La Revue Française de Psychanalyse

Chorégraphie dans l’enactment

Chorégraphie dans l’enactment

Dans cet article, je* me propose d’examiner la « chorégraphie » dans l’interaction étroite entre, d’une part, les communications et les actions du patient et, d’autre part, les différentes façons dont l’analyste est amené à répondre, ces réponses suscitant à leur tour de nouveaux mouvements chez le patient. Tout enactment, tant du patient que de l’analyste, implique nécessairement une interaction avec l’autre. Je montrerai comment un patient se sert de l’organisation et du maintien de ce système interactif pour préserver sa stabilité et se protéger principalement de peurs de la violence et de l’effondrement. C’est, me semble-t-il, à l’aide de l’identification projective que le patient amène inconsciemment l’analyste à participer à cette « danse » de différentes façons qui ne le menacent pas lui-même et n’exposent pas non plus l’analyste à une angoisse et une culpabilité intolérables. Il y parvient en suscitant chez l’analyste le fantasme que, s’il ne se conforme pas à la dynamique dont il a besoin, une situation catastrophique non-articulée en résulterait. J’illustrerai brièvement comment, dans ces moments de la séance où l’analyste fonctionne différemment, en résistant à ce type de pression, l’angoisse et la peur de la violence chez le patient deviennent plus apparentes et disponibles.

Le patient, M. E, est un jeune homme, intelligent et doué, le plus jeune de trois frères. Il décrit son père comme assez distant, autoritaire, et capable d’accès de colère. Dans sa petite enfance, il avait avec sa mère une relation étroite, marquée par un engagement et une dépendance mutuels mais, en vieillissant, il la trouvait centrée sur elle-même et émotionnellement indisponible. Son père et le reste de la famille la traitait avec impatience et intolérance. Le père de M. E est mort d’un cancer, il y a quatre ans. Il a peur des exigences réelles ou potentielles de sa mère à son égard, et ressent comme nécessaire de garder ses distances vis-à-vis d’elle, aussi bien physiquement qu’émotionnellement. Il a une relation difficile à son frère aîné, qu’il associe à son père, qui se montre critique et méprisant à son égard. Il soupçonne son frère d’être jaloux de son talent et de sa position de benjamin dans la famille, et de lui en vouloir de cela.

À l’université, il avait beaucoup de difficulté à terminer un travail et à réaliser son potentiel. Il y a quelque chose de tourmentant dans la façon dont il suscite de l’admiration, de l’enthousiasme et de l’aide pour ses projets considérés comme intéressants et prometteurs. Toutefois, les personnes qui l’encouragent et le soutiennent sont fréquemment déconcertées, déçues et frustrées. Il mobilise charme et séduction pour détourner les critiques ou la colère. On lui offre alors de l’aider encore, et de lui donner une autre chance, et la catastrophe est finalement évitée d’extrême justesse. Il y a eu un moment, pendant ses études, où son système s’est effondré : il est devenu déprimé, tout à fait incapable de travailler et gravement suicidaire. Depuis qu’il a commencé son analyse, il est capable de travailler de façon plus constructive. Toutefois, pendant la période que je décris, il menaçait d’échouer à ses examens de qualification professionnelle. Dans le cercle de ses amis, il assume souvent le rôle de celui qui a des points de vue éclairés et élaborés en même temps qu’il est le plus « blagueur » et amusant du groupe.

E s’est engagé rapidement dans son analyse, à la fois soulagé et surpris d’être écouté et compris. Il arrive toutefois le plus souvent en retard à ses séances, donnant diverses explications énoncées d’une façon charmante, exaspérante et me rendant incapable de quoi que ce soit. J’en suis venu à me rendre compte que, même lorsque mes interprétations avaient d’abord un effet troublant et déconcertant sur lui, et lui causaient angoisse et détresse, il les reprenait rapidement et les incorporait dans une structure maniaque. Il élaborait un commentaire sur un mode presque psychanalytique, montrant apparemment de la reconnaissance et de l’insight, se disant d’accord et confirmant ce que j’avais dit.

