La Revue Française de Psychanalyse

Deux questions à Laurence Kahn à propos de son article « L’heure zéro. Mythe, déréalisation, fondation »

Deux questions à Laurence Kahn à propos de son article « L’heure zéro. Mythe, déréalisation, fondation »

Article paru dans la RFP 87 (4) : 815-827, 2023.

Rfp : Votre texte « L’heure Zéro. Mythe, déréalisation, fondation », que certains d’entre nous ont eu la chance d’entendre au colloque de Deauville 2022 et qui vient de sortir dans le numéro 2023-4 de la RFP, nous engage à une réflexion de fond sur la sublimation ou plutôt les sublimations sous un angle inédit.

Vous nous invitez à approcher ce qui peut paraître à première vue « scandaleux » : « la stupéfiante combinaison de l’art et du génocide durant l’ère nazie », et à ne pas céder au refus de penser par une condamnation trop rapide. Votre texte suggère aussi que la politique peut être considérée par certains comme une forme de sublimation : mais alors quelles seraient les possibilités de différencier celle qui s’appuierait sur l’éthique, la loi et le renoncement de celle où la destructivité, la fascination ou l’idéalisation l’emporteraient ?

Laurence Kahn : Tout d’abord, je dois préciser que les nazis ne parlent jamais de la politique comme d’une sublimation, mais comme d’un art. Tout le problème est là. Je vais y revenir. Auparavant, je dois faire un détour pour vous répondre. En l’espèce, si je considère le chemin qui m’a conduite à aborder cette question, il me semble que les prémices furent la relecture de L’homme Moïse et le monothéisme en même temps que je découvrais le court texte de Thomas Mann, La loi.

Je lis depuis très longtemps cet auteur qui m’a le premier, avec Docteur Faustus, confrontée à l’abîme que représente la relation entre l’immense culture allemande et la dévastation nazie. Avec la lecture de Frère Hitler écrit en 1938, j’avais également découvert sa féroce interprétation de « l’homme Hitler », à la fois Gegenkünstler (« contre-artiste »), virtuose de la magie noire de la parole et « bousilleur de la figure du grand homme ». Quand Mann écrit : « combien cet homme doit détester l’analyse ! », je soupçonne secrètement que la fureur avec laquelle il marcha contre certaine capitale s’adressait au fond au vieil analyste installé là-bas, son ennemi véritable et essentiel, le philosophe qui démasqua la névrose, le grand désillusionneur, celui qui sait à quoi s’en tenir et en sait long sur le « génie’ », il fait explicitement référence à Freud.

À la lecture de La Loi, j’ai mesuré à quel point il avait fait quasi directement usage de ce que lui avait appris L’homme Moïse (dont on a retrouvé un exemplaire annoté dans sa bibliothèque), mais en mettant peut-être plus encore l’accent sur la dimension politique de la loi. On y voit en effet Moïse, « le grand homme », élaborer les commandements qui doivent conduire une bande de Bédouins idolâtres à accepter les renoncements fondateurs d’une société et d’une civilisation émancipées, d’une société « éclairée ». Comme si l’axe de la lecture de L’homme Moïse par Mann avait été la laïcisation éthique de la religion juive, effectivement présente dans le texte freudien. L’élection y est dite une croyance. Et, certes, Moïse a libéré les juifs d’Égypte « en affirmant qu’il agissait sur l’ordre de Dieu ». Mais, en fait, « derrière ce dieu, il y a la personne de Moïse » : c’est donc lui qui « a créé les juifs » en instaurant la loi.

C’est en ce point que les travaux d’Olivier Jouanjan, en particulier Justifier l’injustifiable, m’ont grandement aidée. Ils m’ont permis de saisir l’écart majeur qu’il y avait entre la « loi » – cette loi honnie des nazis parce que fondée sur l’abstraction et l’impersonnalisation, et porteuse d’une norme universalisable – et le « droit » national-socialiste visant premièrement la légitimation de l’entrée du biologique dans le politique. Un droit « concret », directement placé au service d’un corps social désormais défini par la race et conçu comme une masse soudée organiquement dont le Führer, porteur de la volonté populaire, n’est pas un mandataire : il est cette volonté populaire, il incarne sans médiation cette volonté populaire.

