La Revue Française de Psychanalyse

Freud dans le texte

Freud dans le texte

FREUD DANS LES TEXTES | Numéro 2021-5 Espace psychique, lieux, inscriptions

Note sur le « bloc magique »
S. Freud (1924 [1925a] OCF.P, XVII, Paris, Puf : 139-143

Si je me méfie de ma mémoire – le névrosé le fait notoirement, dans une mesure frappante, mais le normal a lui aussi toute raison de le faire – je puis compléter et assurer la fonction de celle-ci en me faisant une notation écrite. La surface qui garde cette notation, la tablette à écrire ou la feuille de papier, est alors pour ainsi dire un élément matérialisé de l’appareil mnésique que d’ordinaire je porte invisible en moi. Pour peu que je retienne le lieu où le « souvenir » ainsi fixé est rangé, je puis à tout instant le « reproduire » à loisir et je suis certain qu’il est demeuré non modifié, donc qu’il a échappé aux déformations qu’il aurait peut-être subies dans ma mémoire.
Si je veux me servir abondamment de cette technique pour l’amélioration de ma fonction mémorielle, je remarque que deux procédés distincts sont à ma disposition. Je puis premièrement choisir une surface d’écriture qui garde intacte, pendant un temps indéterminé, la note à elle confiée, soit donc une feuille de papier sur laquelle j’écris à l’encre. Je conserve alors une « trace mnésique permanente ». L’inconvénient de ce procédé consiste en ce que la capacité de réception de la surface d’écriture s’épuise bientôt. La feuille est entièrement écrite, n’a plus d’espace pour de nouvelles notations et je me vois obligé de faire usage d’une autre feuille, encore non écrite. De plus l’avantage de ce procédé qui fournit une « trace permanente » peut perdre pour moi sa valeur, notamment lorsque mon intérêt pour la note s’est éteint après quelque temps, et que je ne veux plus la « maintenir en mémoire ». L’autre procédé est exempt de ces deux défauts. Si, par exemple, j’écris à la craie sur une tablette d’ardoise, j’ai une surface de réception qui reste pendant un temps illimité capable de réception et dont je puis détruire les notations dès qu’elles ne m’intéressent plus, sans qu’il me faille rejeter la surface d’écriture elle-même. L’inconvénient est ici que je ne puis pas conserver une trace permanente. Si je veux porter sur la tablette de nouvelles notes, il me faut effacer celles dont elle est déjà recouverte. Capacité de réception illimitée et conservation de traces permanentes semblent donc s’exclure pour les dispositifs par lesquels nous fournissons à notre mémoire un substitut. Il faut ou que la surface réceptrice soit renouvelée ou que la notation soit anéantie.
Les appareils auxiliaires que nous avons inventés pour l’amélioration ou le renforcement de nos fonctions sensorielles sont tous édifiés comme l’organe sensoriel lui-même ou des parties de celui-ci (lunettes, appareil photographique, cornet acoustique, etc.). Mesurés à cette aune, les dispositifs auxiliaires semblent particulièrement défectueux au regard de notre mémoire, car notre appareil animique opère justement ce que ceux-ci ne peuvent pas opérer ; il est de façon illimitée capable de réception pour des perceptions toujours nouvelles et il en produit pourtant des traces mnésiques permanentes, quoique non inaltérables. Dans l’« Interprétation du rêve » (1900), j’ai déjà émis la supposition que cette capacité inhabituelle devrait être impartie au fonctionnement de deux systèmes distincts (organes de l’appareil animique). Nous posséderions un système Pc-Cs, qui reçoit les perceptions, mais ne garde d’elles aucune trace permanente, de sorte qu’envers chaque nouvelle perception il peut se comporter comme une feuille non écrite. Les traces permanentes des excitations reçues se produiraient dans des « systèmes mnésiques » situés en arrière. Ultérieurement (« Au-delà du principe de plaisir ») j’ai ajouté la remarque que le phénomène inexplicable de la conscience apparaît dans le Système de perception en lieu et place des traces permanentes.