Il lui était toutefois très difficile de se servir de mon interprétation ou de sa propre élaboration et, lorsqu’il me renvoyait des fragments de mon interprétation d’une façon en apparence conciliante et encourageante, je me sentais finalement frustré et désarmé. D’autres fois, lorsque j’évoquais une question que M. E trouvait difficile, il s’assoupissait tranquillement et faisait ensuite de son mieux pour le dissimuler. Il m’arrivait souvent d’être frappé par le succès relatif de sa stratégie pour séduire, concilier et apaiser. Je ressentais moins de ressentiment, de colère ou de désespoir face à ses retards répétés, à ses réactions à mon travail ou à ses moments d’assoupissement pendant les séances que j’aurais pu m’y attendre de ma part.

Mes tentatives pour tenir compte de ces processus et engager le patient, en interprétant ce type d’activités, amenaient en général à l’élaboration d’une sorte de danse frustrante et source de tourment, mais (pour lui) gratifiante et nécessaire. Loin d’encourager quelque compréhension ou changement utile que ce soit, il effectuait un repositionnement à la fois de lui-même et de ses objets, sur les plans interne et externe, d’une manière omnipotente et contrôlante. Il se défendait ainsi de faire l’expérience non seulement de l’angoisse et de la culpabilité, mais aussi de peurs d’une plus grande violence et d’un effondrement catastrophique. Il est également devenu apparent que cette forme d’enactment servait aussi de source d’une gratification perverse dans laquelle le patient est identifié à un objet parental cruel et source de tourment.

Ces mouvements, ces réajustements s’effectuaient principalement à travers l’identification projective et introjective ; d’où le fait que le patient avait besoin de suivre minutieusement leur impact sur l’analyste. Il est difficile, voire impossible à l’analyste d’éviter d’être poussé ou amené à réagir sous la pression émotionnelle que le patient exerce sur lui en se servant de la provocation, de la séduction et de projections inconscientes. En parlant de « chorégraphie » dans le titre de mon article, j’essaie de saisir quelque chose de ces mouvements et interactions étroitement liés et coordonnés entre lui-même et son objet, dont le patient avait besoin afin de maintenir ou rétablir son équilibre.

Illustration clinique

Comme je l’ai évoqué, M. E engage habituellement ses objets dans une interaction frustrante, source de tourment, mais évaluée de près. Ce système lui permet d’exprimer aussi bien différents besoins puissants que son ressentiment et sa haine, mais il est organisé de telle façon qu’il le défend lui-même et ses objets, contre tout ce qui est ressenti comme trop violent et direct. Un jour qu’il était arrivé à l’heure, contrairement à son habitude, M. E a rapporté s’être senti un moment gêné de rencontrer le patient de mon collègue dans l’entrée (ce qui était inhabituel). Il a parlé de son embarras de « perturber la chorégraphie ici ». Une autre fois, il a exprimé la même préoccupation alors qu’il était arrivé seulement quelques minutes en retard. Il semblait qu’il ait eu une version interne du moment précis de son arrivée, de la quantité de frustration et de trouble tolérable en lui-même, chez son analyste et l’autre patient, et lui permettant de préserver son équilibre (et le mien). À ces deux occasions, probablement une combinaison de curiosité, de jalousie, de persécution ou de culpabilité a mené à un échec dans la mise en œuvre de cette « chorégraphie » et à ce que son embarras et son angoisse se manifestent.

Quelques semaines plus tard, il est arrivé à une séance avec dix minutes de retard, le même retard que lors des deux séances précédentes. Il a dit trouver cela étrange : « D’un côté, je ne prends pas le rythme, et de l’autre, je ne le prends que trop bien. Quitter le travail mercredi un peu en retard, arriver ici en retard, quitter le travail jeudi un peu plus à l’heure et arriver ici quand même en retard, et partir aujourd’hui à l’heure et arriver ici quand même en retard. Je vais donc devoir ajuster ce que j’entends par « à l’heure ».

