2024, Tome 88-2
Éditorial
« Je ne suis pas sceptique. Je suis tout à fait sûr d’une chose,
c’est qu’il existe absolument certains faits que nous ne pouvons connaitre actuellement. »
Sigmund Freud, L’avenir d’une illusion.
Selon des définitions de dictionnaire, l’incertitude se rapporte tout particulièrement à l’imprévisibilité de l’avenir, à l’absence de fixité, l’indéterminé, le doute ou l’indécision, alors que la conviction relève de l’assurance fondée sur des preuves évidentes et renvoie à la certitude qui en résulte, à la stabilité, l’invariable, l’infaillible. La conviction peut aussi se référer à des croyances, notamment religieuses, pour lesquelles l’absence de preuves se voit remplacée par une forme d’évidence ancrée sur d’intimes convictions plus incertaines.
Sans être antinomiques, les termes incertitude et conviction choisis pour thème de ce numéro ont été la source de réflexions théoriques, cliniques, méthodologiques, ainsi que d’ouvertures vers d’autres champs tels que l’épistémologie, la philosophie, les sciences physiques et la littérature. Mais force est de constater que les auteurs des articles du thème ont plutôt fait pencher la balance du côté de l’incertitude : la conviction serait-elle moins discutable ?
Si l’incertitude ne fait pas partie du vocabulaire freudien, on y trouve des occurrences pour la conviction, notamment en lien avec le délire, mais pas seulement. Ainsi « la conviction du délirant ne vient pas d’un renversement de sa capacité de jugement, mais de ce que le délire contient une part de vérité qui avait été refoulée et que le malade investit désormais intensément. Finalement la conviction dans les cas normaux n’est pas obtenue différemment » (Freud, 1907a). Freud se montre souvent convaincu de ses avancées théoriques, notamment certains concepts, véritables pierres angulaires que sont l’inconscient, la sexualité infantile ou l’Œdipe, auxquels il ne renoncera jamais. Sa conviction quant au bien-fondé de la méthode analytique n’empêche aucunement que celle-ci fasse pourtant la part belle au doute, à l’hésitation, à la tension entre les instances, les motions pulsionnelles, sources de conflits certes douloureux, mais vitaux pour le fonctionnement psychique. Freud n’hésite jamais à revoir ses certitudes même chèrement acquises en remodelant ou en introduisant des changements notables dans ses théorisations, en particulier sur les topiques et les pulsions.
Incertitude et conviction, donc. Est-ce le fruit du hasard, ou d’un déterminisme psychique collectif, qui a conduit à la programmation pour ce numéro d’un dossier « Psychanalyse et philosophie » ? Trois rubriques complètent indirectement ces réflexions, « Cadre, société et pratiques psychanalytiques », « Psychanalyse et mythologie », « Concept et théorie », chacune pouvant à la fois contenir force de conviction et incertitude de l’associativité.
Aline Cohen de Lara
Directrice adjointe de la Rfp.
Argument « Incertitude(s) et Conviction(s) »
Klio Bournova*, Jean-François Gouin**et Monique Selz***
Klio Bournova – 4, quai Docteur Gailleton 69002 Lyon – k.bournova@gmail.com
Jean-François Gouin – 80, quai Jacques Bourgoin 91100 Corbeil-Essonnes – jfgouin49@gmail.com
Monique Selz – 21, rue Castagnary 75015 Paris – monique.selz@gmail.com
Si les « masses n’ont pas soif de vérité[1] », la démarche de Freud, comme de tout scientifique, serait celle d’une recherche de vérité visant la formulation d’hypothèses et la construction de nouvelles certitudes.
L’effet de l’introduction du concept de l’Inconscient dynamique et de la pulsionnalité constamment à l’œuvre dans l’ensemble psyché/soma a été souvent comparé au bouleversement suscité par la découverte de la relativité par Einstein, au renversement de perspective opéré par Copernic, aux découvertes mettant en crise les certitudes antérieures.
Dans le domaine de la physique, science qui avait tant inspiré Freud, comme Herbart avant lui ou Wundt ensuite, le principe d’incertitude est découvert et calculé mathématiquement par Heisenberg en 1927. Il démontre que, si l’on cherche à préciser la position d’une particule à un instant précis, on commet une erreur croissante sur sa quantité de mouvement, si l’on veut déterminer son énergie plus précisément, il faut opérer sur des temps de plus en plus longs. Le principe d’incertitude introduit ainsi une nouvelle compréhension du système étudié en tenant compte de sa complexité par son mouvement constant dans le temps.