Or L’homme Moïse a été très exactement écrit durant les années où le IIIe Reich s’est employé à détruire la « loi » et à dévaster ce que Freud présente comme son objet central : avec l’invention du monothéisme articulée à l’invisibilité du dieu, l’édification de prescriptions universalisables, fondées sur l’exercice de la pensée et sur le renoncement à l’immédiateté de l’attraction sensorielle et de ses appâts. Dans L’homme Moïse, Freud établit une relation explicite entre l’éthique, le progrès dans la vie de l’esprit (la « Geistigkeit »), « l’encouragement aux sublimations » et le refus de la magie et de la mystique.

J’en reviens ainsi à votre question. Car le problème était pour moi de savoir si la constante référence nazie à l’art et au mythe avait quoi que ce soit à voir avec la sublimation. Que la notion même de sublimation ait été bannie parce que relevant d’un processus individuel était une réponse insuffisante quand on voyait ce qui avait été confié au mythe aryen, omniprésent depuis Mein Kampf, et à sa puissance dite créatrice. Et pas seulement au mythe aryen d’ailleurs : comme le souligne Éric Michaud, tous les grands auteurs allemands, pourvu qu’ils ne soient pas juifs, furent embauchés pour que le Trieb, la pulsion vers l’indépendance et la liberté de ce peuple neuf reçoive la forme d’une « organisation » culturelle en accord avec l’« état racial organique ». En ce sens, mythe et patrimoine culturel ont directement contribué à une véritable théorie esthétique du pouvoir.

De fait, Hitler et Goebbels s’étaient très tôt entendus sur le pouvoir de l’art comme arme à la fois esthétique et politique (Hitler en 1933 dans une lettre à Siegfried Wagner parle « d’épée spirituelle »). L’un et l’autre y voyaient un territoire où se manifesteraient les hautes vertus du « Geist éternel » de race allemande. Et d’ailleurs, tous les Allemands applaudissent quand, avec la refondation de la radio allemande, Goebbels promet le retour à l’esprit, à la Geistigkeit de la grande Allemagne, ruinée par l’instinct populacier de la république de Weimar. Aux yeux de Goebbels, la propagande est un art créateur. Lorsque Kracauer analyse les productions cinématographiques de la UFA-film, c’est très précisément cet aspect qu’il repère et étudie.

Par conséquent, quand Thomas Mann écrit à propos des enjeux de Josef et ses frères : « le mot “mythe” a aujourd’hui une mauvaise odeur – il suffit de penser au titre que le “philosophe” du fascisme allemand, Rosenberg a donné à son méchant traité : Le mythe du XXe siècle », il pose exactement la question que vous me posez : comment distinguer un processus sublimatoire qui s’appuierait sur l’éthique, la loi et le renoncement d’un processus dominé par la destructivité, la fascination ou l’idéalisation ?

Le détour précédent comportait l’embryon d’une première réponse : le mythe cesse d’avoir une mauvaise odeur si l’ordre juridique est clairement distingué comme discours tiers, et que cette instance tierce n’est pas intimement infestée par, confondue avec l’imaginaire de pureté et de conquête sur lequel est bâtie la Weltanschauung fantasmatique nazie. Autrement dit, si le mythe, certes organisateur d’une dimension symbolique, est tenu à distance de l’accomplissement réel, s’il ne se réalise pas concrètement.

Le second embryon de réponse appartient au tandem que forment les idéaux et le surmoi. Freud nous met clairement en garde dans L’Avenir d’une illusion : toute avancée culturelle avec sa cohorte de renoncements alimente en sous-main la rébellion du ça et, par là même, la haine de l’individu contre la culture. Il est encore plus précis dans Le Malaise dans la culture quand il souligne le cercle vicieux lié au fait que la résistance du socius à la dislocation dépend de « l’accroissement du sentiment de culpabilité », lequel peut progressivement devenir insupportable pour l’individu. C’est précisément ce dont le corps social est dispensé dès lors qu’il n’est plus théorisé comme Gesellschaft (comme société) mais comme Volksgemeinschaft (comme communauté du peuple) et que celle-ci prend le visage d’une Gefolgschaft, d’une « suite », d’une « troupe » liée au chef par un lien d’indéfectible fidélité – ce sur quoi Viktor Klemperer insiste beaucoup. L’État, désormais décrit comme « l’organisme vivant d’un peuple », réduit à néant les fonctions tierces, abolit toutes les limitations déterminées par les modalités politiques de la représentation et du mandat légal, et leur substitue l’exercice d’une autorité fondée sur l’adoration et le « fanatisme » – terme que Klemperer étudie également avec beaucoup de soin.

