La Revue Française de Psychanalyse

La haine des origines et son ombre portée

La haine des origines et son ombre portée

Article de Liliane Abensour, « La haine des origines » (extrait p. 64-68), paru dans La haine : haine de soi, haine de l’autre, haine dans la culture (2005), sous la direction d’Alain Fine, Félicie Nayrou, Georges Pragier. Monographies et débats de psychanalyse : 59-71. Paris, Puf.

Mais, si l’on revient à la formulation de Freud : « L’extérieur, l’objet, le haï seraient tout au début identiques », la question est bien le sens à donner à ce « tout au début » : une formulation apparemment aisée, et qui pourtant soulève la question de ce que serait ce « tout au début ». Car l’originaire « Ur » n’est pas le commencement, et qui peut dire le commencement ? Pas même les hommes de sciences, biologistes ou astrophysiciens, qui reculent sans cesse la notion d’un commencement.

Contrairement aux fantasmes originaires, le fantasme des origines ne s’en tient pas à l’arbitraire d’un commencement. Il fait appel aux peurs et idéalisations ancestrales, et trouve son expression dans les mythes et les religions. Quelles qu’en soient les variantes, l’homme s’invente un début d’histoire, qu’il soit d’ordre mythique ou religieux. Le « Au commencement » de la Genèse, par exemple, une histoire de divinité, de paradis, de chute, de rivalité et de meurtre… Un récit qui vient répondre à la blessure première que représente toujours l’énigme des origines. Freud n’y a pas échappé qui, dans Totem et tabou, est à la recherche d’une explication philogénétique et remonte à la préhistoire de l’homme avec le meurtre du père de la horde primitive, sauvage. Et dans « Au-delà du principe de plaisir », Freud continue de s’interroger sur l’origine des instincts sexuels pour conclure à notre ignorance. Dans Fantasme originaire, fantasmes des origines, origine du fantasme, Laplanche et Pontalis montrent comment la recherche par Freud, comme pour la théorie de la séduction, d’un réel, d’un événement de départ, l’amène progressivement à poser la notion de réalité psychique qui vient donner des limites à un imaginaire qui risquerait sinon d’être trop débridé. De la même façon, le fantasme de la scène primitive (Urszene, la scène originaire) vient structurer, donner une organisation signifiante à l’individu, à la recherche de sa propre origine. Une scène originaire qui, pour Laplanche et Pontalis, figure « la conjonction entre le fait biologique de la conception et le fait symbolique de la filiation, entre l’acte ‟sauvageˮ du coït et l’existence de la triade mère-enfant-père[1] ».

Par l’ancrage dans le sexuel et l’affirmation de fantasmes originaires communs à tous les hommes, l’invention de la psychanalyse est la prise en compte non seulement de la violence de l’« acte sauvage » du coït comme origine primordiale, impliquant la castration et la différence des sexes, mais aussi des divers mouvements provoqués par la haine et l’horreur que cet acte inspire, que la réponse soit, correspondant à différents modes de fonctionnement psychique, le refoulement, l’excitation ou le déni. On pourrait ajouter que cette question des origines, à l’origine même de la psychanalyse, pourrait bien être une des raisons de la haine soulevée à l’encontre de la psychanalyse.

C’est sans doute Ferenczi – qui, on s’en souvient, reprochait à Freud de ne pas avoir abordé le transfert négatif dans l’analyse faite avec lui – qui a le mieux évoqué le traumatisme que représente pour l’enfant la scène originaire du fait de la disparité qui existe entre l’enfant et l’adulte. Dans Confusion de langue entre les adultes et l’enfant, le langage de la tendresse et de la passion, il décrit les réactions de peur, de dégoût et de haine, ressenties par l’enfant et conclut :

« … dans l’érotisme de l’adulte, le sentiment de culpabilité transforme l’objet d’amour en un objet de haine et d’affection, c’est-à-dire un objet ambivalent. Tandis que cette dualité manque encore chez l’enfant au stade de la tendresse […] La théorie de la génitalité, qui essaie de donner une explication d’ordre phylogénétique de la lutte des sexes, devra tenir compte de cette différence entre les satisfactions érotiques infantiles et l’amour, imprégné de haine de la copulation de l’adulte[2]. »

Ainsi, de même que la haine se trouve incluse dans la scène originaire, la haine ressentie envers la scène originaire et ses protagonistes n’apparaît pas à découvert et prend mille détours, au gré du refoulement. Mais elle peut aussi jeter un éclairage si fort, si cru sur cette scène que celle-ci en devient tout à fait intolérable et inspire un sentiment d’effroi, de répulsion, et d’horreur. On pourrait dire, d’une certaine manière, la haine de la haine, comme un feu qui redouble.

