La Revue Française de Psychanalyse

Une identité recomposée

Une identité recomposée

Christian Seulin

L’évidence du mot « identité » dans son sens commun occulte la difficulté majeure représentée par une tentative de définition métapsychologique de ce terme. L’identité se révèle assez descriptive, exprimant une permanence dans le temps et l’espace ou une répétition exactement conforme. Si cliniquement se laissent saisir par exemple le sentiment de « diffusion d’identité » (Kernberg, 1975) ou la notion de « spectre d’identité » (De M’Uzan, 1974), il est plus difficile de substituer l’identité au moi ou au sujet dans la métapsychologie. Peut-être ces obstacles sont-ils à relier aux profondes incertitudes qui pèsent déjà sur la nature du moi. A commencer par la place de l’objet au travers des identifications au sein même du moi et à sa complexité. On pourrait en effet décliner les fondements identificatoires du moi à partir des objets assimilés, la labilité relative des identifications hystériques, la fixité des identifications narcissiques. Le moi se bâtit sur les apports au mieux processuels de l’objet grâce au travail d’introjection pulsionnelle, quand ce n’est pas sur des incorporas, des pans entiers d’identification aliénante qui conduisent parfois à voir un moi là où il est difficile de déceler un sujet de la pulsion et une identité propre. Ces difficultés ont conduit à mettre l’accent, à la suite de Cahn (1991), sur les processus d’appropriation subjective.

Dans mon travail sur la sexualité infantile, j’avais souhaité mettre en lumière ce qui correspond pour moi au noyau de la vie psychique singulière, prémisse du moi : les modalités de représentation de la satisfaction hallucinatoire du désir où objet et sujet sont réunis dans le « complexe action-objet » avec la pensée qu’il n’y a pas de sujet sans objet et pas d’objet sans appropriation subjective  (Seulin, 2015). Les liens les plus étroits entre le moi et l’identité sont peut-être corporels au double niveau du soma et du corps libidinal. L’identité biologique et sociale reposent, au-delà du nom et de la filiation, sur l’apparence, les caractéristiques physiques, les empreintes biologiques diverses jusqu’au génome. Quant à l’assise du moi, elle est d’abord corporelle. Comme Freud l’écrit  « Le moi est avant tout un moi corporel, il n’est pas seulement un être de surface, mais lui-même la projection d’une surface » (1923, p.270).

Dans cette perspective de prise en compte des liens entre le moi et l’identité, je présenterai ici des réflexions issues d’un travail de recherche clinique que je mène depuis 10 ans auprès des allogreffés[1] de mains et de face. Ce sont des sujets qui ont bénéficié d’organes prélevés sur des donneurs décédés. Je montrerai comment certains aspects de l’identité peuvent se recréer lors des processus d’allogreffes de mains dans un recoupement du moi corporel et de l’identité physique. En ce qui concerne la greffe de face, la place essentielle sera dévolue à une restauration de l’identité sociale, alors même que le moi peine à se reconnaître. La nature de cette activité et son contexte ne sont pas sans incidence sur l’identité de l’analyste qui intervient dans des conditions éloignées de ses repères habituels. Mais c’est aussi mobiliser une dimension identitaire dans l’écriture qui, quand elle porte sur de tels domaines, n’est pas comparable au travail d’écriture analytique habituel qu’il soit clinique ou théorique. La question de l’identité mobilisée par les allogreffes n’est pas sans effet sur la position identitaire de l’analyste et sa restitution écrite.

Les allogreffes de main et de face

L’équipe lyonnaise de transplantation a réalisé en 1998 la première greffe mondiale de main à partir d’un donneur sous l’impulsion de J.-M. Dubernard (Dubernard et coll., 1999) qui a souhaité dès le début associer à cette entreprise un psychiatre psychanalyste. Ce champ s’est depuis développé dans le monde. Il s’agit de greffes de tissus composites[2] qui de la main, ont conduit aux greffes de face (la première mondiale étant aussi lyonnaise avec l’équipe de chirurgie maxillo-faciale d’Amiens) et plus récemment aux greffes d’utérus (en Suède) et de pénis (en Afrique du Sud et aux Etats Unis).