Au fond, la force anticipatrice des hypothèses de Psychologie des masses et analyse du moi est de nous montrer comment peut se constituer une telle « troupe », comment les idéaux unanimement partagés détruisent les ressorts conflictuels, ambivalentiels, essentiels à l’hétérogénéité du socius. L’individualisation des membres de la société et la diversité interne qu’elle garantit reposent sur le caractère bigarré des identifications individuelles propres à chacun de ses membres, ce qui implique que les liens objectaux peuvent jouer leur partie face à la puissance narcissique de l’attachement au chef. C’est par conséquent la compacité narcissique de la masse, issue de l’adhésion à un unique idéal, et son mode de structuration qui donnent des indications sur le fonctionnement effectif ou non de la sublimation. Ainsi, quand Freud repère la dimension « utopique » de la Weltanschauung nazie, mais aussi son caractère médiéval par opposition aux idéaux de progrès des bolchéviques, il entrevoit les effets d’identifications héroïques dont Christian Ingrao a montré combien elles étaient essentielles, par exemple dans l’engagement d’une élite intellectuelle au sein des Einsatzgruppen. Des identifications dispensées de toutes les limitations qu’impliquerait une pensée du progrès : l’utopie est portée par une harangue nourrie de promesses magiques.

Certes, tout discours politique est contraint de promettre en proportion des idéaux qu’il soutient, condition sine qua non de l’impulsion au changement. De promettre de détruire un peu ou beaucoup et de reconfigurer les faits pour qu’émerge la fiction plausible d’un avenir meilleur. À mon avis, c’est dans cette perspective qu’il faut comprendre ce que Freud écrit en 1937 à Marie Bonaparte à propos de la sublimation : « Toutes les activités qui organisent ou effectuent des changements sont, dans une certaine mesure, destructrices et redirigent ainsi une portion de la pulsion [de destruction] loin de son but destructeur original. » Or, dans le cas du nazisme, cette opération de « redirection » est barrée puisque justement la fonction symbolique du récit mythique avec sa dimension de dédommagement en regard des « nécessités de la vie » s’est effondrée, et que le mythe présenté comme originaire et devant s’auto-réaliser fait une entrée fracassante dans le réel. On chercherait en vain la marge où se situe le refoulement social, puisque la satisfaction hallucinatoire s’empare en bloc de la perception de la réalité et détermine les actes.

Rfp : 2. À partir du concept d’heure zéro, heure du silence et de l’effroi abyssal après la défaite allemande, vous nous engagez à une réflexion sur la déréalisation, un concept qui permet de mettre temporairement en suspens le recours un peu trop systématique au clivage et au refoulement. Quel est alors le destin, quelle est la valeur des sublimations qui ont aussi pour fondement la déréalisation ? Et dans une perspective un peu différente, pensez-vous que ce processus soit encore à l’œuvre aujourd’hui en Europe ?

LK : Ceci fait directement suite à ce que je viens de dire. Le terme de déréalisation est employé pour décrire le traitement par les Allemands de l’ampleur des massacres et destructions qu’ils découvrent dans l’immédiat après-guerre. Nombre d’auteurs se sont interrogés sur le mécanisme qui leur a permis de faire silence pendant plusieurs décennies sur la dévastation réelle perpétrée par le IIIe Reich. Des psychanalystes comme Alexander et Margarete Mitscherlich ou Werner Bohleber, et des non-psychanalystes qui ont lu Freud avec le plus grand soin – je pense par exemple à Eric Santner ou Dominick LaCapra ou Frank Trommler, d’autres encore. Tous se posent la même question : comment l’événement collectif a-t-il pu être ainsi vidé de sa substance de réalité ? S’est-il agi de surseoir à l’effondrement mélancolique qui menaçait la nation entière, grâce à la reconstruction « maniaque » de l’Allemagne en ruine ? Comment a fonctionné la réorientation extrêmement rapide de tous les investissements en appui sur la valeur « travail » (comme vous le savez, « Arbeit macht frei ») ? Günther Anders utilise le terme d’Irrealisierung dès son premier retour en Autriche, en 1950, et celle-ci apparaît au fond comme faite de la même pâte que l’irréalisation des effets de la destructivité meurtrière effectuée au nom de l’utopie nazie. Pour ma part, ce que je retiens, c’est que dans tous les cas la déréalisation est déréalisation d’actes. Cela est si vrai que, aussitôt l’État allemand réinstauré, elle se traduit par deux amnisties promulguées en 1949 et 1951 au nom de « la politique du passé » menée par Adenauer. Ce n’est pas le lieu ici d’entrer dans les détails, disons que c’est la suite du travail.

