La Revue Française de Psychanalyse

Hystérie et états limites : chiasme

Hystérie et états limites : chiasme

Green A. (2000). Hystérie et états limites: chiasme. Nouvelles perspectives.
Dans A. Le Guen, A. Anargyros, C. Janin (dir), Hystérie : 139-162. Paris, Puf.

Un chiasme est un croisement, le terme s’appliquant aussi bien à des figures de rhétorique qu’à des formations anatomiques. Le mot de « chiasme », cependant, sous-tend la pensée d’un échange de directions opposées là où, a priori, onpenserait à un parallélisme. C’est pourquoi j’ai choisi cette image pour traiter des relations entre hystérie et cas limites. On ne saurait oublier l’ordre d’apparition de ces deux entités : l’hystérie est connue depuis l’Antiquité, elle est à l’origine de la révolution psychanalytique, tandis que les cas limites sont apparus beaucoup plus récemment, à une date qu’il est difficile de préciser mais qu’on peut situer vers le milieu des années 1950. À la suite de l’investigation psychanalytique approfondie de certains patients, la nécessité se fit sentir d’un nouveau cadre conceptuel, celui de la névrose paraissant inapproprié, et celui de la psychose insuffisamment avéré, d’où la dénomination de « cas limites ». Il fallut un certain temps avant de parvenir au moment où la réalité clinique à laquelle le terme renvoie soit reconnue, dans sa valeur propre, par l’ensemble de la communauté psychanalytique. L’accord fut loin d’être unanime car de nombreuses divergences de vues séparaient les auteurs. Or, le temps passant, est apparue de plusieurs côtés l’idée qu’il pouvait y avoir un rapport plus étroit qu’il y paraissait au premier abord entre hystérie et cas limites. Cela devint clair lorsque les descriptions cliniques de l’une et des autres furent suffisamment précises et suffisamment convergentes pour amener plus d’un lecteur à évoquer un lien possible, sans qu’il fût évoqué explicitement. On pourrait même, devant la multiplication des cas de ce genre, se demander si les états limites aujourd’hui ne joueraient pas, dans le paysage psychopathologique, un rôle correspondant à celui que jouaient les hystériques au moment où Freud fut amené à s’y intéresser. Cela reviendrait en somme, sans qu’on soit amené à réduire le problème à cette dimension, à se demander si un certain Zeitgeist, qui fit beaucoup pour l’éclosion et le développement de l’hystérie autrefois, ne serait pas à l’œuvre aujourd’hui aussi, avec sans doute bien des différences par rapport à celui du passé. Car ce qui, au début, paraissait ne concerner qu’une frange des patients devint, à la longue, une part importante de la population analytique, au point qu’elle puisse prétendre en former aujourd’hui le cœur.

Inversement, un regard rétrospectif sur nombre de travaux classiques amène à questionner parfois la validité du diagnostic d’hystérie. Si ça n’est pas le cas pour la Dora de Freud, c’est beaucoup plus vraisemblablement celui des patientes figurant dans les Études sur l’hystérie[1]. Mais ici, on le voit immédiatement, les spectres diagnostiques révèlent bien des différences. En outre, à partir d’une certaine époque, naissent bien des travaux tentant de différencier « bons » et « mauvais » hystériques, ou encore hystéries « bénignes » et « malignes ». De même questionne-t-on le niveau de fixation et de régression en cause, génitale ou orale. En dépit de son polymorphisme légendaire, le tableau clinique de l’hystérie, tel qu’il est compris et reconnu par la psychanalyse, forme un ensemble malgré tout mieux délimité que celui que l’on désigne par l’expression vague d’« états limites ».

Marquons ces différences par quelques traits simples pour commencer. Du côté de l’hystérie, celle-ci présente à l’examen trois problèmes majeurs. Le premier est celui de son lien à la conversion. À cet égard, ce symptôme, qui était au centre du tableau clinique au xixe siècle, s’est beaucoup raréfié, au point de devenir exceptionnel, quand bien même on contesterait sa disparition en témoignant de sa présence sous la forme de quelques cas qu’on pourrait encore observer dans les services de neurologie ou dans certains contextes culturels. En tout état de cause, l’examen de la clinique et de la théorie de l’hystérie ne peut plus aujourd’hui partir de là. On le constate à la lecture de Inhibition, symptôme et angoisse en 1926, où Freud étaie son raisonnement comparatiste entre les catégories cliniques en traitant ici beaucoup plus de la phobie que de l’hystérie proprement dite. Deuxièmement, dans l’œuvre de Freud, l’hystérie n’atteint à une pleine intelligibilité que dans son rapport à la phobie et à la névrose obsessionnelle, leur ensemble constituant le groupe des psychonévroses de transfert. Il s’agit donc d’une mise en perspective interne au champ névrotique. La comparaison avec les états limites doit de son côté tenir compte des rapports de proximité vis-à-vis d’aspects cliniques situés en dehors du champ de la névrose (psychoses, dépressions, etc.). On voit donc que chaque entité possède son propre système de rapports, beaucoup plus nettement perceptible que celui des relations qu’elles pourraient nouer ensemble. Enfin, troisièmement, si l’hystérie conserve un caractère protéiforme alors que sa figure principale ne peut plus être située du côté de la conversion, autour de quoi peut-on assurer celle-ci ? les organisations du caractère ? le lien avec la dépression ? le niveau de fixation (génitale ou orale) ? le Moi ? le désir ? la relation d’objet ?, etc. Du côté des cas limites, la dénomination initiale, qui situait ces formes au voisinage de la schizophrénie, apparaît, à l’expérience, peu fondée. On a commencé par élargir la référence à la schizophrénie en l’étendant aux psychoses en général, et l’on a invoqué la présence d’une structure psychotique latente, voire d’un « noyau » psychotique, pour éclairer les particularités de ces patients. En fait, au fur et à mesure de l’évolution de la littérature, on a pu constater qu’un certain nombre de structures anciennement connues et définies de façon autonome sont venues enrichir le cadre des cas limites (dépression, perversion, psychopathie, et bien d’autres). On voit alors qu’un caractère protéiforme est aussi décelable du côté des cas limites.

Tout cela nous invite, aussi bien dans le cas de l’hystérie que dans celui des cas limites, à cesser de faire confiance aux manifestations symptomatiques pour définir un champ clinique et à centrer plutôt nos efforts sur la définition d’un cadre conceptuel qui tente de rendre compte du polymorphisme des manifestations et, si possible, s’avère capable de dessiner les mouvements structuraux qui orienteront tel sujet à basculer dans une direction plutôt que dans une autre. Cette optique serait valable tout aussi bien pour l’hystérie que pour les cas limites. Encore faut-il préciser que cette idée d’une précipitation – au sens chimique – dans l’une des directions possibles de la structure, si elle s’impose dans la compréhension des manifestations de la clinique de l’hystérie, doit appeler des remarques en ce qui concerne les cas limites. La notion même de limite suggère l’idée du franchissement d’une frontière où l’on retrouve l’ancienne idée de cas situés aux limites de la schizophrénie ou de la psychose, menaçant d’entraîner une décompensation dans ces affections. L’expérience a montré qu’il n’en était rien et que, paradoxalement, les cas limites constituaient des structures assez stables en dépit ou à cause de leur instabilité, et qu’il était tout à fait inhabituel de les voir verser durablement dans des organisations psychopathologiques plus graves. Toutefois, au-delà des réflexions et des observations que nous venons de faire, il est bien vrai que la comparaison entre hystérie et cas limites s’impose davantage à l’esprit que celle, en droit aussi légitime, avec la névrose obsessionnelle. Ce rapport hystérie-cas limites est plus intuitivement justifié que celui, invoqué à l’origine, entre cas limites et psychose avérée.