A Lyon, l’équipe a décidé de réserver la greffe de mains aux amputés bilatéraux qui sont dans une situation de handicap majeur. Le travail est interdisciplinaire réunissant au premier chef l’immunologie, la chirurgie de transplantation, la chirurgie de la main et la psychiatrie psychanalyse. L’enjeu est lourd de conséquences, car il s’agit de proposer à des sujets handicapés, mais non malades la plupart du temps, un traitement encore expérimental par allogreffe, source potentielle de complications graves (liées à la chirurgie mais aussi surtout à l’immunosuppression[3]) et exigeant en termes de temps d’hospitalisation, de rééducation lourde et de suivi régulier impératif. Les risques sont en quelque sorte de transformer une situation de handicap en situation de maladie.

La place du psychanalyste

J’interviens aux temps de l’indication puis des bilans successifs post-greffe. Il est convenu que mon rôle est celui d’un évaluateur de l’histoire et du fonctionnement psychique des demandeurs d’une greffe et des greffés, ainsi bien sûr que de leurs éventuels troubles psychiques. Ces sujets sont souvent surpris d’avoir à rencontrer un psychanalyste alors qu’ils viennent pour obtenir une greffe. Ils ont parfois une certaine difficulté à se représenter les raisons d’une telle rencontre. Celle-ci s’avère du reste assez éloignée dans sa forme et son déroulement de l’entretien d’une première rencontre au cabinet de l’analyste. Il s’agit plutôt d’une conversation psychanalytique pour reprendre l’expression proposée par R. Roussillon (2005). Conversation qui me permet en même temps une investigation de l’histoire personnelle et relationnelle depuis l’enfance, des motifs de la demande et de l’attente par rapport à la greffe. Je cherche à me représenter l’économie et la dynamique pulsionnelle de ces sujets et quand un traumatisme est en jeu, ses circonstances et son impact. Cette évaluation première sera confrontée aux évaluations immunologique et chirurgicale permettant de prendre une décision quant à l’opportunité de proposer au demandeur la greffe. Dans certains cas une seconde évaluation sera nécessaire au terme de laquelle nous prononcerons une acceptation ou un refus. L’aspect psychologique tient une place centrale dans la décision et il est arrivé plusieurs fois que des patients aient été refusés en raison de troubles psychiques et de la personnalité. Si le patient est accepté pour la greffe, j’aurai d’autres rencontres avec lui, au décours de la greffe et à chaque temps de bilan (tous les 3 mois la première année, puis tous les 6 mois, enfin annuellement). Je ne prends pas en charge les patients.

Les mains, l’action, la sensation et l’emprise

Dans l’équipe lyonnaise, l’indication chirurgicale de greffe de mains est celle de la perte des deux mains à la suite d’un traumatisme chez un adulte, source d’un handicap majeur dans la vie quotidienne. Les traumatismes rencontrés chez nos patients sont le feu, l’électrocution, l’écrasement, l’arrachement par explosion, enfin l’amputation après nécrose secondaire à une septicémie (dans ce dernier cas, le patient a dû être amputé des jambes également). Autant dire que nous rencontrons des demandeurs qui ont subi un traumatisme majeur, prenant le sens d’une castration d’autant plus marqué que le traumatisme découlait d’une situation de prise de risque, comportait une dimension transgressive, ce qui a été repérable chez plusieurs de nos greffés. Le handicap créé par la perte des deux mains est lourd. La plupart des sujets doivent être aidés pour accomplir les gestes de la vie quotidienne, ce qui narcissiquement mobilise de forts sentiments d’impuissance et de honte. La situation psychologique des greffés des mains est très différente de celle des greffés d’organes internes (Burloux et Bachman, 2004).