Il y avait dans sa façon de parler quelque chose de léger, d’auto-admiratif, et un certain rythme. Il supposait, me semble-t-il, réussir à m’amener à être intrigué et impressionné par l’ingéniosité et l’habilité avec lesquelles il maintenait sa façon de fonctionner. J’étais peut-être frustré par ce schéma répétitif et critique à l’égard de celui-ci, mais il réussissait à m’engager d’une façon qui évitait toute réaction hostile ou explosive importante.

Le patient a ensuite rapporté avoir prochainement un entretien d’embauche ; il en avait été prévenu la semaine précédente mais, a-t-il ajouté de façon caractéristique, « je ne m’y suis pas vraiment préparé, depuis j’ai résolument fait d’autres choses que de m’y préparer ». M. E me met de nouveau dans la position de celui qui devrait se sentir frustré et exaspéré à son égard, et assumer la responsabilité de faire quelque chose pour le faire bouger. Il cite souvent des phrases de son père, ses frères, ses enseignants pour dire qu’il devrait « arrêter de faire l’imbécile et se ressaisir ». Après une période particulièrement frustrante et difficile, pendant laquelle M. E évitait visiblement de travailler à son projet pourtant presque terminé, remettant le travail à plus tard, et semblait très vraisemblablement parti pour rater son semestre, je me suis trouvé lui dire, gêné : « Il faut simplement vous y mettre ! »

Et pourtant, il y a toujours à l’esprit du patient et de l’analyste la présence en grande partie inconsciente d’une version catastrophique – une explosion violente, une expulsion ou un suicide qui menace si la chorégraphie se trouve perturbée. Une fois, après une interruption d’une semaine, j’avais prévu de reprendre le travail le mardi, plutôt que le lundi. M. E arrivait souvent à confondre ces jours-là et il était arrivé le lundi avec un quart d’heure de retard. Quand il a sonné, il n’y a pas eu de réponse. Il a été un moment convaincu que j’étais en fait là, mais que son retard était la goutte d’eau qui faisait déborder le vase et que je ne voulais plus rien avoir à faire avec lui. Cela avait provoqué chez lui une réelle panique et un vrai désespoir.

Illustration clinique plus détaillée

E était arrivé sept minutes en retard à sa séance de mardi, après avoir eu un quart d’heure de retard la veille. Il avait trouvé agréable de venir en vélo ce jour-là ; il se sentait plus en forme que quelques semaines auparavant et avait réussi à éviter la boue. « Bien entendu, je suis arrivé en retard… et, quand j’ai quitté le bureau, je n’en avais pas fait autant que je l’aurais voulu ou que je l’avais prévu aujourd’hui. Ils ont accepté que je parte tôt, mais je suppose que je les teste en n’en faisant pas assez. (Il soupire.) Je pense pouvoir voir et ressentir quelque chose du plaisir et de la fierté que je tire de ma façon de fonctionner, dont vous avez parlé. En en parlant, je me rends compte que j’ai un sentiment de sécurité. »

Je pense que cela illustre la façon dont le patient ajuste et chorégraphie son comportement à la fois dans sa relation à ses supérieurs au travail et aussi dans sa relation à son analyse. Il reconnaît le plaisir et la fierté qu’il ressent quand il arrive à établir cet équilibre et cette coordination.