Ne serait-ce pas suggérer qu’il existe une inclination de la part des hystériques à évoquer un fonctionnement limite ? Et, inversement, lorsqu’on pense à une personnalité limite, à entrevoir un certain rapport à l’hystérie ?

C’est ici, à mon avis, qu’on retrouve l’intérêt de considérer la limite comme un concept[2], en situant son champ d’action aussi bien du côté du rapport du Moi à l’objet qu’entre les diverses instances de l’appareil psychique. De même, si l’on consent à adopter une vue structurale, la limite entrera en jeu également entre les diverses entités de l’univers psychopathologique. La nosographie psychanalytique ne serait plus conçue comme un catalogue de catégories étanches, mais plutôt comme un ensemble articulé et traversé par des mouvements dynamiques permettant d’imaginer tout autant les relations entre les diverses entités que les possibilités de transformation d’une entité en l’autre.

Si l’on pense, par exemple, aux diverses structures non névrotiques auxquelles l’expérience psychanalytique a conduit à s’intéresser, à côté des cas limites, telles que les personnalités narcissiques, certaines structures dépressives ou psychopathiques, les syndromes mentaux associés aux maladies dites psychosomatiques, leur réunion, que nous regroupons provisoirement sous la dénomination de « structures non névrotiques », paraît à première vue un ensemble bien hétéroclite sans unité. Mais si l’on considère ce même ensemble envisagé sous l’angle de la clinique de l’hystérie, alors on ne peut qu’être frappé du fait que ces diverses configurations peuvent représenter chacune certains des principaux pôles entre lesquels se distribuent certaines formes de décompensation de l’hystérie, lorsque les modalités du caractère ou de la relation d’objet ne suffisent plus à les lier. On voit donc que l’intuition clinique, qui a poussé à la mise en examen de ces deux entités apparemment distantes l’une de l’autre, pourrait avoir un fondement plus justifié qu’il n’y paraît à première vue.

Cet exposé des motifs précédera les approches cliniques différentielles des entités comparées et tentera de proposer une théorie qui rendra compte des ensembles dans lesquels s’insèrent hystérie et cas limites, les différences qui les séparent ainsi que le cadre conceptuel qui peut les réunir.

Nous avons éprouvé le besoin de prendre un peu de recul par rapport au travail analytique pour aborder les problèmes d’ensemble suggérés par la comparaison. C’est parce que l’expérience analytique et l’analyse du transfert dans leur examen détaillé tendent à rendre les distinctions moins apparentes dans l’espace psychique du cadre analytique. En revanche, seule cette expérience, au cœur de la pratique psychanalytique, peut nous faire saisir le fondement de distinctions subtiles que la théorisation sera parfois obligée de schématiser quelque peu. Notre réflexion s’appuiera essentiellement sur les données de l’expérience psychanalytique proprement dite. Les quelques lignes qui précèdent n’ont pour but que de fixer un cadre généralde pensée. Il était nécessaire de commencer par là, dans la mesure où l’exposition en détail des fruits de la recherche psychanalytique risque toujours, en l’état actuel de la théorie, de déboucher précocement sur des divergences conceptuelles de base.

Objectifs

Tenter de préciser les rapports entre hystérie et cas limites ne peut passer par-dessus un siècle de littérature psychanalytique, pour la première, et la moitié d’un, pour les seconds. Dans les limites de cet exposé, il ne peut être question de passer en revue les opinions des auteurs qui ont marqué de leurs écrits les conceptions de l’une et de l’autre affection. Il est d’ailleurs remarquable qu’en dépit d’intuitions et d’allusions quant aux rapports entre ces deux entités cliniques aucune étude n’ait envisagé de manière systématique et détaillée les traits communs et différentiels des deux catégories. Précisons donc d’emblée un point concernant ces rapports. L’hystérie ne saurait représenter qu’une fraction du champ clinique beaucoup plus étendu des cas limites. On pourrait soulever le même problème à propos des obsessions et, par exemple, des patients présentant une problématique narcissique. Il ne s’agit donc, en fait, que de traiter de la zone d’intersection entre hystérie et cas limites. Car on peut aussi soutenir que l’hystérie possède des traits en propre qui n’interviennent pas dans l’étude de ces rapports mutuels.

Il est malaisé de définir avec précision la nature de ces relations. Entre la névrose hystérique simple et les cas limites, tous les intermédiaires se rencontrent, formant un continuum. De plus, l’existence de psychoses hystériques, décrites surtout par les psychiatres, témoigne de la capacité de l’hystérie à s’étendre même au-delà des cas limites. D’autres auteurs préféreront tenter de tracer une ligne de démarcation plus nette, plaidant en faveur d’une séparation entre deux champs plus opposés que justifiant un rapprochement. Quelle que soit l’attitude adoptée, cela ne nous dispense pas de définitions métapsychologiques[3].

L’hystérie, quelles que soient ses variantes, voire ses percées transitoires ou conjoncturelles dans le champ de la psychose, reste par essence une névrose. Celle-ci met au premier plan, chez le sujet, la problématique des relations entre amour et sexualité. La question du désir y est essentielle, de même que celle du choix d’objet, des identifications. L’importance de la vie fantasmatique et émotionnelle, du rapport au corps et à la sensibilité dépressive, y est au premier plan.

Les cas limites entretiennent des rapports d’intersection avec l’hystérie, ils peuvent présenter tout ou partie des traits qui caractérisent l’hystérie, mais, en fait, l’organisation névrotique y fait défaut, et l’on a affaire, ici, à des formes de conflits qui, bien que mettant aussi en jeu la problématique de l’amour (et pas toujours celle de la sexualité), demeurent secondaires par rapport à d’autres, au premier rang desquels il faut situer ceux concernant la destructivité, le masochisme, le narcissisme. Si le Moi de l’hystérique est toujours apparu comme présentant une tendance particulière à la fragmentation et au morcellement, le plus souvent temporaires, cette menace peut se manifester plus ouvertement par la propension à la dépersonnalisation et la facilité avec laquelle le sujet succombe à des sentiments de persécution (sans perte du rapport à la réalité) et à la dépression, pouvant entraîner parfois des régressions très importantes souvent en rapport avec des phénomènes de dépendance. On assiste de manière fréquente à des décompensations transitoires, nécessitant des hospitalisations avec ruptures intermittentes de la relation analytique ou psychothérapique. Elles sont généralement de courte durée et, pourvu que le rapport avec l’objettransférentiel ait été maintenu, reviennent généralement assez rapidement à l’état antérieur ; permettant la reprise de la relation thérapeutique et même l’interprétation, après coup, des raisons et des mécanismes ayant entraîné le basculement. En revanche, la lenteur et les difficultés du processus de changement sont un phénomène assez régulier chez les cas limites. L’analyste doit s’attendre à un traitement long, difficile, semé d’embûches, faisant alterner régressions et petits progrès dans une évolution en zigzag. Un des avantages acquis par le traitement est de parvenir à une plus grande autonomie qui permet le dégagement du sujet de l’emprise de ses imagos parentales, surtout celles de la mère.