Les résultats fonctionnels des greffes de mains sont excellents, certes en rapport avec le niveau d’amputation, meilleurs dans tous les cas que ceux d’une réimplantation[4] et que toutes les possibilités actuelles de prothèses. Ces résultats se font au prix d’un traitement immunosuppresseur lourd non exempt de complications parfois graves. Le risque de rejet chronique aboutissant à la perte des mains après un certain nombre d’années est également présent, sans que l’on puisse le prédire. Le plus ancien greffé bilatéral actuel a des mains parfaitement fonctionnelles après plus de 18 ans de greffe.

Le processus de la greffe détermine une dynamique d’investissements majeurs tant du côté du patient vis-à-vis de l’équipe de soins que de cette même équipe vis-à-vis du patient. Les longs temps d’hospitalisation et de dépendance quasi totale sont source de mouvements régressifs qui amènent certains patients à comparer l’ensemble du processus à une « renaissance » à l’issue de laquelle ils retrouvent une autonomie et des capacités d’agir jusqu’à un nouveau sentiment d’existence. La place des rééducateurs (kinésithérapeutes, ergothérapeutes), dans le processus de retrouvailles d’une identité corporelle, est majeure. Jusqu’à présent, nos patients ont été greffés à distance de leur traumatisme, en moyenne à plus de 3 ans. Aucun d’entre eux n’était aux prises avec un état de névrose traumatique. Au décours de la greffe, il est remarquable d’observer le retour du vécu du traumatisme de perte des mains, comme si l’intervention chirurgicale et les sensations de mains greffées d’abord comme mortes réveillaient les traces mnésiques du trauma. Dans le cas d’amputation chirurgicale consécutive à des nécroses, il s’agit plus d’un vécu d’étrangeté après la greffe car il n’y a pas eu de souvenir conscient de la perte accidentelle des mains. Il faut se représenter que dans les tout premiers temps après la greffe, les mains sont inertes et impotentes, alors même que le patient attend un changement qui va prendre du temps et nécessitera un travail de rééducation intense difficile à se représenter pour lui. C’est une longue période d’impotence, de passivité imposée dont la temporalité, du fait de sa dimension subjective, variera d’un patient à l’autre. Elle sera d’autant plus difficile à vivre pour les patients dont l’existence s’est organisée autour de l’agir et de l’action motrice. Mais c’est aussi l’occasion de retrouver un vécu d’omnipotence infantile dans un environnement soignant présent inconditionnellement, ce qui active parfois des conduites tyranniques chez certains patients.

Cette période difficile, souvent émaillée de sentiments dépressifs sera progressivement surmontée dès lors qu’une récupération d’abord motrice puis sensitive va survenir. L’acquisition de la fonctionnalité des mains va demander environ 1 an et les progrès vont se poursuivre pendant plusieurs années.

Au tout début, il est fréquent que le greffé parle « des mains » et au fil de leur récupération fonctionnelle, il va passer  d’un discours sur « les mains » à l’évocation de « mes mains ». C’est un travail d’appropriation subjective des membres greffés auquel nous assistons (Seulin, 2016). Ce constat n’est pas sans faire écho à la note associée à l’idée d’un moi avant tout corporel dans Le moi et le ça  qui précise que « le moi est finalement dérivé des sensations corporelles, principalement de celles qui ont leur source à la surface du corps. » (1923, p. 270). Il est important de préciser que ce travail combine aussi des effets de mémoire et de déni. A mesure que le patient pourra bouger ses mains, en assurer la commande volontaire, puis pourra les ressentir et en éprouver des sensations au contact des objets, celles-ci deviendront l’instrument de son moi, à travers l’emprise, les sensations, le contrôle et l’action. Ces organes étrangers vont se trouver appropriés, subjectivés car effecteurs des sensations et de la volonté du moi. Les mains greffées vont devenir le support d’une mise en jeu de la mémoire procédurale mais aussi épisodique. L’investissement des membres obéissant au contrôle moteur apparaît très tôt, comme ont pu le démontrer Morgan et Rochas (1997). Chez le nourrisson, ils ont pu mettre en évidence un intérêt supérieur pour les mouvements des membres dont ils ont la commande par rapport à la simple observation de mouvements. Le formant d’emprise (Denis, 1997) ouvre la voie au retour d’expériences de satisfactions tant sensitives que motrices au travers des réalisations d’actions.