L’adolescence, au moment de la réviviscence de l’Œdipe et de la prise de conscience, avec la maturité sexuelle, de la sexualité des parents, est certainement la période la plus vulnérable, et de ce fait une période d’entrée potentielle dans la psychose.

De même que la violence est du côté de l’expulsion, l’horreur qui, pas plus que la violence, n’est à proprement parler une notion psychanalytique, se situe du côté de la répulsion. Elle exerce sur le moi un effet de fascination qui soit le fige, soit crée un état d’excitation. L’horreur est un hérissement, un frissonnement, un ressenti essentiellement d’ordre corporel. Comme la violence, qui s’inscrit dans un acte, l’horreur a un même caractère concret, physique. Elle serait la résurgence de cette motion première, violente, brutale, cette première « poussée de lave » dont Freud pensait qu’elle restait inactivée ou en tout cas autonome, qui soumettrait le moi aux mêmes mécanismes de défense, de répulsion et d’expulsion, que l’on retrouve dans le mode de fonctionnement psychotique.

J’emprunte à une patiente, tourmentée par la question de ses origines, en l’occurrence, arméniennes, ces mots :

« Je ne veux plus voir ma mère parce que ses histoires de filiation à la fois ne m’intéressent pas et m’agacent… Qu’elle soit la fille de l’un ou de l’autre, ça ne change rien… C’est un terrain miné. La relation entre deux personnes est toujours douloureuse. C’est un piège… ça fait perdre ses repères… La sexualité, c’est toujours pour moi quelque chose de menaçant, mais je ne sais pas ce qui est menaçant… »

Dans l’analyse en face à face, il a fallu nécessairement respecter des clivages pour que, dans sa quête des origines, cette patiente, qui refusait de se situer dans une filiation maternelle, ne se trouve pas confrontée au génocide en lieu et place d’une scène originaire, pour que le traumatisme collectif que représente la réalité de l’extermination systématique d’un peuple et de ses origines n’en vienne pas à être en collusion, ou plutôt à se substituer au fantasme d’une scène originaire.

Elle m’a longtemps maintenue dans une grande confusion, qui paradoxalement la protégeait, aussi longtemps qu’elle a eu besoin de ne pas se sentir exposée à une désorganisation suscitée chez elle par une scène originaire trop violente, trop explosive. Elle était envahie par des scènes à la fois fascinantes et excitantes : un « bordel », disait-elle, dans tous les sens du terme, de chaos et de copulation. La haine était si destructrice, si désorganisante, si diffractante pour le moi qu’elle ne se fixait sur aucun objet et sur tous à la fois, dans une sorte d’hypersexualité qui mettait en échec toute constitution de fantasmes. Comme si la haine devenait elle-même une origine en l’absence de toute origine.

Comment alors parler de patients régressés ou de régression, en pareil cas ? Comment en effet concilier l’expérience de patients qui, au bord d’une profonde dépression psychotique, sont confrontés à la menace du gouffre, de l’anéantissement, avec l’idée même de régression qu’elle soit formelle, topique ou temporelle ?

Avec de tels patients, qui s’en tiennent à l’« actuel », à la collusion du passé et du présent, c’est-à-dire dans une expérience passée toujours présente et toujours recommencée, seule la rencontre transférentielle avec l’analyste, qu’elle ait lieu dans une psychothérapie analytique ou dans un psychodrame, peut apporter un jeu suffisant, créer une relation qui fonctionne comme situation fondatrice à la fois originale et originelle, où la construction d’une nouvelle histoire, à deux ou à plusieurs, prime sur l’interprétation d’une histoire passée peu accessible.

Par la présence et la médiation de l’analyste, la haine se trouve interceptée, canalisée, focalisée, perd de sa violence démesurée, sauvage, et de l’horreur qui l’accompagne, peut enfin dessiner des contours, là encore, à la manière d’une ombre portée.

[1] J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Fantasme originaire, fantasmes des origines, origine du fantasme, 1964, Hachette, Paris, 1985.
[2] S. Ferenczi (1932). Journal clinique, t. IV. Paris, Payot, 1985, p. 135.