Avant d’entrer dans le détail de la question, je voudrais préciser le point de vue que j’adopterai. Je ne chercherai pas à éclairer l’hystérie et les cas limites d’après la fixation à un stade du développement ou à une relation d’objet. Ute Rupprecht-Schampera l’a déjà fait en soulignant l’importance de la phase de triangulation précoce dérivée des travaux deMargaret Mahler et d’Ernest Abelin[4]. Nous avons proposé, avec J.-L. Donnet, pour l’interprétation de certains cas limites, le concept de bitriangulation, soutenant que les relations entre les trois partenaires du conflit œdipien masquent en fait une relation binaire avec un seul objet divisé en deux fractions, bonne et mauvaise[5]. Je ne comparerai pas non plus les différentes approches théoriques : freudiennes, kleiniennes, lacaniennes, etc. Je me propose surtout de traiter un certain nombre de points qui regrouperont les aspects cliniques et métapsychologiques, qui m’amèneront à opposer ce que l’on observe dans l’hystérie et ce que l’on peut déduire du traitement des cas limites.

Étude comparative entre hystérie et cas limites

Envisager successivement les différents points où la comparaison entre hystérie et cas limites peut se révéler fructueuse risque de donner un tableau quelque peu éclaté de la problématique soulevée. Nous espérons néanmoins qu’au terme de cette mise en perspective les structures d’ensemble apparaîtront dans leur spécificité avec plus de clarté.

Le conflit

Définir le conflit essentiel dans ces deux catégories est difficile car, le temps aidant, l’hystérie a fait l’objet d’un démembrement lorsque apparurent les descriptions qui concernent l’existence d’une hystérie orale impliquant une fixation prégénitale prévalente. Ces descriptions jetaient un pont entre la théorisation freudienne de l’hystérie, avec son classique niveau génital de fixation, et sa réinterprétation par Melanie Klein, mettant en lumière l’importance des mécanismes d’identification projective et introjective d’origine orale. Bientôt le rôle du sein maternel apparaissait avec plus d’évidence dans l’interprétation du transfert chez l’hystérique. Je tiens néanmoins que, quelle que soit la phénoménologie des symptômes de l’hystérie (inclination toxicophilique, trouble des conduites alimentaires avec alternance de phases d’anorexie et de boulimie, conduites addictives à l’égard des objets, etc.), l’hystérie reste pour moi l’expression d’un conflit fondamental lié aux relations entre l’amour génital et la sexualité. On prévoit l’objection qui consisterait à dire qu’une telle problématique est tellement générale qu’elle pourrait concerner tous nos patients. Cet argument n’est que de surface car c’est moins de l’amour qu’il s’agit dans l’hystérie que de la forme d’amour et de la preuve d’amour, d’une part, de sa relation à la sexualité et donc au désir, d’autre part. Tel est le noyau fondamental de l’hystérie. On peut considérer qu’à ces aspects classiques sont venus s’en ajouterde nouveaux, notamment ceux relatifs à la scène primitive. De même a-t-on voulu insister sur d’autres aspects un peu masqués par la problématique amour-sexualité. Ainsi a-t-on souligné l’importance du narcissisme et de la sensibilité à la dépression. L’attention a été attirée sur la rancune de l’hystérique (Khan, 1974), dont les reproches porteraient plutôt sur l’incapacité de l’objet à permettre le développement du Moi. Dans les cas limites, on aurait plutôt affaire à des manifestations témoignant de la fragilité des frontières du Moi. S’il est facile de mettre en évidence le rôle de l’angoisse de castration couplée à l’angoisse de pénétration (spécifiquement chez la femme) dans la névrose, chez les cas limites ces angoisses sont relayées par des formes qui leur font écho au niveau du Moi : angoisse de séparation – qui peut aussi exister dans l’hystérie mais plus rapidement surmontée – et angoisse d’intrusion (Winnicott, 1965-1975) reflétant la crainte de l’aliénation et la peur d’être sousla coupe d’un objet omnipotent. En fait, l’apparition de ces angoisses est en rapport avec une crainte d’effondrement (Winnicott, 1971) ou d’envahissement par un objet malveillant et malfaisant. C’est ici qu’on peut mettre en lumière le rôle de la peur de la catastrophe (Bion, 1970 ; Brenman, 1985) pouvant amener à des conduites projectives ou incompréhensibles visant à dérouter l’analyste pour échapper à son influence, voire à un « effort pour rendre l’autre fou » (Searles, 1977). Danstous ces cas, le désir de vengeance ou d’agression domine, ce qui permet de comprendre que la destructivité est au centre de la problématique des cas limites. En résumant les choses, de façon sans doute un peu schématique, nous dirons que, dans l’hystérie, les conflits liés aux aspects érotiques de la psyché dominent tandis que, dans les cas limites, c’est la destructivité qui occupe le devant de la scène et tend à dénaturer ou à recouvrir la problématique érotique.

Le(s) trauma(s)

