyse, tels :

– le refoulement et le clivage du moi ;

– l’omniprésence des pulsions ;

– l’organisation en strates du fonctionnement psychique (ics, pcs, es) ;

– la conflictualité inhérente au fonctionnement œdipien du moi avec ses objets internes, pris qu’il est entre le Ça et la « réalité » (moi, ça, surmoi) ;

– le moi aux prises avec la psychologie des masses ; la problématique des identifications.

b) Elle y intègre les intuitions conceptuelles contenues dans la prodigieuse fresque clinique brossée par Melanie Klein à partir de la psychanalyse des enfants, telles :

– l’organisation œdipienne précoce ;

– le clivage du moi et de l’objet ;

– l’identification projective pathologique ;

– l’organisation paranoïde et dépressive des premières relations du moi avec ses objets internes.

c) Comme l’œuvre de Freud, celle de Bion parvient à extraire d’une pratique analytique quotidienne avec des cas pathologiques, des concepts intéressant le cours normal du développement psychique, tels :

– l’intrication pulsionnelle (L, H et K) ;

– l’importance du rôle du Préconscient (contenant-reticulum d’éléments alpha) ;

– le clivage normal ;

– l’importance de la mentalité de masse comme « bascule » hors du fonctionnement œdipien individuel ;

– l’identification projective normale, comme prototype du fonctionnement de la pensée intuitive issue des pensées du rêve ;

– l’oscillation normale entre narcissisme et relation d’objet (SP <=> D) ;

–  l’infini de l’espace psychique et la finitude de l’espace analytique.

Conclusion : nos filiations et notre commensalisme

Sigmund Freud (1856-1939) n’a accepté aucun fils,tout en se lamentant de n’en point avoir. Pis, il les a attaqués, tant directement qu’en les divisant pour régner, médisant des uns auprès des autres et réciproquement, sur un mode homosexuel et parfois même paranoïaque qui ne peut manquer d’évoquer une problématique refoulée – peut-être la naissance, puis la mort du petit frère Julius ?

Seule une fille,la sienne, a trouvé grâce à ses yeux, mais au prix du renoncement, pour elle comme pour Antigone, à toute vie de femme et de mère, c’est-à-dire au prix d’y sacrifier la résolution de son Œdipe et la création d’une nouvelle génération, puisque ces deux facteurs sont inexorablement tributaires de l’acceptation de la déception œdipienne et de la reconnaissance de la différence des sexes et des générations.

C’est donc par Anna que Freud a fait passer son interdit de filiation,ce qui est bien dans la logique de l’intrication de l’homosexualité masculine avec l’homosexualité féminine. Pour nous qui appartenons, en temps réel, aux générations troisième, quatrième et cinquième (1856, 1880, 1905, 1930, 1955), la véritable question qui se pose est de savoir à quel niveau générationnel nous situons notre fantasme de filiation par rapport à Freud. Ce fantasme de filiation intéresse, bien entendu, la nature et la qualité de nos identifications.En effet, s’il peut sembler narcissisant d’être en identification projective massive avec un père prestigieux, le gain narcissique va en s’amenuisant lorsqu’il s’agit d’un grand-père, d’un arrière-grand-père, voire d’un trisaïeul.

Quoi qu’il en soit, la pérennisation de ce mode d’identification narcissique avec un objet disparu n’a jamais apporté que du mimétisme – dont nous avons pu voir les aspects ridiculement puérils dans d’autres lieux –et en tout cas aucune créativité. Car la créativité dépend bien de la résolution de notre Complexe d’Œdipe, c’est-à-dire de l’acceptation d’être de notre génération et de notre sexe, renonçant par là même à devenir les parents de nos parents en nous identifiant à leur Surmoi. Pour nous, comme pour Anna Freud, cela dépendra essentiellement de la nature et de la qualité de nos relations avec nos objets internes parentaux ; mais à la différence d’Anna, nous ne sommes pas les enfants de Freud – ni fils, ni fille – malgré le beau titre de l’ouvrage de Catherine Clément, Les fils de Freud sont fatigués.De sorte que nos identifications dépendront de notre névrose personnelle, telle qu’elle a été réélaborée au travers de notre analyse personnelle, avec un ou une analyste, dont nous avons eu la chance qu’il ou elle ne fût pas, en même temps, notre père ou notre mère.

Cependant, notre situation générationnelle réelle, au sein d’une société d’analystes, réactive les processus d’identification projective à des objets internes aux exigences impérieuses et interdictrices de tout développement, sous peine de perte d’amour. La partie non élaborée de nos deuils infantiles va se trouver comme aimantée en chacun de nous par la mentalité de masse, et nous nous retrouverons bien vite régis par ses présupposés de base, quittant ainsi la voie difficile de la psychanalyse, avec ses représentations d’attente, ses incertitudes et ses découvertes d’une vérité toujours remise en jeu et d’une réalité bien souvent douloureuse. Bion nous montre le plaisir qui demeure fondamentalement enraciné dans le désir de connaître, lorsque celui-ci s’astreint à suivre la voie tracée par le génie de Freud. Je vous propose donc de reconnaître sa filiation à Freud.

Cela nous donnera peut-être un peu davantage le droit de nous réclamer de la nôtre, et de nous retrouver tous ensemble à partager le gâteau sacré de la psychanalyse en toute commensalité.

Florence Guignard.

Visuel : Hubert Robert, Le pont Salario, National Gallery of Art.