Parallèlement se met en place un déni de l’origine étrangère des mains. Il s’agit d’un déni fonctionnel. Ce déni est cependant extrêmement puissant. Les équipes au tout début de ce traitement expérimental prenaient grand soin du rapport du receveur au donneur, ce qui tient une place importante dans le cas des greffes d’organes internes dont le sujet n’a ni vision, ni représentation, ni contrôle. Ici, la situation est bien différente, il s’agit d’organes visibles qui jouent un rôle de premier plan dans la représentation du corps et de son intégrité. La perception visuelle des mains greffées se lie à la représentation passée du corps propre, et des mains d’avant l’accident. En effet, la perception s’alimente des traces passées, combinant l’information des sens et le déjà connu, déjà éprouvé et réalisé. Il est donc salutaire ici que ces greffés mettent de côté le donneur. C’est ce qu’ont vécu aussi les équipes de soins, assez rapidement au décours de la greffe. Je citerai ma propre expérience. La première fois que j’ai rencontré un greffé des mains, j’ai éprouvé une certaine appréhension à la pensée de serrer la main greffée, celle d’un donneur mort, cet éprouvé tenait de l’inquiétante étrangeté (Freud, 1919). Il s’agissait de la rencontre entre la perception d’une situation connue, familière (je serre la main d’un individu) et une connaissance qui en faisait quelque chose de nouveau, d’inconnu, d’inquiétant, d’étranger (cette main n’est pas la sienne, elle a été greffée, prise à un mort). Après quelques temps, cette appréhension et  la pensée même de l’origine de la main ont disparu, comme si, moi aussi, je serrai la main du sujet que je rencontrais, me fiant à ma perception de l’intégrité corporelle. Cette main faisait corps avec le patient, était dans mon éprouvé la sienne au même titre que lui-même se l’était appropriée. On peut supposer d’ailleurs une communauté du déni et un étayage réciproque inconscient à l’œuvre dans lequel, d’un côté le patient s’appropriant sa main renforce le déni chez le soignant et de l’autre, le déni du soignant renforce l’appropriation chez le patient.

Il y a donc une dynamique particulière que l’on peut relier au « trouvé-créé » de D.W. Winnicott (1971). Les patients créent les mains qu’ils trouvent par l’entremise des chirurgiens. Ces mains répondent à une attente, à l’expérience d’une illusion tout en se liant de façon souvent harmonieuse avec la mémoire des membres passés comme de leur fonction. Il faudrait alors pour être plus précis parler de « trouvé recréé ». Ce qui est le plus souvent latent et silencieux dans le travail analytique habituel devient ici central car la dynamique transféro-contre-transférentielle inconsciente se déploie essentiellement à travers le mouvement et le corps, et au moyen des mots qui qualifient actions et sensations. Dans l’interaction avec le patient greffé, le registre de l’identification primaire, immédiate, tient une place centrale. Un des aspects en est la participation active des patients à la surveillance pour ainsi dire « médicale » des greffons dont, sur le modèle des médecins et par identification, ils suivent la coloration, la température, la repousse nerveuse et les progrès sensitivomoteurs. Expérimentalement nous pouvons observer dans le cas des mains greffés le passage d’un soma inerte à un investissement libidinal dont l’origine est indécidable, entre regard, parole et toucher du soignant et investissement personnel du patient tissé à partir de l’histoire passée de ses propres membres.