La question du traumatisme, de Freud à aujourd’hui, est sans doute celle qui reflète le mieux l’évolution de la clinique psychanalytique et des problèmes soulevés par la technique contemporaine. Classiquement, nous connaissons la nature sexuelle du trauma chez Freud au début de son œuvre. Que le trauma porte sur la séduction, ou sur le fantasme de séduction, ne change rien à l’essentiel. Celui-ci reste foncièrement attaché à la sexualité. D’ailleurs, trauma réel et fantasme, loin d’exclure mutuellement leurs effets, les combinent le plus souvent. Par la suite, déjà du temps de Freud, le champ du trauma s’est quelque peu étendu. La sexualité n’a plus été l’origine univoque de celui-ci. Avec Ferenczi (1932-1982), la nature du trauma s’est modifiée, et ses effets se sont aggravés. Non seulement la sexualité était loin d’être seule en question mais encore Ferenczi, défendant sa conception de la confusion des langues, décrivait une modalité inaperçue du traumatisme, mettant en cause l’attitude de l’objet (et par voie de conséquence celle de l’analyste). Il interprétait les effets du traumatisme au niveau du Moi : inhibitions graves, sidérations de l’appareil psychique, ravages de l’incompréhension, de la froideur, etc. soulignant la profondeur des dégâts. Le traumatisme ici concerne tout autant les réponses de l’objet qui avaient fait défaut que celles qui avaient été données, de manière inappropriée, pour satisfaire les désirs de l’adulte plus que pour parer à la détresse de l’enfant. Après Ferenczi, d’autres auteurs ont développé cette ligne de pensée. Ce fut le cas, à mon avis, plus particulièrement de Winnicott, tandis que, du côté de Melanie Klein, l’accent était moins mis sur la réponse maternelle que sur les sources endogènes du psychisme. Quoi qu’il en soit, on peut résumer les choses sans tomber dans une simplification inévitable, ensoulignant le caractère ouvertement sexuel, presque constant dans l’hystérie où les séductions, directement ousymboliquement incestueuses, manquent rarement, et la localisation sur le Moi des effets traumatiques liés à l’influence maternelle dans les cas limites. Certaines théories chercheront à combiner ces deux aspects, et l’on aura alors tendance à considérer, chez la femme notamment, les fixations incestueuses au père comme défenses et recours contre la relation à la mère empreinte de rejet précoce ou de fusion ambivalente entretenue, sous-tendue par une attitude d’inadéquation et d’incompréhension des affects de l’enfant. Il faut fortement souligner que les influences du dehors ne doivent nullement porter à négliger la part attribuable au travail psychique du sujet. Les sources pathogènes externes induisent des distorsions subjectives importantes, d’autant plus difficiles à interpréter que le sujet s’abrite derrière la pathologie – indéniable – de l’objet dont il est dépendant. Cela risque de se répéter dans le transfert. Or la relation mal engagée entre le Moi et l’objet peut à son tour être sexualisée, invitant à considérer le rôle d’une homosexualité qualifiée de « primaire » dans la relation entre la fille et la mère. Il n’est pas rare que l’on assiste à des relations passionnelles, à un âge adulte tardif, entre la mère et l’enfant. Il s’agit de la fille le plus souvent, mais le garçon n’échappe pas à ce sort. Ces relations passionnelles s’établissent sur le fond d’une dépendance à l’égard des attitudes et des sentiments de la mère qui perdure indûment, ne passe pas avec le temps. Ces relations entretiennent des reproches mutuels interminables, qui vont se répéter dans le transfert. On devine aisément l’exigence d’une soif d’amour jamais assouvie et sans doute jamais assouvissable, de l’enfant vis-à-vis de la mère, correspondant à une demande maternelle impérieuse, indépassable, toujours déçue quant à ce que celle-ci attend de l’enfant, afin qu’il soit conforme à l’image qu’elle s’en fait, favorisant l’éclosion d’un faux Self (Winnicott, 1965). Dans les cas limites, tout dépendra de la façon dont le sujet vit cette situation, à savoir des réactions défensives qu’elle suscite chez lui et qui peuvent aller du clivage profond jusqu’à des attitudes projectives quasi délirantes déplacées sur des équivalents symboliques maternels, ou des réactions de profonde détresse pouvant conduire à des tentatives de suicide assez sérieuses pour mettre réellement en danger la vie du sujet. Parfois, à l’occasion d’un abandon par un objet symbolisant la mère, on peut assister à des régressions spectaculaires, orales et anales, devant entraîner des hospitalisations heureusement de courte durée. La portée du trauma obéit aussi à des facteurs quantitatifs. Si cela est indubitablement vrai, il reste que les changements quantitatifs aboutissent, en fin de compte, à des modifications qualitatives, c’est le cas lorsque la désorganisation atteint le Moi, modifiant le tableau du côté des cas limites.

Les défenses

On le sait, c’est à propos de l’hystérie qu’apparut à Freud la nécessité de postuler le concept de la « défense pathologique » qui prendra le nom de refoulement. On a beaucoup discuté pour savoir si le refoulement portait sur les représentations seules, les affects n’étant que réprimés (conception défendue par Freud en 1915), ou si les affects aussi pouvaient être à leur tour refoulés (conception de Freud en 1923). Pour moi, il ne fait pas de doute que l’œuvre du refoulement n’est accomplie que si les affects sont réduits à un état de faible importance. Toutefois, on a soutenu (Widlocher, 1992) qu’à la suite de Charcot l’hystérie pouvait être considérée comme une maladie de la mémoire. On s’en souvient : « L’hystérique souffre de réminiscences. » Ce qui est véritablement traumatique, c’est le retour du souvenir refoulé plus que l’événement traumatique qui a dû être supprimé du conscient. Toutefois, au fur et à mesure du développement de son œuvre, Freud a été amené à décrire d’autres défenses : la forclusion (Verwerfung), le clivage ou le désaveu (Verleugnung), la dénégation (Vemeinung), qui sont venus s’ajouter au refoulement (Verdrangung). J’ai proposé de regrouper cet ensemble sous le nom de travail du négatif (Green, 1993). S’il est vrai qu’en dépit de la prédominance du refoulement chez l’hystérique on peut constater occasionnellement l’intervention d’autres modes, tel le clivage, il reste que le premier demeure le plus important. Toutefois, sans doute sous l’influence des tendances actuelles de la psychiatrie, on a vu revenir dans le vocabulaire psychanalytique le terme de « dissociation » qui tend à se substituer à celui de « refoulement ». C’est peut-être aussil’influence rétrospective des conceptions de Pierre Janet. Toujours est-il que, en ce qui concerne les cas limites, nonseulement le clivage semble occuper une très grande place dans la clinique et les expressions du transfert, mais on peut y constater en plus l’apparition de formes défensives extrêmes, prenant l’allure d’hallucinations négatives de la pensée dans leurs relations au désir (Green, 1993), qui semblent indiquer que l’on n’a pas seulement affaire à des manifestations du refoulement, mais bien à un mécanisme de négativation portant sur la perception de la pensée par les mots. Dès lors, on comprend que ce ne sont pas seulement des phénomènes de désir qui sont sujets à l’effacement, mais le travail de la pensée lui-même dans le surgissement des différents types de représentations soumises à l’attaque sur les liens (Bion, 1967a) portant sur leurs divers aspects (verbalisation, fantasme, mouvement pulsionnel, etc.). Pendant longtemps, ce travail de sape interdira tout insight, c’est-à-dire toute prise de conscience d’une situation d’ensemble de la problématique conflictuelle. Seuls des aspects ponctuels acquis en séance échappent momentanément à la négativation, souvent voués à être gommés à la sortie. On voit qu’ici un jeu subtil s’établit entre les différents types de défenses, évoquant la comparaison avec le travail de Sisyphe, nécessitant une patience infinie de la part de l’analyste qui n’est que trop sollicité à mettre en acte des attitudes contre-transférentielles symétriquement rejetantes du patient.

L’inconscient et le ça

Depuis les origines de la psychanalyse, et surtout après l’abandon de la neurotica, le rôle des fantasmes inconscients a fait l’objet d’une théorisation riche mettant en lumière tout particulièrement le rôle de la bisexualité. Cependant, la conversion permettait au sujet de mettre en œuvre un court-circuit empêchant l’émergence de la fantasmatisation et l’apparition de l’angoisse tout en renforçant la défense par la « belle indifférence » interprétée par Freud comme un total succès du refoulement.