Ce principe paraît particulièrement familier à la pensée et à la démarche psychanalytiques. L’inconnu de l’inconscient serait en quelque sorte notre principe d’incertitude qui bouleverse les conceptions antérieures de la psyché. Parallèlement, il figure l’incertitude à l’œuvre dans la rencontre analytique quand le mouvement constant des psychismes impliqués est pris en compte dans son déploiement, déterminé à la fois par la logique primaire et par l’imprévu.
Cette paradoxalité est inhérente au travail analytique. Nous partons pour un voyage incertain, mais nous sommes convaincus de son utilité. « L’incertain est la première certitude de tout ce qui commence » (Astor, 2020, p. 17) « Exister pour quoi que ce soit, c’est construire ou organiser de l’assurance, là où il n’y en a encore aucune. » (ibid.) Y aurait-il alors, dès le début, une nécessaire connaissance de l’incertain, sans lequel l’existence serait celle d’un « chevalier inexistant » (Calvino, 1959) ?
Pourtant, pour chaque nouvel enfant, cette connaissance ne peut survenir et se représenter qu’en négatif, dans le sillage de la construction des représentations d’attente, de celle de l’objet, ceci dans l’après-coup des expériences répétées au rythme des présences – absences de la mère, des satisfactions et frustrations, des différenciations successives. Ainsi, une forme de certitude, qui serait alors apparentée au sentiment de confiance, peut émerger grâce à l’expérience.
Winnicott complétera cette perspective avec le concept de l’aire d’illusion, une aire où l’incertitude des frontières entre je et l’autre est inhérente à l’émergence du jeu et de la créativité. C’est dans cette approche que se situent les théorisations successives de la séance comme un espace de rêve à deux, ou sous le signe de la capacité négative. Quand Bion découvre chez le poète Keats, dans une lettre de jeunesse, la notion de « capacité négative », il en intègre les mots que sans doute il portait déjà en lui : « Je veux dire la capacité négative, celle de l’homme quand il est capable de se trouver au milieu d’incertitudes, de Mystères, de doutes, sans irritation impatiente de parvenir à un fait et à la raison […] jusqu’à ce qu’un schéma s’élabore » (Keats, 1954, p. 51-54). On reconnaît aisément, là, le « sans mémoire, sans désir et sans compréhension » dont Bion s’expliquera postérieurement plus précisément : « À chaque séance, le psychanalyste devrait tenter de se mettre dans l’état d’esprit qui serait le sien s’il n’avait jamais vu son patient auparavant. S’il en est autrement, il est en train de se tromper de patient » (1989, p. 1450). Il affirmera ensuite qu’avec cette méthode les interprétations gagnent en force et en « conviction ». Quel serait alors le lien entre cette mise en négatif de la certitude et la potentialité d’interprétations ayant davantage de force de conviction ?
Ces certitudes de l’analyste ne seraient-elles pas, dans ce cas, considérées comme l’expression de son attachement à une continuité du connu et à la prévalence défensive du recours aux processus secondaires saturant alors son ouverture psychique à l’étrangement inquiétant que l’incertitude convoque ?
Ainsi la capacité d’accueillir l’incertitude, l’inconnu, l’étrangeté, suppose une forme de certitude aux fondements de la vie psychique dans la relation à l’objet, à l’inscription de la filiation et au jugement d’attribution, à différencier de la conviction, notion dont l’usage révèle davantage sa parenté avec le besoin de croire et de partager éventuellement avec d’autres.
L’incertitude peut être la face émergée du symptôme issu du conflit psychique, comme l’angoisse et le doute de l’obsessionnel sur l’acte qu’il aurait commis ou qu’il redoute de commettre, dans la répétition compulsive des vérifications dans la réalité matérielle quand la certitude inconsciente de l’agression commise psychiquement risque de déborder le sujet. Elle est inhérente à toutes les périodes de crises intrapsychiques ou intersubjectives : incertitude de l’adolescence, de l’amour ou de la fiabilité de l’autre, des autres.
Quand l’incertitude est par contre synonyme d’angoisses majeures, comme celles du doute d’exister ou d’avoir des limites protectrices, de la défaillance de jugement et du sentiment de réalité, de la confusion identitaire, elle devient souffrance intolérable, et c’est alors que le recours à la conviction, parfois délirante, peut servir de rempart pour clore, repousser les questions qui taraudent le sujet et geler le processus psychique du libre jeu de sa vie fantasmatique.
Telle patiente décrit après-coup son vécu d’avant l’analyse : « L’angoisse était telle sur ce que j’allais choisir et ce que j’allais devenir il y a quelques années que j’étais le profil idéal pour tomber dans une secte, avoir un gourou… Je ne serais plus moi-même, mais je voulais tellement être vite soulagée de l’incertitude… »
Ainsi la recherche de certitudes devient centrale dans les situations de désorganisation transitoire comme au décours des tournants critiques de la vie et de remaniements psychiques.