Du coup, j’ai envie de vous retourner la question : peut-on dire que la sublimation a pour fondement la déréalisation ? Peut-on dire que la créativité procède d’un dispositif de déréalisation ? Est-ce que l’objet-trouvé créé est un objet déréalisé ? Est-ce que la désexualisation est assimilable à la déréalisation ? Je ne le pense pas. Le cœur de la sublimation réside dans le traitement de l’excitation – et Jean-Louis Baldacci en a très bien montré l’un des ressorts « dès le début » avec l’enjeu d’un renoncement à une satisfaction immédiate et le possible investissement d’une satisfaction substitutive, détournée, qui permet l’apaisement. Cette thématique du changement de but pulsionnel est présente d’emblée chez Freud. Alimentée par l’activité du Phantasieren, elle ne consiste pas dans l’abrogation de la consistance réelle des objets et des faits. Elle agit par transformation, l’objet transitionnel étant exemplaire de la double appartenance à la réalité et à l’imaginaire.

Or ce qui me frappe plus que tout dans ce que ces auteurs ont tenté de cerner avec la notion de déréalisation, c’est qu’on ne voit pas du tout sur quel territoire imaginaire, fictif, créateur jouerait l’illusion permettant un changement de but, permettant la moindre « redirection » comme dit Freud. À la magie d’une harangue qui appelait à l’accomplissement du meurtre fait suite la magie des bâtisseurs qui réalisent la reconstruction sans rien vouloir savoir des actions qui ont détruit leur univers. Les idéaux – hormis celui du « peuple travailleur », comme dit Adorno – semblent s’inverser de destruction à reconstruction. Et ceci n’est même pas certain puisque la destruction massive était elle-même effectuée au nom d’une reconstruction supposée nécessaire après ladite ruine infligée par Weimar.

Quand dans « Pour introduire le narcissisme » Freud note que « la formation de l’idéal du moi est souvent confondue avec la sublimation des pulsions » et qu’il ajoute : « tel qui a échangé son narcissisme contre la vénération d’un idéal du moi élevé n’a pas forcément réussi pour autant à sublimer ses pulsions libidinales », il insiste sur cela : sur le fait qu’idéalisation et sublimation œuvrent économiquement à contre-courant l’une de l’autre – étant entendu que topiquement elles sont parfaitement distinctes : l’idéalisation suppose le maintien de l’objet alors que la sublimation s’organise autour de son changement. Mais pour creuser plus avant la relation de ces deux entités dans la vie de la masse, il faut élaborer de nouveaux fragments de « clinique » collective. C’est ce que j’essaie à l’heure actuelle d’explorer.

Disons que je m’appuie sur cette remarquable déclaration de Hitler dans Mein Kampf dont à mon avis il faut peser tous les termes et leurs conséquences : « Les grands théoriciens ne sont que très rarement de grands organisateurs car la grandeur du théoricien et du faiseur de programme réside en premier lieu dans la connaissance et la définition de lois abstraites correctes, tandis que l’organisateur doit être avant tout un psychologue. Il doit prendre l’homme tel qu’il est, et doit pour cela le connaître. Il doit tout aussi peu le surestimer que le sous-évaluer dans sa masse. Il doit, au contraire, essayer de prendre en compte à parts égales la faiblesse et la bestialité afin de façonner, en intégrant tous ces facteurs, une entité qui, en tant qu’organisme vivant, est remplie de la force la plus vigoureuse et la plus inaltérable, propre à porter une idée et à lui ouvrir le chemin du succès. »

Quant au caractère contemporain de ces processus, il est nécessaire plus que jamais d’en différencier les mécanismes : mensonge, déformation, déréalisation, propagande, fake news, « faits alternatifs ». Disons qu’entre le succès du complotisme, la montée de l’extrême droite en Europe, la réussite de Trump malgré ou grâce à la multiplication des inculpations et mises en examen, et enfin l’infiltration très active de tous les silences de l’après-guerre au sein des discours tenus depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, on se dit que ces questions sont plus actuelles que jamais.