Cependant, si les fantasmes inconscients n’ont pas cessé d’occuper une place importante dans la psychopathologie de l’hystérie, l’évolution de la pensée psychanalytique a tendu, surtout sous l’influence des idées de Melanie Klein, à infléchir l’interprétation de ceux-ci du côté de la prégénitalité en soulignant le rôle des formes archaïques où s’observent des angoisses d’annihilation. L’hystérique a toujours été accusé de tromperies, de mensonges et de falsifications théâtrales. La question ne peut être éclairée que par référence aux mesures défensives qui traduisent une forme puissamment soutenue de méconnaissance. Dans les cas limites, on est face à un dilemme auquel manquent les structures intermédiaires qui permettraient un aménagement du conflit. À savoir que l’on assisterait à une confrontation brutale entre des expressions du Ça – et non plus seulement de l’inconscient – faites de mouvements pulsionnels entraînant des décharges massives, soit dans le corps, soit dans l’acte, sortes de raccourcis régressifs devant lesquels doivent être mises en place des défenses drastiques étayées sur des régressions massives ayant le même but. À moins que ce ne soit l’inverse et qu’on doive considérer les défenses drastiques comme occasionnant la percée des motions pulsionnelles, en retour. C’est là qu’on voit apparaître les conduites addictives alimentaires, toxicomaniaques ou médicamenteuses, les fuites prolongées et répétitives dans le sommeil, les comportements suicidaires plus ou moins déguisés, les régressions somatiques, les passages à l’acte exprimant la colère, la rage, l’impuissance, etc. On devine aisément que toutes ces dernières manifestations sont en effet chargées d’une destructivité qui tantôt vise l’objet, tantôt se retourne sur le Moi. C’est en ces périodes critiques que l’attitude de l’analyste est fondamentale. La survie de sa capacité de pensée, sa résistance aux destructions dont le processus analytique est l’objet et l’absence de rejet risquée par le patient lors de toutes ces mises à l’épreuve du contre-transfert, finissent par avoir raison du désir de détruire l’objet ou de se détruire, mais elles peuvent avoir l’inconvénient de créer des fixations nouvelles sur l’analyste, non transférables sur d’autres objets.

Le corps

Le rapport de l’hystérique à son corps, par la médiation sexuelle et bisexuelle, est bien ce qui a émergé en premier dans les descriptions cliniques remontant à l’Antiquité. La conversion continue de poser problème. Certes, sa fréquence a beaucoup diminué par rapport à sa « culture » que Charcot fut accusé de favoriser. Il est assez piquant que l’on revienne aujourd’hui, hors de la psychanalyse, à la thèse opposée de Babinski qui n’y voyait qu’un effet de suggestion. Les études récentes sur la conversion (Desrouesné, 1994) montrent qu’elle n’a pas disparu, touchant encore principalement les femmes et apparaissant chez les hommes dans des conditions particulières, par exemple dans les prisons ou l’armée. On tend actuellement à désolidariser conversion et hystérie, chacune pouvant apparaître isolément. Mais il faut, à ce sujet, exprimer quelques réserves dans la mesure où la conversion pourrait en effet éponger les manifestations psychiques concomitantes de l’hystérie. C’est à ce propos qu’on a tendance à parler de phénomènes dissociatifs. Cette nouvelle habitude est assez curieuse, non pas tant parce qu’elle ressuscite la théorisation de Janet mais parce que l’habitude prévaut de relier dissociation et schizophrénie. Quoi qu’il en soit, le traitement de la conversion (S. Lepastier, 1994) renoue avec les attitudes, autrefois prônées, à base de suggestion. On ne peut attendre en effet d’une interprétation exprimée de façon neutre qu’elle suffise à faire disparaître le symptôme, car on pourrait dire qu’à l’attitude dégagée de toute émotion de la part de l’analyste fait pièce la belle indifférence du patient qui ne se laisse pas toucher par les propositions interprétatives neutres de l’analyste. On peut considérer certains symptômes de la conversion (du type douleur à la joue représentant l’humiliation consécutive à une gifle imaginaire) comme une démétaphorisation symbolique. Quoi qu’il en soit, la conversion ayant perdu son rôle de premier plan, et déjà du vivant de Freud (celui-ci la mentionne à peine dans Inhibition, symptôme et angoisse, 1926), le rapport de l’hystérique à son corps est loin d’être définitivement purgé par l’absence de recours à ce mécanisme. Le corps de l’hystérique, pour être apparemment un corps moins surexcité sexuellement, reste un corps douloureux, toujours soumis à des turbulences qui prennent leurs sources dans la vie émotionnelle et la sexualité. Ce corps est souvent malmené par tous les dérèglements des appétits : ceux relatifs à la nourriture, à l’alcool, aux médicaments ou à la drogue, plus faciles à exhiber que ceux de la sphère sexuelle. Un tel corps douloureux doit souffrir pour exister et pour être ressenti comme corps ayant survécu au travail de négativation qui voudrait en supprimer les demandes et les revendications de plaisir. Reste une question litigieuse. Celle du rapport à la psychosomatique. Classiquement, les conceptions de Pierre Marty (1990) s’opposent à cette conjonction, encore qu’elles admettent l’existence de cas aux frontières de la psychosomatique, comme les patients allergiques. En fait, dans mon expérience, j’ai pu constater la coexistence des deux. Mais alors la structure hystérique y apparaît marquée d’une façon particulière. Y dominent l’importance des phénomènes d’idéalisation, de clivage, de déni, le désir de protéger l’objet considéré comme trop fragile pour supporter les projections du sujet et surtout les expressions de l’agressivité à son endroit et la très grande sensibilité, portant à des identifications extrêmes aux souffrances morales et physiques des autres. La question des relations entre hystérie et psychosomatique appelle de nouvelles études.