La plupart des patients sont parvenus spontanément à cette situation de trouvé recréé, s’appropriant leurs nouvelles mains, devenues leurs mains, ce qui a transformé de façon radicalement positive leur vie quotidienne, relationnelle et sociale. Cependant, pour un patient, la situation fut moins claire probablement du fait d’une angoisse corporelle ancienne chez une personnalité très fragile, en mal d’identité. Dans son cas, des cauchemars dans les suites de la greffe sont apparus, dans lesquels un inconnu (le donneur ?) venait lui reprendre ses mains. L’année suivante il a développé un délire transitoire de jalousie sur un mode sensitif et dépressif  (Racamier, 1979) dont le sens était qu’un homme venait lui prendre sa femme. Cet état a duré plusieurs mois. Enfin pendant les années suivantes, il a passé son temps à scruter ses mains qu’il jugeait « trop vieilles ». Après coup chez ce sujet étranger, ne parlant pratiquement pas le français et refusant de l’apprendre, il m’a semblé que le traumatisme de l’amputation ne pouvait être surmonté et qu’il n’avait pu s’appuyer sur une synthèse du moi suffisante pour intégrer ses nouvelles mains. Il avait également du mal à se plier aux contraintes des traitements et du suivi et a fini par perdre ses mains après 11 ans. Ce qui dominait dans le cas de ce patient c’était l’extrême passivité. Il était en retrait, fuyant les investissements relationnels et sociaux, ne pouvant non plus trouver une place du fait de son incapacité ou de sa réticence à apprendre le français alors qu’il  résidait dans le pays depuis longtemps. Il est possible que cette passivité, reflet du manque d’élaboration psychique de la pulsion (Freud évoquait en 1937 une mystérieuse viscosité de la libido), et le maintien d’une dépendance majeure à son environnement proche aient été déterminants dans sa difficulté à s’approprier les mains greffées. Ce retrait entravait également la fonction d’étayage par les soignants, rendue également très difficile du fait de la barrière de la langue. Mais, après coup, la question se pose aussi chez ce patient d’une attente passive démesurée et déréelle de présence soignante à disposition sur une durée indéfinie. En quelque sorte une forme d’attente passive omnipotente.

Le lien entre l’action et l’appropriation  des mains me semble consubstantiel. On peut penser qu’un degré trop important de passivité dans la personnalité du patient peut entraver cette dynamique. Ainsi une appropriation de qualité ne peut exister que si l’investissement pulsionnel libidinal mobile est suffisant et qu’il peut trouver une issue satisfaisante, effectrice, au travers de l’accomplissement moteur et sensitif, en appui sur l’équipe soignante. A ce prix, un sentiment d’intégrité corporelle apparaîtra, le greffé bénéficiant  d’une identité subjective recomposée.

Visage et érotique

La situation des patients demandeurs d’une greffe de visage est différente de celle des greffés des mains dont nous venons de parler. La greffe de visage n’est pas réservée uniquement aux situations de perte traumatique du visage mais concerne aussi les sujets souffrants de graves malformations ou de tumeurs. Songeons à la maladie de Recklinghausen ou aux tumeurs vasculaires de la face. Deux cas peuvent ainsi se présenter : celui d’une perte du visage liée à un traumatisme (accident, explosion, traumatisme par arme à feu) ou bien celui d’une difformité plus ou moins ancienne ou aggravée. Ces deux cas sont distincts car dans le premier cas la perte est subite, radicale et le projet sera celui de redonner un visage au sujet, dans le second, le visage existe mais il est monstrueux et l’objectif sera de donner un visage humain à un sujet qui a souvent subi l’exclusion de par sa difformité. Dans le cas de tumeur vasculaire, des raisons médicales vitales peuvent aussi jouer un rôle déterminant dans la décision de greffe.

