Entretien avec Jean-Louis Baldacci
Rfpsy : Peu de temps après la publication de L’analyse avec fin (Puf, Petite bibliothèque de psychanalyse, 2016), vous publiez « Dépasser les bornes », le paradoxe du sexuel (Puf, Le fil rouge, 2018). Y a-t-il une filiation entre ces deux ouvrages ?
Jean-Louis Baldacci : Dans L’analyse avec fin, je partais du paradoxe du transfert, la plus grande des résistances et la meilleure arme pour les réduire. Car le transfert apparaît comme un biface avec une part qui fixe à l’objet et aliène, c’est le transfert dans sa dimension d’investissement, et une part qui déplace, éloigne de l’objet, transforme les traces mnésiques en souvenirs, ouvre sur l’autre et libère la pensée. C’est le transfert déplacement. En interrogeant les conditions de la dynamique processuelle de ce paradoxe, j’en arrivais à un autre paradoxe : celui de l’interprétation dont certaines formes renforcent le transfert investissement, tandis que d’autres le réduisent au profit de l’ouverture et d’une fin possible de l’analyse. Mais ce cheminement montrait que toutes les étapes du processus analytiques sont parcourues par la coexistence dynamique des deux termes qui composent un troisième paradoxe. Il s’agit de la sexualisation et de la désexualisation, expression du jeu analytique pris entre la séduction et l’interdit. J’en arrivais ainsi à penser que c’est ce rapport, ce jeu, qui donne à la parole sa fonction symbolisante, permet l’investissement d’un nouvel objet ainsi que le partage d’ un idéal.
Avec « Dépasser les bornes », le paradoxe du sexuel, j’essaie de rapporter ces trois paradoxes à un seul, celui du sexuel comme concept limite qui permet la coexistence paradoxale de forces opposées, celles de la vie et de la mort, dont l’union et la désunion sont susceptibles d’ouvrir sur le nouveau grâce à l’instauration de transformations dynamiques fécondes. À quelles conditions et avec quels risques le sexuel permet-il de dépasser et d’utiliser le jeu des forces opposées qui le constitue ? C’est le thème du livre.
Rfpsy : Le titre apparaît un peu énigmatique : « dépasser les bornes » reprend une expression d’une lettre de Freud au pasteur Pfister. Mais quel lien faites vous entre cette exhortation freudienne : « Il faut devenir mauvais, dépasser les bornes, se sacrifier, trahir et se comporter à la manière de l’artiste qui s’achète des couleurs avec l’argent du ménage ou qui brûle les meubles afin de chauffer l’atelier pour le modèle » et ce que vous nommez le paradoxe du sexuel ? Qu’entendre d’ailleurs par ce paradoxe ?
JLB : Je commencerai par la seconde partie de votre question, celle portant sur le paradoxe. Comme on vient de le voir, je poursuis la piste d’une coexistence paradoxale de forces opposées au cœur du fonctionnement psychique, en particulier celles de vie et de destruction. Le sexuel permettrait l’articulation dynamique de ces couples d’opposés. Cette option, au plus proche du sens étymologique de sexuel, celle qui renvoie à la différences des sexes, à la séparation et conjointement à l’articulation possible de ce qui est séparé implique une économie et une dynamique psychique faite de mouvements de sexualisation et de désexualisation. Selon cette perspective, le sexuel ne réduit pas le paradoxe, mais essaie de l’utiliser selon la perspective évolutionniste darwinienne chère à Freud. Rappelons-nous en effet ce qu’il écrit au sujet de la sexualité dans Au-delà du principe de plaisir : « une découverte fortuite et tardive, consolidée comme avantageuse ». Le sexuel permettrait ainsi non pas d’intriquer les forces de vie et de destruction, mais d’utiliser et de dépasser la dynamique paradoxale qu’elles suscitent. Le dépassement correspondrait à une ouverture évolutive sur le nouveau et à la sortie de la répétition. Au plan analytique cela implique de ne privilégier aucun des termes du paradoxe, ni la vie pulsionnelle ni l’ordre et la conformité. Il ne s’agit pas non plus de considérer la sublimation comme une synthèse possible mettant fin au paradoxe. Dépasser cela veut dire reconnaître les termes du paradoxe et maintenir ouverte la dynamique qu’ils peuvent générer. Du côté de l’analyste, il s’agit de ne pas se laisser piéger par une vision idéalisante et normative de la cure. C’est ce qu’écrit Freud à Pfister. Il lui signifie ainsi qu’il importe avant tout de retrouver la force créatrice de la sexualité infantile. Cela implique d’abord que l’analyste reconnaisse les mouvements antagonistes qui l’animent et qu’il transmette à son patient la manière dont peut s’ouvrir une troisième voie, un dépassement possible des termes du paradoxe qui ne les effacent pas.
Rfpsy : Dans la clinique, comment se déploie ce mouvement du paradoxe du sexuel, en particulier dans l’articulation à l’interprétation de et du transfert ? Quel rôle accorder à la parole ? Quelle place y tient la sublimation ?
JLB : Dans la cure, il s’agit de retrouver grâce au transfert la vitalité de la sexualité infantile. Les contraintes de réalité médiatisées par le commerce avec l’objet imposent la reprise des transformations pulsionnelles. Ici les problématiques du détour et du renoncement, du jeu et du renversement, portées par les interprétations sont essentielles (voir la première partie du livre : « Sexuel, sexualité infantile, pulsion »). Elles montrent l’importance de la sublimation envisagée comme un processus à l’œuvre dès le début de la vie psychique (Voir la deuxième partie : « Pulsion, objet et transition, le rôle de la sublimation »). Selon cette perspective, c’est « la sublimation du début » qui permettrait d’assurer la fonction symbolisante d’une parole prise entre la pulsion et l’objet. Dans la cure, cette sublimation qui permet le transfert sur la parole est portée par le jeu des interprétations de et du transfert, interprétation de transfert qui favorise le transfert sur l’objet via la parole (sexualisation), interprétation désexualisante du transfert qui réduit le transfert sur l’objet au profit de la parole (voir la troisième partie : « L’ouverture par la parole »). Mais lorsque cette issue symbolisante de la parole est perturbée, c’est le rapport pulsion/objet qui est atteint et avec lui les assises narcissiques. Le déséquilibre peut se faire alors au profit de la pulsion ou de l’objet (voir la quatrième partie du livre : « Les détournements narcissiques du sexuel »). Les clivages qui en résultent, liés à des fixations traumatiques, imposent non seulement à l’analyste de dépasser contre-transférentiellement les bornes mais de sortir aussi des limites de la méthode analytique classique (voir la cinquième partie, « “Dépasser les bornes“ pour sortir des clivages »).
La question se pose alors de savoir ce qui, dès le début, engage un processus sublimatoire à l’origine de la psychisation du sexuel. Correspondrait-il à un meurtre de la mère qui serait, dès le début, grâce à la parole et au langage, l’agent de la séparation des corps et permettrait dans l’après-coup la reprise symbolisante du meurtre du père ? La trace du meurtre de la mère se trouverait-elle au cœur de la langue maternelle comme premier dépassement, première Aufhebung, première sublimation ? C’est le propos de la sixième et dernière partie du livre intitulée « Un meurtre de la mère ? ».