Les affects

Depuis les origines de la psychanalyse, l’affect a toujours occupé une place de premier plan dans l’hystérie. D’abord, avec la conception de l’affect étranglé, ensuite, avec l’importance accordée aux relations du plaisir et du déplaisir : l’exemple du dégoût hystérique comme preuve manifeste du refoulement (déplaisir pour un système : conscient ; plaisir pour un autre système : inconscient) le montre. Par la suite, grâce à la meilleure connaissance des formes hystériques qui ne semblaient pas pouvoir être rattachées à des fixations d’ordre génital ou phallique et par une théorisation nouvelle éclairant les traits constitutifs des structures prégénitales (Bouvet, 1967), on devait mettre l’accent sur leurs aspects orageux, cataclysmiques et désorganisateurs dans les derniers cas. Tout ceci s’applique tout particulièrement au cas de l’angoisse. Moins l’hystérie se rattache à des formes de fixations génitales, moins l’angoisse prévaut sous sa forme de signal d’alarme, et plus elle prend l’aspect de l’angoisse dite automatique. Lorsqu’on a affaire à des cas limites, la diffusion de l’angoisse et son intensité conduisent à des conditions gravement déstructurantes. C’est à ces patients que s’appliquent les notions d’angoisses catastrophiques (Bion, 1970 ; Brenman, 1985) ou de tourments martyrisants (Winnicott, 1965). Dans tous ces cas, on peut relever avec netteté l’importance des affects d’envie, de rage, d’impuissance qui indiquent la double implication de la destructivité et du narcissisme. Et s’il existe une envie du pénis chez les patientes femmes de cette catégorie, un tel fantasme concerne surtout le désir de posséder un organe agressif, le pénis étant considéré en premier lieu sous cet angle. Devenu cible, par retournement, le Moi se trouve menacé d’effondrement. Si les phénomènes de dépersonnalisation et les sentiments de morcellement ou de fragmentation peuvent être présents, il est rare que ces traits appartenant à la phase schizoparanoïde s’installent d’une façon définitive. En revanche, le basculement dans la dépression, avec prévalence des affects de vide, d’inertie, de futilité (Winnicott, 1965), persiste souvent de façon prolongée, voire chronique. Entre l’hystérie et les cas limites, la dépression est une menace permanente, d’intensité variable, pouvant aller de la simple dépression névrotique comportant des accusations directement formulées à l’égard de l’objet jusqu’à des formes plus graves, de structure plus narcissique, plus proches de la mélancolie, où dominent l’autoaccusation et les idées d’indignité. En tout état de cause, ceci fait ressortir l’importance capitale des deuils non faits (J. Cournut, 1991), tandis que l’analyse du transfert révèle la persistance tenace des fixations aux objets incestueux, l’impossibilité de s’en séparer et d’en faire le deuil. Dans les formes plus œdipiennes, c’est encore la question du choix d’objet définitif qui est au premier plan, le sujet ne pouvant renoncer à ses fixations à l’un des deux parents pour élire l’autre. Comme si un tel choix signifiait l’impossibilité de conserver l’autre. Ce que souhaite l’hystérique, c’est de pouvoir posséder les deux, en même temps, en les englobant sous la forme d’un condensé du père et de 1a mère. La scène primitive est, ou bien niée, ou bien fantasmée sous une forme particulièrement traumatique, les parents étant unis dans un coït interminable, engendrant un sentiment de rage et d’impuissance, impuissance qui s’exprime dans l’impossibilité à trouver sa place dans ce fantasme par identification à l’un des deux partenaires, et impuissance aussi à réussir à les séparer. Mais il arrive fréquemment que, chez les cas limites où la problématique dépressive est prévalente, ce soit le contraire qui frappe, à savoir que le sujet souffre de la déception des deux objets parentaux. Ces cas sont particulièrement graves car la haine n’est pas contrebalancée par un amour qui pourrait entretenir le goût de vivre, et le narcissisme du sujet est fortement grevé par absence d’étais identificatoires.

Les représentations

Dans les premières études sur l’hystérie, la découverte des représentations, tout particulièrement celles de chose ou d’objet, étaient la voie d’accès à l’inconscient. La reconnaissance des fantasmes liés à la bisexualité a marqué les étapes initiales des théorisations de Freud. Par la suite, les relations entre représentations de mot et représentations de chose ont étendu cette recherche. Au fur et à mesure du développement des connaissances, la fragilité des processus secondaires (par comparaison avec la névrose obsessionnelle), l’importance des affects et des fantasmes qui leur sont reliés, ont déplacé l’accent vers les processus primaires. Toutefois, à la suite de Lacan (1966), certains auteurs ont voulu revaloriser la place du langage (Rosolato, 1988). En fait, on pourrait considérer que c’est la nomination des affects qui est en cause ici, l’hystérie se réfugiant beaucoup dans son expression personnelle sur l’indicible, voire l’incompréhensible et l’irrationnel, toutes ces préférences tendant à dévaluer un éclairage par les représentations, toujours accusées d’être trop abstraites. Tout se passe comme si ce qui est de l’ordre de la connaissance intellectuelle blessait l’hystérique, comme étant indissociablement lié à ce qui est dur, froid, sec, c’est-à-dire à ce qui s’éloigne de la compréhension empathique, fusionnelle, intuitive, charnelle pour tout dire, où les mots, à la limite, n’ont pas besoin d’être employés. Souvent, l’analysant se prive de communiquer ses pensées à l’analyste, estimant que celui-ci devrait les comprendre sans le secours de la parole. Cette communication est, bien entendu, liée à l’importance des échanges préverbaux et aux relations en miroir entre mère et enfant. Lorsqu’on a affaire à des cas limites, on constate quelque chose de plus : une véritable carence représentative ; plus exactement, il est fréquent que les représentations soient absorbées par des mouvements pulsionnels directs, en court-circuit, aboutissant à des expulsions par l’acte ou à des décharges dans le soma. On peut alors souligner la pauvreté des médiations psychiques et l’absence de structures intermédiaires, ce qui donne un aspect brut et cru au matériel ou rend ce dernier difficilement compréhensible à cause du faible appui sur des formes verbales. On peut bien entendu soupçonner l’existence de fixations à des phases prégénitales de la libido. Mais, parfois, un tel mode de communication empathique est, bien que le patient le réclame, tout à fait redouté par l’analysant qui le vit comme une forme déguisée de devinements de la pensée par un objet omnipotent contre lequel il doit se défendre pour ne pas tomber entièrement en son pouvoir.

Le moi, le narcissisme, l’identification

Dans les névroses hystériques classiques, on n’assiste pas en principe à des régressions du Moi mais seulement à un retour à des fixations libidinales antérieures. Bien entendu, lorsque l’accent a été déplacé sur les hystéries prégénitales, ces points de fixation ont davantage mis en question l’intégrité du Moi. Celui-ci est en effet affaibli du fait de son recours à des défenses plus archaïques que le refoulement (clivage, désaveu, identification projective). Avec les cas limites, la fragilité du Moi est perceptible dès le premier abord. C’est ce que Freud annonçait déjà dans « Analyse avec fin et analyse sans fin » (1937). De même le cas limite témoigne-t-il de façon massive des carences objectales dont il a pu souffrir. C’est sur ce point que les travaux de Winnicott ont apporté une contribution décisive. On a l’habitude de distinguer entre cas limites et personnalités narcissiques. Si justifiée que soit cette distinction, il reste que la faille du narcissisme est régulièrement présente chez les cas limites. Leur sensibilité à la blessure narcissique, l’importance déjà soulignée des problématiques de deuil, permettent de le constater. Ces patients semblent meurtris dans leur être. L’analyse prendra beaucoup de temps pour rétablir une estime de soi d’autant plus insuffisante qu’elle subit par ailleurs les assauts de la culpabilité.