Il y a quelque temps a été mis dans le commerce sous le nom de bloc magique un petit instrument qui promet d’en faire plus que la feuille de papier ou la tablette d’ardoise. Il ne prétend être rien de plus qu’une tablette à écrire, d’où on peut enlever les notations par une manœuvre commode. Mais si on l’examine de plus près, on trouve dans sa construction une concordance remarquable avec la façon dont j’ai supposé qu’est édifié notre appareil de perception, et on se convainc qu’il peut effectivement fournir les deux choses, une surface de réception toujours prête et des traces permanentes des notations reçues.
Le bloc magique est une tablette faite d’une masse de résine ou de cire brun foncé enchâssée dans un bord de papier et sur laquelle est posée une mince feuille translucide, restant attachée à la tablette de cire à son extrémité supérieure et restant libre à son extrémité inférieure. Cette feuille est la partie la plus intéressante du petit appareil. Elle consiste elle-même en deux couches qui, sauf aux deux bords transversaux, peuvent être détachées l’une de l’autre. La couche supérieure est une plaque de celluloïd transparent, l’inférieure un papier ciré mince, donc translucide. Quand l’appareil n’est pas utilisé, la surface inférieure du papier ciré colle légèrement à la surface supérieure de la tablette de cire.
On utilise ce bloc magique en procédant à l’inscription sur la plaque de celluloïd de la feuille qui couvre la tablette de cire. Il n’est pas besoin pour cela de crayon ou de craie, car écrire ne tient pas au fait que de la matière soit déposée sur la surface réceptrice. C’est un retour à la manière dont les Anciens écrivaient sur de petites tablettes d’argile ou de cire. Un style pointu raye la surface supérieure, dont les creux donnent l’« écriture ». Dans le bloc magique, ce rayage ne se fait pas directement, mais par l’intermédiaire de la feuille de couverture placée par-dessus. Le style presse, aux endroits qu’il touche, la surface inférieure du papier ciré contre la tablette de cire et ces sillons deviennent visibles sous forme d’écriture sombre à la surface supérieure du celluloïd, habituellement lisse et d’un gris blanchâtre.
Veut-on détruire l’inscription, il suffit de détacher de la tablette de cire la feuille de couverture composée, en la tirant légèrement à partir de son bord inférieur. Le contact intime entre le papier ciré et la tablette de cire aux endroits rayés, à quoi tenait le fait que l’écriture devenait visible, est par là rompu et il ne se rétablit d’ailleurs pas quand les deux se touchent de nouveau. Le bloc magique est alors exempt d’écriture et prêt à recevoir de nouvelles notations.
Les petites imperfections de l’instrument n’ont pour nous naturellement aucun intérêt, étant donné que nous voulons nous attacher seulement à ce qui le rapproche de la structure de l’appareil de perception animique.
Si, alors que le bloc magique est écrit, on détache prudemment du papier ciré la plaque de celluloïd, on voit l’écriture tout aussi nettement à la surface de ce dernier et l’on peut poser la question de savoir à quoi est somme toute nécessaire la plaque de celluloïd de la feuille de couverture. Un essai montre alors que le mince papier serait plissé ou déchiré très facilement si l’on y écrivait directement avec le style. La feuille de celluloïd est donc pour le papier ciré une enveloppe protectrice qui doit écarter les actions endommageantes exercées de l’extérieur. Le celluloïd est un « pare­stimulus ». La couche qui est à proprement parler réceptrice de stimulus est le papier. Je me permets ici de faire référence au fait que, dans l’« Au-delà du principe de plaisir », j’ai exposé que notre appareil de perception animique se compose de deux couches, un « pare-stimulus » externe qui doit abaisser la grandeur des excitations qui arrivent et, à l’arrière, la surface supérieure réceptrice de stimulus, le système Pc-Cs.
