La Revue Française de Psychanalyse

Freud dans le texte

Freud dans le texte

“MERCI MLLE, VOUS ETES BIEN BONNE”

Cher ami,

[…] Ton conseil, qui m’enjoint finement d’étudier le français, me semble faire de nécessité vertu, une vertu qui n’a cependant rien à voir avec la pure « virtus ». « Le français est la clé qui ouvre les cœurs », dis-tu en paraphrasant Shakespeare qui attribue le même effet à la musique. « Les demoiselles sont ennuyeuses, ergo : elles sont un remède contre l’ennui, car le poison est le meilleur contrepoison. » Mais si on était bien portant auparavant, le poison n’est-il pas un poison, et si l’on ne s’ennuie pas tout seul, les demoiselles ne sont-elles pas une quintessence de poison d’ennui, et non pas un contrepoison ? Ensuite, il faudrait encore examiner si les demoiselles sont seulement ennuyeuses quand on parle allemand avec elles, ou si elles le sont aussi quand on parle français avec elles ? Bref, les demoiselles ne font rien à l’affaire, et si malgré tout elles sont en cause, tu as tort de les invoquer contre moi. Tu sais du reste que j’ai appris suffisamment de français à ton école pour pouvoir assurer à n’importe quelle demoiselle qu’elle parle fort bien cette langue, pour l’avoir étudiée seulement pendant six ans, et lui répondre, si elle me fait le même compliment : « Merci Mlle, vous êtes bien bonne ».

Vienne, 20 août 1873

Lettre de Sigmund Freud à Eduard Silberstein, Lettres de jeunesse, Traduction Cornélius Heim, Paris, Gallimard, 1990, p. 72.