Le risque de la suggestion, tant recherchée par le besoin de trouver ou retrouver un lien de séduction narcissique par l’infans et de s’y soumettre, a été une préoccupation constante chez Freud, motif de son rejet de l’hypnose et source de l’élaboration théorique de l’analyse du transfert et de l’interprétation.
Le modèle de la remémoration montrant ses limites dans les cas de symbolisation secondaires défaillantes, c’est avec « Constructions en analyse » vers la fin de son œuvre que Freud met au travail la notion de conviction comme une forme de mise en scène psychique transformatrice (Birot, 2018), comme un autre modèle thérapeutique.
La conviction apparaît issue du travail de liaison entre les souvenirs épars du patient et la construction de l’analyste, elle émerge dans l’espace de la séance en tant que sentiment de réalité effective. Ceci soulève la question de l’investissement hallucinatoire dont la conviction serait alors chargée comme de la forme et de la charge transférentielle en jeu.
Conviction est-elle croyance ? Freud les différencie en ce que, dit-il, la conviction se « tire » de quelque chose, d’un agent, d’un autre, tandis que la croyance se « place » dans quelque chose. L’autre peut être interne : réalité psychique, fantasme, délire… ou externe : dans l’expérience, la confrontation ou l’échange. Du rêve et de sa régression hallucinatoire, la conviction affermit sa force de persuasion, mais que penser du surinvestissement de certaines pensées, de leur répétition éventuelle ? La conviction, si elle est soumise à la seule réalité inconsciente ne court-elle pas le danger de l’aliénation du jugement ?
On ne peut dire la pratique analytique sans recourir à la conviction du fait même de son caractère intime : allers et retours, temps long, dépendance, affrontement aux résistances, amour et haine, aventure, révélations, richesse d’être deux, associativité, langage et surtout comment dire autrement l’expérience du transfert ? « Ce que le patient a vécu sous les formes du transfert, il ne l’oubliera plus et cela a pour lui une forme plus convaincante que tout ce qui a été acquis d’une autre manière », écrit Freud (Freud, 1940[1938]2010, p. 270). Mais il précise que la conviction « s’obtient » auprès du patient seulement si elle est reliée à « un certain morceau de sa vie oubliée » (Freud, 1920g/1996, p. 288-289). Il montre ainsi la relation étroite de la conviction avec le souvenir, qui prend alors valeur de « vérité historique ».
Mais qu’en est-il des impasses, de l’analyse infinie ou de la réaction thérapeutique négative ? Il est des cures où la destructivité mord sur la vie et le sexuel infantile. Alors la conviction prend le tour tragique du destin. C’était écrit, c’est inexorable, je suis à la merci d’un trauma immobile. La conviction alors se désespère-t-elle ou permet-elle de déplacer des montagnes, quand elle persuade qu’un conflit psychique reste à découvrir derrière une répétition insistante ? Surinvestir la conviction ne peut-il pas, parfois, ignorer nos limites et ne gagnerions-nous pas à modifier plus modestement nos ambitions ? Espérer moins certes, mais espérer tout de même quand la psychose ou le délire nous découragent, nous engluent dans une déliaison accablante.
Notre capacité d’invention doit sans doute, pour rester intacte, rester à l’ombre de l’incertitude, et la répétition, si elle n’apporte ni souvenir ni construction, agit néanmoins quelque chose de la préhistoire du sujet. L’incertitude doit rester, apporter cette part de jeu sans laquelle nous risquerions d’infliger à nos analysants des récits révélés et stériles. « La conviction n’est forte qu’à la mesure de son possible abandon » (Beetschen, 2015, p. 27).
Il faut du temps pour mesurer l’effet d’une construction et d’une conviction obtenue. Un allègement des propos, une richesse des rêves et des associations consécutifs à « un travail d’usure par la perlaboration » (ibid., p. 56.). La charge d’investissement pesant moins, le jeu montre des signes de libération et l’incertitude peut être acceptée : conséquence de l’ambiguïté inévitable et salutaire de la transmission d’un inconnaissable pourtant partagé.
Le 6 décembre 1906, Freud écrivait à Jung : « Mais je suis constamment resté convaincu de ma faillibilité, et j’ai retourné la matière un nombre indéterminé de fois, pour ne pas me figer dans une opinion » (1975, p. 51).
Entre construction de convictions et émergence de nouvelles incertitudes, la citation freudienne nous apparaît comme une belle invitation pour une pensée psychanalytique toujours en mouvement.
Références bibliographiques
- Astor M. (2020). La passion de l’incertitude. Paris, Éditions de l’Observatoire.
- Birot É. (2018). Remémoration, construction et conviction, de l’hallucinatoire à la réalité effective. Rev Fr Psychanal 82(5) : 1609-1614.