« Bien que j’aie ces fantasmes de réussite, quand j’essaie d’affronter un peu plus la réalité, ils semblent impossibles. Si j’essaie d’imaginer les petits pas menant à leur réalisation, tout cela semble sans espoir. »

Le patient paraît avoir quelque insight de la façon dont il se sent contraint de maintenir ces phantasmes d’omnipotence – d’être capable d’organiser et contrôler tant lui-même que ses objets d’une manière rassurante et familière. L’alternative – un meilleur contact avec la « réalité » l’expose à la douleur et l’humiliation – les « petits pas » qu’il lui faudrait faire pour commencer

E a ensuite parlé de toutes sortes de « machinations » familiales qui ont suivi la mort de son père. Ne faisant pas confiance au frère aîné, John, le père avait choisi le cadet comme exécuteur testamentaire. M. E est sûr que son frère en éprouve du ressentiment. Il a formulé toutes sortes de suggestions à propos de la redistribution des biens de la famille. Son frère devrait s’installer dans la maison de la mère, et celle-ci devrait s’installer dans la maison d’un autre parent. Tout cela ressemble un peu à des combines et sa mère en est bouleversée.

Il y a quelques jours, le frère qui est l’exécuteur testamentaire a adressé une lettre électronique à tous les membres de la famille. John n’a répondu qu’hier, et M. E a ensuite envoyé une réponse. Son frère en a été très contrarié car il ne voulait pas seulement échanger des messages électroniques. Il lui semblait qu’ils devraient tous se rencontrer. M. E s’inquiétait d’une rencontre du fait que John se met parfois très en colère. Dans le passé, il était arrivé qu’il se mette en colère contre sa mère au point de fracasser une tasse contre la table de la cuisine et de l’endommager de cette façon. Il devient vraiment « épileptique », criant après tout le monde.

À cette occasion, M. E avait eu le sentiment d’avoir été capable de tenir bon face à la pression de John, à la fois pour son frère cadet, sa mère et lui-même. Il n’aurait pas pu le faire en personne. C’était seulement parce que l’échange avait eu lieu par la voie électronique qu’il pouvait supporter qu’on lui crie dessus, d’avoir très peur, ou d’être troublé ou perdu.

J’ai répondu au matériel du patient en reconnaissant son souhait de se comporter de manière constructive, mais en se heurtant à une opposition. Il lui est souvent difficile de tenir sa position face à quelqu’un qui parle plus fort que tout le monde, qui se comporte comme son père, insiste pour que les choses se passent comme il l’entend, avec une effrayante menace de violence sous-jacente à cela. En se trouvant impliqué dans ce qu’il décrit comme des « machinations », à une distance raisonnable, il parvient à se protéger d’avoir trop peur ou de se sentir perdu.

À la réflexion, je pense que, comme mon patient, je m’étais accordé avec son besoin d’approcher ces difficultés d’une manière un peu indirecte – par exemple, en communiquant par la voie électronique, plutôt qu’en personne.

Ainsi, je n’ai pas abordé directement les peurs présentes chez le patient et les angoisses provoquées chez l’analyste, dans la pièce d’analyse. Je pense que le patient a très peur de sa propre identification à son père et à son frère John, de son besoin de contrôler, et du potentiel de violence explosive entre lui-même et son analyste eu égard à la question de savoir qui est l’« exécuteur » – qui a le pouvoir et qui peut contrôler la situation ? Il a besoin de maintenir un équilibre prudent, de chorégraphier aussi bien ses propres réactions que celles de l’autre. Il doit contrôler la situation de cette façon du fait de ses peurs de trop s’attaquer lui-même, ou de provoquer une violente attaque « épileptique » chez son analyste, qu’il ressent comme constamment frustré, tourmenté et contrôlé par lui.