Dans ce chapitre, nous souhaitons surtout souligner le rôle des identifications. La fonction des identifications est bien connue depuis les premières investigations psychanalytiques sur l’hystérie. Cette étude n’a fait que s’enrichir avec l’accumulation de l’expérience des psychanalystes. On a décrit les identifications superficielles, nombreuses, variées, contradictoires, changeantes (la très connue labilité de l’humeur de l’hystérique) qui contrastent avec la faiblesse des identifications profondes. C’est la défense « caméléonesque » d’observation courante chez l’hystérique. L’identification hystérique superficielle agit comme un « capteur d’apparence ». En cela, elle est le contraire d’une identification introjective qui serait en rapport avec des objets internes. Il s’agit bien d’une défense à plus d’un titre. D’une part, l’identification permet une familiarisation assimilatrice, en fait distante de l’objet ; en se mettant au diapason, on masque son altérité pour qu’aucune divergence ne soit perceptible et on prévoit les mouvements de l’autre. D’autre part, en se moulant sur le modèle présenté par l’objet, on espère s’en faire aimer. Il faut cacher sa différence, ses désaccords avec lui et ne pas montrer ce que l’on est véritablement, de peur d’être repoussé. Souvent, cette tactique inconsciente est de courte durée, et bientôt, à la première occasion, la dramatisation refera surface sous la forme d’un conflit aigu surgi à propos d’une occasion futile. La tentative de se rendre maître de la surface, faute d’en accepter la profondeur, dévoilera sa fonction défensive à propos de l’érotisation. On connaît par cœur les manœuvres de la séduction hystérique aboutissant souvent à un retrait de dernière minute au moment où la relation sexuelle espérée ou même promise approche de sa réalisation. La relation superficielle contraste avec l’érotisation profonde qui demeure dangereuse, responsable de bien des frigidités et d’autant d’impuissances. Plus loin encore se dévoilera la difficulté à aimer, car c’est, nous l’avons dit, le lien sexualité-amour qui est périlleux dans la mesure où il témoigne d’un engagement total – « corps et âme » – beaucoup trop aléatoire pour l’hystérique qui projette sur l’objet la même inconstance, il faudrait peut-être dire inconsistance, que celle qui l’habite. Comme Winnicott (1965) l’avait déjà vu, chez ces patients, l’analyste n’est pas « comme la mère », il est la mère. Par ailleurs, un facteur de trouble dans la compréhension du matériel par l’analyste est lié au phénomène de confusion identificatoire. Je veux dire que nous nous trouvons bien au-delà des phénomènes de résonance ou de réponse en miroir entre le Moi et ses objets. Le Moi du patient ne sait plus à quelle personne il se rapporte. Le patient avoue ouvertement, alors, qu’en certaines circonstances il est perdu et paraît ignorer s’il est lui-même ou sa mère, lui-même ou une autre figure parentale (un oncle, une tante). Plus paradoxalement encore, à certains moments critiques, lorsqu’il a des enfants, il se donne l’impression que les identités entre le parent et l’enfant se sont échangées. Un père adulte sera pris d’une envie brutale et incoercible d’avoir le pénis de son petit garçon âgé de trois ans, comme s’il était plus grand que le sien, ou bien constatera, chez son enfant, l’existence de pulsions incestueuses envers la mère qui furent autrefois les siennes, terrorisé à l’idée d’une réalisation possible dans un échange complet de rôles. Ces manifestations, qui peuvent être interprétées en termes d’identification projective, me semblent mieux caractérisées par la confusion identificatoire, avec échange et croisement des identités entre les objets totaux.

L’objet

On pourrait centrer toute la tâche de différenciation entre hystérie et cas limites à partir de la relation d’objet. Aussi devons-nous nous limiter à des remarques brèves. À nouveau s’opposent les formes les plus bénignes d’hystérie et les autres. Les premières sont celles dont l’organisation est en rapport avec des fixations phalliques bien circonscrites, prenant place au sein d’un complexe de castration où jouent la bisexualité et les relations entre pulsions érotiques et agressives au sein d’intrications susceptibles de se défaire et de se refaire. Il est vrai que cette conception classique de l’hystérie a fini par être considérée comme une vue un peu idéale de l’affection. Le temps aidant, le caractère exclusif de la fixation phallique et génitale a été contesté, appelant à des réinterprétations. Quoi qu’il en soit, la sensibilité à la dépression a été l’occasion d’une réévaluation du rôle de l’objet. Alors que, dans les formes d’hystérie classique, la symbolisation est très présente, les manifestations de celle-ci sont beaucoup moins patentes, ou plus indifférenciées, dans les cas d’hystérie prégénitale. Souvent, il faut l’inférer par la pensée, sans que l’on puisse s’appuyer sur des figures reconnaissables de celle-ci. Dans les cas limites, on peut mettre en cause une véritable dédifférenciation du processus de symbolisation. Ce qui est en question ici est la fonction de substitution. Dans les formes d’hystérie classique, celle-ci ce réfère à l’objet (fantasmatique) de la pulsion, l’élément le plus contingent du montage pulsionnel, c’est-à-dire le plus déplaçable et donc le plus substituable. Cette conception, qui conçoit la névrose comme négatif de la perversion, témoigne des transformations symboliques de l’objet fantasmatique, comme les perversions les plus simples sont rattachables à la perversité polymorphe de l’enfant. Toutefois, plus on se dirige vers les cas limites, et plus l’objet qu’on rencontre dans cette direction est au contraire un objet non substituable, indispensable, irremplaçable, nécessaire à la survie de l’individu (Green, 1995a). D’où la place prise, dans ces structures, par les angoisses de séparation et les angoisses d’intrusion. On voit que le conflit s’est déplacé, des rapports entre les pulsions et le Surmoi aux relations entre le Moi et l’objet. Tout ceci a évidemment une conséquence directe sur le transfert et l’interprétabilité. C’est ce qui permet de deviner le rôle véritablement traumatique des séparations ordinaires de l’analyse (week-ends, vacances, courtes ou longues). Il paraît essentiel, à mon avis, de donner à l’analysant la possibilité de rester en contact avec l’analyste ou de prévoir des substituts possibles lors de ces absences. Winnicott accompagnait parfois ses patients à l’hôpital pour leur trouver un lieu où ceux-ci pourraient attendre son retour. Ce qu’il me semble important de souligner n’est pas seulement lié au fait brut de la séparation mais à l’impossibilité devant laquelle se trouve l’analysant d’avoir une représentation, quelle qu’elle soit, de l’analyste durant son absence. Il n’est évidemment pas recommandé de fermer les yeux sur les manipulations possibles du patient, dommageables au contre-transfert, mais il me semble indispensable de fournir une possibilité de jonction avec l’objet (sous la forme, par exemple, d’un numéro de télé¬ phone où l’analyste peut être contacté). Dans mon expérience, j’ai toujours réussi grâce à ce moyen à éviter des régressions importantes lors des séparations assez longues, durant l’été par exemple.