L’analogie n’aurait pas beaucoup de valeur si elle ne se laissait pas poursuivre plus avant. Si l’on détache de la tablette de cire l’ensemble de la feuille de couverture – celluloïd et papier ciré –, l’écriture disparaît et, comme mentionné, ne se restitue plus, même plus tard. La surface du bloc magique est exempte d’écriture et de nouveau capable de réception. Mais il est aisé de constater que la trace permanente de ce qui est écrit sur la tablette de cire demeure elle-même conservée et est lisible sous un éclairage approprié. Le bloc ne fournit donc pas seulement une surface réceptrice toujours de nouveau utilisable comme la tablette d’ardoise, mais aussi des traces permanentes de l’inscription comme le bloc de papier ordinaire ; il résout le problème de réunir les deux opérations, en les répartissant entre deux parties constitutives séparées – systèmes –, reliées l’une à l’autre. Mais c’est tout à fait de la même manière que, selon notre hypothèse mentionnée plus haut, notre appareil animique s’acquitte de sa fonction de perception. La couche réceptrice de stimulus – le système Pc-Cs – ne forme aucune trace permanente, les fondements du souvenir se produisent dans d’autres systèmes, contigus.
Nous n’avons pas à nous laisser troubler de ce que dans le bloc magique les traces permanentes des notations reçues ne sont pas exploitées ; il suffit qu’elles soient présentes. Il faut bien que l’analogie d’un tel appareil auxiliaire avec l’organe qui en est le modèle prenne fin quelque part. Le bloc magique ne peut pas non plus, de toute façon, « reproduire » de l’intérieur l’écriture, une fois celle-ci effacée ; ce serait effectivement un bloc magique s’il pouvait accomplir cela comme notre mémoire. Il n’empêche qu’il ne me paraît actuellement pas trop osé de mettre en équivalence la feuille de couverture consistant en celluloïd et papier ciré avec le système Pc Cs et son pare-stimulus, la tablette de cire avec l’inconscient à l’arrière, le fait que l’écriture devienne visible et qu’elle disparaisse avec le fait que s’illumine et se dissipe la conscience dans la perception. Mais j’avoue que je suis enclin à pousser encore plus avant la comparaison.
Dans le bloc magique, l’écriture disparaît chaque fois qu’est supprimé le contact intime entre le papier récepteur du stimulus et la tablette de cire gardant l’impression. Cela rejoint une représentation que je me suis faite depuis longtemps sur le mode de fonctionnement de l’appareil de perception animique, mais que jusqu’à présent j’ai maintenue par-devers moi. J’ai fait l’hypothèse que des innervations d’investissement sont envoyées par coups périodiques rapides de l’intérieur dans le système Pc-Cs pleinement perméable, et sont ensuite retirées. Aussi longtemps que le système reste investi de telle manière, il reçoit les perceptions accompagnées de conscience et transmet l’excitation dans les systèmes mnésiques inconscients ; dès que l’investissement est retiré, la conscience s’éteint et le fonctionnement du système est suspendu. Ce serait comme si l’inconscient, par le moyen du système Pc-Cs, tendait en direction du monde extérieur des antennes qui, après qu’elles en ont dégusté les excitations, sont rapidement retirées. Je faisais donc se produire par la discontinuité du flux d’innervation les interruptions qui dans le bloc magique arrivent de l’extérieur, et en lieu et place d’une suppression de contact effective il y avait, dans mon hypothèse, l’inexcitabilité, intervenant périodiquement, du système de perception. Je supposais de plus que ce mode de travail discontinu du système Pc-Cs est à la base de l’apparition de la représentation du temps.
Si l’on s’imagine que pendant qu’une main écrit à la surface du bloc magique, une autre détache périodiquement de la tablette de cire la feuille de couverture, on aurait là une façon de rendre sensible la manière dont j’ai voulu représenter le fonctionnement de notre appareil de perception animique.