E a continué en disant que son frère aîné, John, « réussit à marquer ses points » même sans le vouloir, et décrit comment son frère l’avait amené à se sentir critiqué et dénigré. « Quand je le vois », a-t-il dit, « je ne parviens pas vraiment à lutter contre la rage » (une formulation ambiguë qui ne permettait pas de savoir vraiment de la rage de qui il parlait). Il est ensuite revenu à un épisode de son enfance qu’il avait déjà décrit. Il aimait nager, mais son père venait lui aussi dans la piscine et prétendait être « Jawsy », un requin qui attaque et mord. M. E trouvait cela terrifiant et il se précipitait hors de l’eau en hurlant. Il se souvient de sa mère assise là, disant avec douceur et inefficacité : « Oh, arrête ! Tu sais qu’il n’aime pas cela. » Ce dont son père ne tenait aucun compte. Il a fait à nouveau allusion à son frère John « sortant de ses gonds » avec ses propres enfants. « Ma mère n’approuve pas la façon dont John se met en colère. » Et il a conclu par ses mots : « Mon frère cadet se met lui aussi en colère, et je pense que moi aussi, mais nous le dissimulons de différentes manières. Je ne pense pas que nous l’évacuions réellement, mais je l’apporte peut-être ici. »

J’ai alors commenté que cela le perturbait de se rendre plus clairement compte à quel point il était pris dans des modes de fonctionnement ici à la fois frustrants et source de tourment. Ce qu’il « évacuait » quand il disait « je ne travaille pas du tout, vous savez, j’attends la dernière minute pour m’y mettre et je vais probablement échouer ». Il supposait que cela provoquait chez moi de la frustration, de la colère et un état d’impuissance, mais en ayant le sentiment que je tentais de les contrôler. Quand j’ai essayé d’aborder le problème avec lui, il a accepté ce que j’avais dit et a simplement continué. C’était comme si une voix disait faiblement : « Oh, arrête ! Tu sais qu’il n’aime pas cela. » Je me suis ensuite référé à ce qu’il m’avait dit de sa mère, à savoir qu’elle voyait comme un trait familial cette façon cruelle de tourmenter l’autre : elle semblait consciente du plaisir que son père et son frère John tiraient de ce mode de fonctionnement. Le problème étant qu’il lui était difficile d’arrêter et que plus il avait l’impression que je me sentais frustré et préoccupé, mais en n’osant l’exprimer que faiblement et d’un ton désemparé, plus cela l’excitait.

E a répondu en disant penser à deux choses. La première était une phrase qui ressemblait à un mantra et qui l’avait occupé longtemps, quelques années auparavant : « Je me hais, je veux mourir ». Il s’en était souvenu plus tôt dans la journée, il ne savait pas pourquoi. Ce qu’il pensait maintenant, c’était « je n’aime pas être comme cela, et je ne vois pas comment m’arrêter, ou comment on peut m’arrêter – sans mourir ». La deuxième chose était un livre de science-fiction qu’il avait lu adolescent, avec un personnage principal qu’il décrivait comme quittant le monde réel pour entrer dans le monde imaginaire. Il y avait un lépreux qui avait perdu la sensation de son corps et qui, pour tenter de se sentir humain, se servait d’un rasoir affuté pour se raser, l’appuyant contre sa peau, essayant de ne pas se couper, afin de démontrer le contrôle dont il était capable et voir ce qu’il pouvait ressentir. M. E a dit penser que : « je me hais, je veux mourir » ressemblait à ça. Il a dit passer un bon nombre de ses journées en se sentant complètement engourdi, et les sentiments d’urgence, de pression, de déception étaient comme appuyer une lame.

J’ai trouvé la réponse du patient intéressante et complexe. Il a décrit à quel point il ressentait que, fondamentalement, quelque chose n’allait pas chez lui ; quelque chose l’amenait à se sentir comme un « lépreux ». Il se sentait souvent isolé, pas tout à fait humain et cela pouvait provoquer chez lui un sentiment de désespoir, de telle manière qu’il ne veuille pas vivre. D’autre part, le fait de se trouver parfois pris dans des activités provocatrices, d’une cruauté source de tourment, provoquant de la souffrance et de la frustration chez lui (et chez l’autre), semblait le rassurer à propos du fait qu’il était bien en vie. Ce qu’il n’exprimait pas, c’était à quel point son objet était contraint d’observer, en étant incapable de faire quoi que soit tandis qu’il se traitait lui-même et la relation de cette façon. Ce comportement a également l’inévitable conséquence d’attirer son objet dans ce monde sadomasochiste, où il se sentait tourmenté et sous une pression l’entraînant à des accusations et exigences hostiles et critiques, en devant tout de même réguler et contrôler ses réactions.