- Beetschen A. (2015). Un accomplissement dans la pensée. Dans Annuel de l’APF La conviction : 43-60.
- Bion W.R. (1989). Notes sur la mémoire et le désir, Rev Fr Psychanal 53(5) : 1449-1451.
- Calvino I. (1959/2019). Le chevalier inexistant. Paris. Folio. Gallimard.
- Freud S. (1920g/1996). Au-delà du principe de plaisir. OCF.P, XV : 273-338. Paris, Puf.
- Freud S. (1921c/1991). Psychologie des masses et analyse du moi. OCF.P, XXVI : 1-83. Paris, Puf.
- Freud S. (1940a (1938) /2010). Abrégé de psychanalyse. OCF.P, XX : 225-305. Paris, Puf.
- Freud S. (1937d/2010). Constructions dans l’analyse. OCF.P, XX : 57-73. Paris, Puf.
- Freud S., Jung C.G. (1975). Correspondance I. Paris, Gallimard.
- Keats J. (1954). Letters of John Keats. Oxford University Press.
[1] « Les foules n’ont jamais eu soif de vérité » (Le Bon, 1895, p. 47), cité par Freud (Freud, 1921c, p. 18).
* Psychanalyste, membre de la SPP et du GLPRA.
** Psychanalyste, membre de la SPP.
*** Psychanalyste, membre de l’APF.
THÈME : INCERTITUDE ET CONVICTION
Klio Bournova, Jean-François Gouin et Monique Selz – Argument – Incertitude(s) et conviction(s)
Patrick Merot – L’homme incertain
Stavros Katsanevas – De l’incertitude en sciences. Suspiciendo Despicio, Despiciendo Suspicio
François Ladieu – La Physique : une science exacte où règne l’indétermination
Johanna Velt – Squiggle game et Physique quantique : jouer avec l’incertitude
Claire Nioche, Jean Philippe Roguet – Osciller, rêver, croître
Claire-Marine François-Poncet – Conviction d’un sexe, incertitude du genre
Dinah Rosenberg – Quelques remarques sur l’inquiétante étrangeté dans la mise en place d’une analyse
Marie-Laure Léandri – Parvenir à l’incertitude : un processus
DOSSIER — PSYCHANALYSE ET PHILOSOPHIE
Dominique Bourdin, Benoît Servant – Introduction
Jérôme Porée – La mélancolie au miroir de l’enfance. Une greffe de la psychanalyse sur la phénoménologie
Claire Pagès – L’excès d’individuation : pathologie d’une communauté culturelle
Nancy Mentelin – « Nous, les femmes, que ferions-nous d’une ambition ? » Lou Andreas-Salomé, philosophe et anti-philosophe, psychanalyste et écrivain
Alain Gibeault – Théorie de la connaissance et théorie du fonctionnement mental. Réflexions sur la fécondation réciproque entre philosophie et psychanalyse
Dominique Bourdin – Psychanalyse et philosophie : quel dialogue ?
Sabine Sportouch – Le temps, l’espace, le corps, entre psychanalyse et phénoménologie. Une expérience de la danse en hôpital de jour
RUBRIQUES
Cadre, société et pratiques psychanalytiques
Thomas Pollak – La psychanalyse dans le corset des directives. La réglementation des traitements psychanalytiques dans le cadre de l’assurance maladie
Massimiliano Sommantico, avec la collaboration de Jean-Baptiste Dethieux – Le cadre analytique mis à l’épreuve : rester analyste en temps de pandémie
Psychanalyse et Mythologie
Brigitte Reed-Duvaille, Nikolaos Rigas – Médée d’Euripide. Du maternel au féminin, l’émergence de la haine
Concept et théorie
Bernard Penot –Le narcissisme n’est pas premier
REVUES
Revue des revues
Noreddine Hamadi – Topique 156, 2022, « Conflits autour de l’identité individuelle et collective »
Adriana Koren-Yankilevich – Revue Ibéro-americaine de psychosomatique 18, juillet 2023
Laurence Patry – Revue française de psychosomatique 61, 2022, « Pensée opératoire et conformisme »
Benoît Servant – L’évolution psychiatrique 88(1), mars 2023
Revue des livres
Laurence Aubry – Le féminin. Un sexe autre, de Jacqueline Schaeffer
Catherine Herbert – Aux origines du Je. L’œuvre de Piera Aulagnier. Actes du Colloque de Cerisy la Salle – 15 au 22 juillet 2021, Jean-François Chiantaretto, Aline Cohen de Lara, Florian Houssier et Catherine Matha (dir.)
Fotis Bobos – Le défi des états limites. Regard clinique et théorique, de Bérengère de Senarclens
Dominique Bourdin – Narciss(is)me, de Martin Joubert