La Revue Française de Psychanalyse

L’envie, terre de désolation

L’envie, terre de désolation

Numéro 2021-3 de l’envie

L’envie, terre de désolation (extraits)

Florence Guignard*

Revue française de psychanalyse, t. LXI, n° 1, 1997

[…]

L’objet de l’envie

L’envie grignote la joie de vivre, de soi-même et de l’autre. Toutes les fois qu’il en découvre l’existence et la beauté, l’envieux attaque la capacité de liaison existant entre l’envié et ses objets d’investissement, ces investissements pouvant s’adresser aussi bien à un être humain – fût-ce à l’envieux lui-même –, un lieu, un objet d’art, un souvenir, une idée. Il a le génie de discerner la nature du lien pulsionnel, qu’il foudroie en utilisant très précisément l’entropie de ladite pulsion.

Lorsque Melanie Klein propose, en 1957, la définition de « l’envie », elle écrit :

« Je considère que l’envie est l’expression sadique-orale et sadique-anale des pulsions destructrices ; elle opère dès les débuts de la vie et a une base constitutionnelle. »

S’appuyant sur l’œuvre de Karl Abraham – qui avait notamment repéré le rôle primordial et constitutionnel de l’envie dans la pathologie maniaco-dépressive – elle s’en différencie sur un seul point, à savoir, la prise en compte de la deuxième topique freudienne avec l’hypothèse de l’existence d’un Instinct de mort, qu’Abraham n’avait pas eu le temps d’intégrer à ses travaux avant sa mort prématurée. Comme on le sait, M. Klein postule que l’angoisse primaire de l’infans prend sa source dans la nécessité de combattre l’Instinct de mort au moyen d’une libido dont l’expression fonctionnelle est gravement limitée par la désaide – Hilflosigkeit – infantile.

« Même dans les étapes les plus précoces (de la vie), écrit-elle, la nécessité d’obtenir une preuve constante de l’amour maternel est fondamentalement enracinée dans l’angoisse. La lutte entre les instincts de vie et de mort, et la menace qui en découle d’annihilation du self et de l’objet par les pulsions destructrices sont des facteurs fondamentaux de la relation naissante de l’infans avec sa mère. Car ces désirs impliquent que le sein, puis très vite la mère aient la tâche d’évacuer ces pulsions destructrices et la souffrance de l’angoisse persécutoire. »

À la suite de l’envie des capacités nourricières du sein, ce sont très vite les capacités maternelles de jouissance sexuelle du pénis du père, ainsi que ses capacités de procréation qui deviennent objet d’envie. M. Klein voit notamment l’origine, chez la fille, de l’envie de pénis, et chez le garçon, de l’envie de jouissance féminine et de la maternité. En effet, pour primitive qu’elle soit, la problématique de l’envie va accompagner tout le développement ultérieur du sujet, marquant plus ou moins de son sceau l’élaboration de la position dépressive et la complexité œdipienne, comme je vais le développer plus loin.

Tenant pour logique l’apparition éventuelle de l’envie chez l’infans qui ne reçoit pas une nourriture et des soins maternels adéquats, M. Klein ne s’y arrête pas longuement, trouvant plus intéressant de s’attacher à étudier plus particulièrement les configurations dans lesquelles l’envie  s’est développée chez un sujet dont l’environnement est normal, et qui est aimé et nourri par une mère, disons « suffisamment bonne », si je puis m’autoriser cet emprunt winnicottien.

Il arrive, en effet, que la puissance de l’Instinct de mort de l’infans l’emporte sur celle de la libido. Dès lors, cette dernière ne sera pas suffisamment efficace pour que l’expérience même des soins et de l’amour maternel permette à l’infans de reconnaître cette gratification et d’en faire profit pour constituer la base de confiance en soi-même nécessaire à son propre développement comme à la qualité de ses relations d’objet. La mère, puis l’objet maternel internalisé par l’infans, vont être, de la part de ce dernier, la cible d’attaques mortifères qui amèneront une pathologie du clivage pouvant aller jusqu’à la confusion entre l’externe et l’interne, ainsi qu’entre les bonnes expériences et les mauvaises.

Tout se passe comme si les capacités mêmes du sujet gratifiant étaient si fondamentalement enviées que rien de ce qu’il propose ne pouvait être réellement introjecté. Son existence même devient injurieuse au sujet envieux, qui concentre ses attaques projectives dans un désir de meurtre de l’objet internalisé. Alors que les attaques normales d’un sujet normal devraient pouvoir être « épongées » par la mère externe dans les débuts de la vie, puis par l’objet maternel interne, leur caractère pathologique et leur resurgissement perpétuel forment un cercle vicieux chez le sujet envieux. Mais, dans la mesure où, quoique mal protégée par un clivage déficitaire, une partie du sujet envieux et de ses objets internes se développe dans un fonctionnement plus ou moins normal, il en découlera un accroissement de la culpabilité inconsciente liée à ces attaques meurtrières à l’égard de la partie normale de la relation du sujet avec l’objet primaire. La culpabilité inconsciente prendra progressivement une importance et une intensité pathologique intolérables, ce qui amènera le sujet envieux à évacuer celle-ci au moyen d’un mécanisme d’identification projective dans lequel la projection pathologique dominera gravement les aspects identificatoires, appauvrissant du même coup l’échange de l’infans avec le psychisme de la mère.

Par déplacement, le sujet envieux va traiter de la même façon meurtrière toutes les personnes qui, ultérieurement, prendront le relais de ce premier objet envié. Les mécanismes d’introjection, puis les processus d’identification introjective en seront atteints et diminués d’autant, ce qui amènera le sujet envieux à affronter des difficultés d’acquisition intellectuelle plus ou moins sérieuses et qui dans le cas d’une cure analytique, le mettra en situation de développer une réaction thérapeutique négative difficile à réduire.

Distinguant l’envie, tant de la jalousie que de l’avidité, M. Klein précise que l’envie prend naissance dans l’étape fusionnelle primaire de la relation, tandis que la jalousie implique déjà une relation triangulée, dont il faut rappeler qu’elle situe cette dernière comme constituant l’issue naturelle de la « position dépressive » avec les débuts de la capacité de symbolisation et de prise de sens que comporte ce passage de « un » à « trois ».

Quant à la différence entre l’envie et l’avidité, elle la décrit ainsi :

« Bien qu’une ligne de démarcation rigide ne puisse être tracée entre elles, dans la mesure où elles sont si intimement associées, l’on pourrait s’accorder à dire que la différence essentielle existant entre l’avidité et l’envie se trouve dans le fait que l’avidité est principalement liée à l’introjection, alors que l’envie se relie à la projection. »

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