En réponse aux interprétations précédentes de l’analyste, le patient illustre comment il s’efforce de maintenir l’équilibre à la fois en lui et entre nous. La référence au désespoir et au suicide a pris la forme d’un souvenir, d’une phrase répétée, ou d’une histoire intrigante du passé. Toutefois, son image du lépreux se servant d’une lame coupante révèle la qualité de l’équilibre subtil, du contrôle qu’il exerce entre le détachement et l’engourdissement, et quelque chose qui inflige en réalité de la souffrance et fait des dégâts à la fois en lui-même et dans son objet.

Pendant la séance, M. E a ensuite évoqué qu’il faisait vraiment beaucoup d’efforts pour ne pas se mettre en colère – il parvient à ne pas perdre son calme. Il n’y a personne face à qui il puisse perdre son calme – personne qui soit lié à lui, exceptée sa mère, et il perd en effet son calme avec elle. Elle est la seule.

J’ai souligné qu’en même temps qu’il me parlait de ses efforts pour être utile et constructif, il était difficile de résister à la tentation de ce qu’il décrivait comme son mantra. J’ai pensé que c’était la menace « Jawsy » – je vais échouer ; je vais me détruire moi-même, ma carrière, mon analyse. Je pensais que cela était plus excitant que de se trouver engagé ici dans quelque travail constructif que ce soit. Le problème, lui ai-je dit, était que lorsque je lui parlais de cela, il était d’accord, puis il incorporait cela, ajoutant qu’il ne pouvait rien faire d’autre, et ce que j’ai dit finit par se trouver neutralisé.

E a noté qu’il était frustrant qu’il puisse également ressentir une horrible fierté en faisant cela aussi. « Je m’en vais d’ici avec le sentiment… j’ai quelque chose de nouveau, un matériel nouveau, une nouvelle méthode, quelque chose à essayer, je me sens tout enthousiaste, et grand. Cela dure un peu, mais une fois arrivé à la maison, même si je n’ai qu’à descendre la colline en vélo, regarder ma boîte à lettres électronique, préparer mon dîner, j’ai déjà assimilé cela… en quelque chose que… je me retrouve, sur un ton particulier, à glisser dans une conversation avec Dennis au pub, à la légère. Je continue tout simplement de jouer avec cela, de ne pas m’en servir. »

Il y avait deux choses frappantes dans cette réponse. La première, c’était que l’interprétation avait été enregistrée par le patient et il avait pu brièvement montrer qu’il était capable de reconnaître un processus répétitif, grave et préoccupant, et s’en inquiéter. Toutefois, même lorsqu’il parlait, l’angoisse, la détresse et le désespoir brièvement associés à cet insight se transformaient au pub en une remarque à la légère, pour « plaisanter ». La deuxième était que le patient réussissait à pousser l’analyste à écouter et suivre sa façon de se rendre compte de ce qui se passait en lui et de le reconnaître, et à en être souvent impressionné, sans réaction particulièrement forte. En général, le patient ne m’amène pas à me sentir particulièrement en colère, critique ou désespéré. À bien des égards, ces réactions seraient appropriées, mais il m’invite au lieu de cela à collaborer à sa façon de parler, à élaborer d’autres interprétations qu’il arrange ensuite de la façon que j’ai essayé de décrire. Le danger consiste en cela que nous nous retrouvons enfermés dans une « danse » sans fin, qui maintient un équilibre particulier entre nous et nous protège tous deux de peurs de la violence ou du désespoir.

