La Revue Française de Psychanalyse

Freud dans le texte

Freud dans le texte

FREUD DANS LES TEXTES | Numéro 2023-3

Les restes

Sigmund Freud Lettres à Wilhelm Fliess 1887-1904, Paris, Puf, 2006
Lettre 112 du 6 décembre 1896, p. 263 à 272, extraits

Mon cher Wilhelm,

Aujourd’hui, après avoir goûté la pleine mesure de travail et de gains dont j’ai besoin pour mon bien-être (10 heures et 100 fl.), mort de fatigue et l’esprit dispo, je vais essayer de t’exposer tout uniment mon dernier petit morceau de spéculation.

Tu sais que je travaille avec l’hypothèse que notre mécanisme psychique est apparu par superposition de strates, le matériel présent sous forme de traces mnésiques connaissant de temps en temps un réordonnancement selon de nouvelles relations, une retranscription. Ce qu’il y a d’essentiellement nouveau dans ma théorie, c’est donc l’affirmation selon laquelle la mémoire n’est pas présente une fois, mais plusieurs fois, consignée en diverses sortes de signes. J’ai affirmé à l’époque (aphasie) qu’un réordonnancement semblable a lieu pour les voies venant de la périphérie. Je ne sais pas combien il y a d’inscriptions de ce genre. Au moins trois, vraisemblablement plus.

[…]

Je veux souligner que les inscriptions qui se suivent présentent la production psychique d’époques successives de la vie. C’est à la frontière entre deux de ces époques que doit avoir lieu la traduction du matériel psychique. Je m’explique les particularités des psychonévroses par le fait que pour certains matériaux cette traduction n’a pas eu lieu, ce qui a certaines conséquences. Nous maintenons en effet qu’existe la tendance à l’équilibrage quantitatif. Toute transcription ultérieure inhibe la précédente et en draine le processus d’excitation. Là où manque la transcription ultérieure, l’excitation est liquidée selon les lois psychologiques qui étaient en vigueur à la période psychique précédente et par les voies qui étaient alors disponibles. Il subsiste ainsi un anachronisme, dans une certaine province des « fueros[1] » sont encore en vigueur ; il se produit des survivances.

Le refusement de la traduction, voilà ce qui dans la clinique s’appelle le refoulement. Le motif en est toujours une déliaison de déplaisir que la traduction ferait naître, comme si ce déplaisir provoquait une perturbation de pensée qui ne permet pas le travail de traduction.

À l’intérieur de la même phase psychique et parmi des inscriptions du même type, une défense normale entre en vigueur à cause de la formation de déplaisir ; mais c’est seulement contre une trace mnésique non encore traduite, issue d’une phase antérieure, que s’exerce la défense pathologique.

[…]

Dans le cas où la défense réussit le refoulement, cela ne dépend pas de la grandeur de la déliaison de déplaisir. En effet, c’est justement contre des souvenirs accompagnés du plus grand déplaisir que nous faisons souvent de vains efforts. On peut donc présenter les choses comme suit. Quand un événement A, actuel, a éveillé un certain déplaisir, l’inscription mnésique AI ou AII contient un moyen d’inhiber la déliaison de déplaisir, lors du réveil du souvenir. Plus il est remémoré souvent, plus cette déliaison est finalement inhibée. Mais il existe un cas pour lequel l’inhibition n’est pas suffisante : quand A, actuel, a délié un certain déplaisir et que lors de son réveil il délie de nouveau du déplaisir, celui-ci est alors impossible à inhiber. Le souvenir se comporte alors comme quelque chose d’actuel. Ce cas n’est possible qu’avec les évènements sexuels, parce que les grandeurs d’excitation que ceux-ci délient augmentent en elles-mêmes avec le temps (avec les développement sexuel).

L’évènement sexuel qui se produit au cours d’une phase agit donc au cours de la phase suivante sur un mode actuel et il est de ce fait impossible à inhiber. La condition de la défense pathologique (refoulement) est donc la nature sexuelle de l’évènement et sa survenue au cours d’une phase antérieure.

Toutes les expériences vécues sexuelles ne délient pas du déplaisir, la plupart délient du plaisir. La reproduction de la plupart d’entre elles sera donc liée à un plaisir impossible à inhiber. Un tel plaisir impossible à inhiber constitue une contrainte. On en arrive ainsi aux propositions suivantes. Quand une expérience vécue sexuelle est remémorée avec une différence de phase, il se produit, en cas de déliaison de plaisir, une contrainte, en cas de déliaison de déplaisir un refoulement. Dans les deux cas la traduction dans les signes de la nouvelle phase semble être inhibée (?).

La clinique nous enseigne maintenant qu’il y a trois groupes de psychonévroses sexuelles, l’hystérie, la névrose de contrainte, et la paranoïa, et que les souvenirs refoulés, en tant qu’actuels, appartiennent dans l’hystérie à l’âge de 1 an ½ à 4 ans, dans la névrose de contrainte, à l’âge de 4 à 8 ans, et dans la paranoïa à l’âge de 8 à 14 ans.

[…]

Voici un petit fragment tiré de mon expérience quotidienne. Une de mes patientes, dans l’histoire de laquelle le père éminemment pervers joue le rôle principal, a un frère plus jeune qui passe pour être un vulgaire gredin. Un jour, celui-ci surgit chez moi en larmes pour dire qu’il n’est pas un gredin, mais un malade avec des impulsions anormales et une inhibition de la volonté. Mais il se plaint aussi, en dehors de cela, de maux de tête qui sont certainement d’origine nasale. Je le renvoie à sa sœur et à son beau-frère, qu’il va voir aussi. Le soir, la sœur veut que je vienne à cause d’un état violent. J’apprends le jour suivant qu’après le départ de son frère, elle a été prise des plus effroyables… maux de tête, qu’elle n’a jamais d’ordinaire. Raison : son frère lui avait raconté que son activité sexuelle, quand il avait douze ans, consistait à embrasser (lécher) les pieds de ses sœurs quand elles se déshabillaient le soir. Là-dessus lui était venu, dans l’inconscient, le souvenir d’une scène où elle regarde (à quatre ans) papa, en pleine ivresse sexuelle, lécher les pieds d’une nourrice. C’est ainsi qu’elle avait deviné que le goût particulier du fils venait du père. Que celui-ci avait donc été aussi le séducteur du fils. Maintenant elle pouvait s’identifier à lui et prendre ses maux de tête à son propre compte. Ce qu’elle pouvait d’ailleurs faire parce qu’au cours de la même scène le père en furie avait, avec sa botte, heurté la tête de l’enfant cachée (sous le lit).

Le frère hait toute perversité, alors qu’il souffre d’impulsions de contrainte. Il a donc refoulé certaines impulsions auxquelles d’autres viennent se substituer – avec contrainte. C’est là tout le secret des impulsions de contrainte. S’il pouvait être pervers, il serait bien portant comme son père.

[1] Fueros. Le fuero est une loi espagnole ancienne garantissant les privilèges particuliers d’une ville ou d’une province.