Le handicap est surtout relationnel et social dans la mesure où les actes de la vie quotidienne peuvent être accomplis à contrario des amputés bilatéraux des mains. L’impact sur les éprouvés des équipes de soins est majeur avec les patients défigurés, surtout quand il s’agit de traumatismes. L’effet de la rencontre avec des sujets ayant perdu leur visage est horriblement traumatique. Cette situation bien connue depuis les « gueules cassées » de la guerre 14-18 est encore plus effrayante aujourd’hui avec les progrès de la réanimation qui permettent de sauver des sujets qui peuvent avoir perdu l’essentiel de leur face  et qui autrefois seraient morts de leur traumatisme. La demande du patient est pressante, la perte semble narcissiquement insurmontable et détermine une détresse, un subit isolement social et relationnel, des réactions de peur et de rejet douloureuses. L’enjeu peut assez vite être considéré comme vital pour le patient, sentiment qu’il tend à faire partager aux membres de l’équipe de soins. La perte du visage est bien plus vécue comme une perte identitaire que celle des mains.

Chirurgicalement, les progrès techniques accomplis sont tels qu’après-coup il n’est pas aisé de voir que quelqu’un a subi une greffe de visage si on ne le connaît pas. Les traitements immunosuppresseurs permettent actuellement au sujet greffé de vivre avec un visage étranger. Le déni du visage étranger est surtout puissant chez les soignants, certes du fait des prouesses chirurgicales, mais surtout, me semble-t-il, du fait du rejet de l’horreur de la défiguration passée. Ce déni n’opère pas aussi bien chez les greffés qui ne retrouvent pas leur visage. La question  est donc complexe dans la mesure où entreront en ligne de compte les bénéfices essentiellement sociaux de pouvoir être comme tout le monde, d’avoir une identité sociale acceptable et le constat que jamais le visage recréé ne donnera au sujet le sentiment de retrouver son propre visage. Un écart apparaît ici entre la réalisation extraordinaire de la chirurgie qui du dehors donne l’illusion du visage retrouvé et le vécu du patient qui ne se reconnait pas vraiment. Les chirurgiens travaillent en effet à la reconstruction, à partir du donneur, d’un visage semblable à celui que possédait le sujet avant l’accident dans les cas de traumatismes. Le regard porté par l’autre, miroir du sujet, peine ici à se lier aux traces de la reconnaissance de soi dans le regard de l’objet maternel des débuts de la vie. La situation des greffés du visage est bien distincte des lentes et, de ce fait imperceptibles modifications du visage liées au vieillissement chez tout un chacun qui n’empêchent pas, jour après jour, de revivre sur un mode hallucinatoire cette reconnaissance dans le regard de l’objet.

Si le rapport aux mains est grandement déterminé par l’action sur soi et sur le monde, le visage quant à lui est avant tout l’objet du regard sur soi, de la réflexion et des expressions d’affects. Cette position réfléchie dans le « se regarder » implique une passivité du sujet observateur de soi. Quant aux expressions, elles sont nécessairement distordues de par les difficiles et progressives récupérations motrices. La mémoire de soi vient donc démentir ici l’image nouvelle du sujet. Les patients greffés du visage ne se reconnaissent pas avec leur nouveau visage dans les cas de perte traumatique et dans tous les cas, ils sont confrontés au caractère étranger des zones érogènes : langue, lèvres et bouche. Il semble, à travers une expérience limitée, car le nombre de greffés de la face au monde est restreint, que les patients souffrant de tumeur ou de malformation vivent mieux que les autres le fait d’avoir enfin un visage humain et découvrent ainsi quelque chose de nouveau qui facilite leurs relations. Mais échapper à une difformité source de rejet ne signifie pas pour autant un investissement subjectivé du nouveau visage.

Les patients ayant subi une perte traumatique du visage font disparaître de chez eux les miroirs, appréhendent l’extérieur. Faire disparaître les miroirs, ne pas se regarder, apparaît comme le reflet d’un sentiment inquiétant, comme si le sujet était face à un double, à la fois même et différent, qui menace de dépersonnalisation, mettant en péril le sentiment de soi. Chez une de nos patientes, une atrophie des muscles orbiculaires des lèvres a été constatée, ce que la patiente a mis en lien avec sa difficulté à utiliser ses lèvres, lèvres provenant du greffon. Dans un autre cas, c’était la langue provenant du greffon qui suscitait une forme de malaise.