DISCUSSION

Sandler (et al., 1973) a écrit :

Point n’est besoin de limiter le transfert à l’aperception illusoire d’une autre personne […] mais [qu’]on peut admettre qu’il inclut les tentatives inconscientes (et souvent subtiles) de manipuler ou de provoquer des situations avec autrui ; ces tentatives sont une répétition cachée d’expériences et de relations antérieures.

La notion de projections du patient ou d’externalisation de certains aspects du passé se trouve ainsi étendue à toutes ses tentatives de manipuler ou provoquer des situations avec l’analyste.

Jacobs (1986), Feldman (1997 et Steiner (2006), entre autres, ont proposé d’importantes explorations du concept d’enactment contre-transférentiel ». Schafer (2005) a également attiré l’attention sur certaines pressions inconscientes « coercitives » que l’analyste exerce sur son patient, visant à l’amener à répondre, penser ou se comporter de certaines façons.

Dans cet article, j’ai examiné l’interaction mutuelle entre les pressions inconscientes provenant du patient et de l’analyste, les fonctions qu’elles remplissent et l’impact qu’elles ont sur l’un et l’autre. La référence de mon patient à la « chorégraphie », ou sa description de « machinations » familiales appréhendent quelque chose de la dynamique à l’œuvre dans le transfert-contretransfert que j’ai tenté d’examiner dans ce court article. Cette dynamique implique un ensemble de mouvements et interactions réciproques. Mon patient a démontré une impressionnante capacité à orchestrer tant ses propres réponses que celles de ses objets, dont son analyste, dans une sorte de danse qui maintenait son équilibre. Il est devenu clair que ces processus nécessaires lui fournissent une source de gratification perverse et de fierté, mais permettent également d’une façon importante d’empêcher l’objet d’exploser d’exaspération et de rage, ou de se laisser aller au désespoir. Quand je pouvais interpréter ces processus de façon appropriée et quand le patient enregistrait l’interprétation sans immédiatement se saisir de mes mots et de mes idées et les convertir en un « mantra », il pouvait alors se trouver brièvement en contact avec d’intenses angoisses primitives directement liées à ses expériences et ses relations d’objets précoces. Je suggère ici que le patient communique inconsciemment à l’analyste la menace que constituent les fantasmes de catastrophe sous-jacents. Les angoisses et le trouble ainsi communiqués contribuent à ce que l’analyste se conforme à la chorégraphie demandée par le patient.

[1] Nous choisissons de garder le terme d’enactment, étant donné son origine et sa connotation internationales dont aucune traduction française ne rend vraiment compte.

Michael Feldman*. Psychanalyste formateur, membre de la Société britannique de psychanalyse. A été psychothérapeute consultant au Maudsley Hospital de Londres.

(Traduit de l’anglais par Anne-Lise Hacker)

 

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

Feldman M., Projective Identification: the Analyst’s Involvement, International Journal of Psycho-Analysis, 78, 1997, p. 227-241. Réimprimé in Doubt, Conviction and the Analytic Process, Ed. B. Joseph, Londres, Routledge, 2009, p. 34-53.

Jacobs Th., On Countertranference Enactments, Journal of the American Psychoananalytic Association, 34, 1986, p. 289-307.

Sandler J., Dare C., Holder A., The Patient and the Analyst, Londres, G. Allen & Unwin, 1973 ; Le Patient et l’Analyste : le cadre clinique de la psychanalyse, Paris, Puf, 1975.

Steiner J., Interpretive Enactments and the Analytic Setting, International Journal of Psycho-Analysis, 87, 2, 2006, p. 315-320.

Tuckett D., Mutual Enactment in the Psychoanalytic Situation, in Ahumada J., et. al., The Perverse Transference and other matters. Essays in Honor of R. Horacio Etchegoyen, New York et Londres, Jason Aronson, 1997.

 

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