Ainsi avons-nous pu constater que la mémoire de l’investissement érotique de zones érogènes, d’une intimité au cœur du moi, pouvait entraver l’investissement subjectivé du greffon. Cette situation tendrait à montrer que l’appropriation subjective repose essentiellement sur l’appareil d’emprise effecteur du moi qui tient une place si importante dans le cas des mains greffées. Cette dynamique repose aussi sur le retour de sensations mais il est crucial de préciser que ce sont des sensations dont l’investissement érotique d’organe n’est pas trop intense. Lorsque l’investissement érotique et/ou l’investissement surtout réflexif tient une place de premier plan, l’appropriation est plus difficile, entravée par la mémoire et les traces mnésiques, ce qui est le cas dans les greffes de face pour l’image de soi dans le miroir, les zones érogènes d’échanges (les lèvres, la langue). Toutefois ces souvenirs et traces mnésiques sont peut-être moins une entrave lorsqu’une malformation ancienne, au long cours, est venue altérer de très longue date si ce n’est depuis toujours l’investissement érotique de l’image de soi. Dans le cas des greffes de face, l’identité recomposée est avant tout sociale et plus rarement subjectivée. Il semble que la greffe soit bien plus difficilement réparatrice de la perte identitaire subie, en particulier dans les cas de destruction traumatique du visage.

Pour conclure

Les progrès médico-chirurgicaux viennent bousculer notre assise identitaire même quand ils sont au service de retrouvailles avec une identité humaine singulière. Le champ des allogreffes réveille le domaine du fantastique cher aux auteurs du passé avec leur cortège de figures inquiétantes comme dans La main enchantée de Gérard de Nerval ou  La main d’écorché de Maupassant. Au travers de mon expérience auprès des greffés des mains, j’ai pu me trouver étonné des ressources humaines qui permettent à ces sujets de s’approprier subjectivement l’organe greffé. Ceci leur permet une certaine forme de recomposition identitaire grâce à un investissement moteur en emprise et au retour de sensations, en appui sur l’histoire de leur moi corporel, sur leurs aptitudes identificatoires et sur l’investissement majeur des équipes de soin. Ce processus survient à la faveur de réalisations actives, sources de satisfactions.  La situation des greffés du visage est différente du fait de l’enjeu essentiel de la réflexivité du regard sur soi qui, à partir des traits du visage, des expressions et mimiques, assure le sentiment d’une identité singulière et unique. Cette difficulté se trouve de plus augmentée de par l’implication des zones érogènes labiale, linguale et buccale. Ici le passé de l’histoire intime et des investissements érotiques s’avère plutôt un obstacle à une réelle appropriation subjective au travers des sensations comme de l’action. Ces sujets, affreusement isolés et terrifiés par le regard d’autrui avant leur greffe, s’ils peinent à s’approprier un nouveau visage peuvent néanmoins grâce à elle trouver une identité sociale dans la communauté humaine.

Christian Seulin est psychiatre, Psychanalyste, membre titulaire formateur de la SPP.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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[1] Le mot allogreffe désigne une greffe d’organe à partir d’un donneur étranger.

[2] Par tissus composites, on entend des greffons qui associent différents types de tissus : os, muscles, vaisseaux, nerfs, tendons, tissus conjonctifs.

[3] Les complications de l’immuno-suppression sont nombreuses et peuvent être graves ; diabète, hypertension artérielle, insuffisance rénale, risque accru de tumeurs malignes, ostéoporose.

[4] La réimplantation correspond à la suture d’un membre amputé accidentellement, que l’on a pu néanmoins récupérer et réimplanter au sujet. Il s’agit donc d’une auto-greffe. Les conditions traumatiques de la perte du membre sont le plus souvent responsables d’une perte de substance qui réduit d’autant la capacité de récupération sensitivo-motrice.

Visuel d’ouverture: Chaïm Soutine, Portrait d’homme, Musée de l’Orangerie, Paris © Wikimedia Commons