Le surmoi

On sait la controverse qui oppose sur ce point freudiens et kleiniens, à savoir l’intangibilité de Freud quant à l’origine postœdipienne du Surmoi, tandis que Melanie Klein et ses disciples ont toujours antidaté la naissance de cette instance, la faisant remonter à des âges plus précoces. L’enjeu de la question se situe autour du sentiment de culpabilité, surtout inconscient. Dans la névrose hystérique, la culpabilité est liée à l’appréhension plus ou moins obscure des désirs interdits, érotiques et agressifs, à la nécessité de lutter contre eux et de les maintenir aussi refoulés que possible. Mais on sait bien le tournant décisif qu’ont pris les conceptions de Freud lorsqu’il a été amené à découvrir la force, voire l’emprise du sentiment inconscient de culpabilité qu’il préféra d’ailleurs appeler besoin d’autopunition. Toute la question du masochisme peut être évoquée ici. Ce qui est sûr, c’est que Freud en vint à conclure, dans « Analyse avec fin et analyse sans fin » (1937), à l’existence d’une destructivité flottante, non liée par le Surmoi, et donc différente du sentiment de culpabilité. Cette question ne peut être tranchée dans les limites de cet exposé. Ce qui est sûr, c’est que nous nous trouvons, en ce cas, confrontés aux issues les plus redoutables de la réaction thérapeutique négative – souvent constatée chez les cas limites – liée à une compulsion de répétition mortifère. Quoi qu’on pense de cette destructivité libre, il paraît vraisemblable que le Surmoi en question ne peut être suffisamment éclairé par la lutte menée contre des désirs prohibés. Au minimum, il existe bien une érotisation de la souffrance, rattachable au masochisme, mais au-delà encore, on peut, comme Winnicott l’a montré, y voir une mise à l’épreuve de l’objet qui doit nécessairement subir des attaques meurtrières renouvelées qui, lorsqu’elles échouent dans leurs buts, permettent la sortie des cercles vicieux. L’analyste en tant qu’objet doit survivre à ces tentatives de néantisation renouvelées (Winnicott, 1971). C’est lorsque la preuve est enfin faite que l’analyste objet n’a pas succombé à ces attaques réitérées, c’est-à-dire que l’analyse se poursuit, qu’un commencement de réparation s’avère possible et qu’un lien objectal moins précaire peut être établi. Mais d’autres formes peuvent se manifester à cette occasion. On constate, en effet, l’existence de relations d’objets très difficiles à défaire, fondées sur des rapports à base de persécution, venant en partie des autres, et largement alimentés par une autoagression désespérante sabotant toute réalisation de plaisir ou tout gain narcissique. Dans la cure, lorsque l’analyse du transfert est proposée, l’analysant y répond toujours, soit par une accusation portant sur la façon dont l’analyste s’est comporté, soit par la référence à des circonstances extérieures dont il aurait été victime.

À ce pôle persécutif répond un pôle symétrique d’idéalisation. Celle- ci se porte sur l’analyste, oscillant avec la relation persécutive à son endroit, ou sur tout autre objet de transfert latéral. Le plus grave est atteint lorsque cette idéalisation devient idéalisation de soi-même, conduisant à mettre en œuvre les dénégations les plus vigoureuses et tendant à refuser la part de soi qui est rattachable au désir, tout particulièrement sexuel, et aux pulsions. Le plus difficile est la prise de conscience du plaisir de souffrir nourrie par le masochisme.

Enfin, autre possibilité, la menace de suicide est l’occasion d’un souci constant de la part de l’analyste. Si l’on connaît le caractère superficiel, voire velléitaire des tentatives de suicide chez l’hystérique, le désir de mourir étant en fait beaucoup moins prégnant que celui de sortir magiquement d’une situation douloureuse affectivement intolérable, le suicide des cas limites est en revanche beaucoup plus dangereux. Dans ces cas-là, si les procédés continuent à ressembler à ceux auxquels l’hystérique a recours (suicide médicamenteux), le résultat est souvent dramatique, les tentatives pouvant aboutir à des comas prolongés. Il est aussi difficile de distinguer entre la tentative de sortie d’une situation qui paraît insoluble de toutes parts, avec désir prévalent de dormir, et la pulsion incoercible à vouloir mourir. En tout cas, l’angoisse est, en l’occurrence, extrême, et le Moi paraît, face au niveau du traumatisme, incapable du moindre travail psychique élaboratif. Une fois encore, le tout doit s’évaluer par rapport à la destructivité orientée vers l’objet ou vers le Moi. Lorsque de telles tentatives surviennent en cours d’analyse, il est très important que l’objet se montre présent. Ici s’opposent une neutralité impavide, acceptable, à la rigueur, face à une problématique hystérique pure, et une neutralité de fond qui n’exclut pas la présence et le témoignage de fiabilité d’un objet qui ne répond pas par la rétorsion ou l’indifférence. Tous les analystes qui s’occupent de cas limites savent qu’il leur faut constamment évaluer leur position contre-transférentielle pour savoir, comme on dit, jusqu’où on peut aller trop loin.

Discussion générale

Est-il possible de procéder à un ressaisissement des divers chapitres que nous venons d’envisager pour une vue d’ensemble ? Si un tel point de vue est possible, c’est à coup sûr en interrogeant les données du transfert et du contre-transfert. Un tel effort oblige d’abord à unifier des impressions qui sont particulièrement rebelles au regroupement étant donné le caractère doublement protéiforme de la clinique de l’hystérie et de celle des états limites. Aussi est-il tout à fait conjectural de parler du transfert au singulier. Toutefois, nous sommes contraints à des généralisations pour permettre à une conception de se dégager. Nous avons, somme toute, mis l’accent sur la nature érotique des fixations de l’hystérie que nous avons opposées à la prévalence destructrice de ce que l’on observe dans les cas limites. De la même manière, nous avons implicitement opposé un Moi relativement organisé dans l’hystérie à sa forme très lourdement grevée dans les cas limites. De plus, nous avons souligné l’importance de la bisexualité chez l’hystérique, tandis qu’au contraire le rôle de celle-ci est plus clivé chez les cas limites, alors que la problématique narcissique y pèse d’un poids plus marqué. Nous avons vu, par ailleurs, qu’on pouvait défendre l’idée d’un continuum à propos de la problématique du deuil et de son corollaire, la dépression, entre l’hystérique à un bout et le cas limite à l’autre. Toutefois, on pourrait voir les choses dans une optique qui ne soit pas seulement orientée du plus superficiel vers le plus profond, ou du plus léger vers le plus grave. L’usage que nous avons fait de la notion de chiasme nous ferait plutôt penser à un mouvement oscillatoire. Tout se passe en effet comme si l’hystérique présentait une tendance régressivante à la répétition mais souvent labile, celle que l’on observe dans le parcours qui va de l’hystérie phallique et génitale à l’hystérie dite orale alors que, à l’opposé, les cas limites, pourtant situés à la frontière de diverses entités plus profondément régressives, qu’il s’agisse des psychoses, des dépressions ou des structures narcissiques et perverses, ont au contraire tendance à se raccrocher à un pôle objectal après des tentatives régressives marquées dont l’hystérie est une issue parmi d’autres.

Lorsqu’on envisage la relation entre la forme phallogénitale de l’hystérie et celle qualifiée d’hystérie orale, il se pourrait que la différence entre les deux tienne à l’existence de fixations anales importantes qui ont permis le passage vers la forme la plus évoluée ou forment un butoir contre le glissement vers l’oralité. Ces fixations anales sont responsables des aspects caractériels fréquemment associés aux aspects parfois insupportables du comportement de l’hystérique. Ce sont souvent des provocations pour mettre à l’épreuve l’amour inconditionnel de l’objet, en jouant toujours sur la possibilité d’un rejet dont la survenue viendrait confirmer les angoisses qui ont abouti au passage à l’acte destiné à renforcer, par la répétition, la conviction du caractère mauvais, insatisfaisant et malveillant de l’objet, comme pour vérifier la réalité des projections sur les parents. Chez les cas limites, le comportement que nous venons de décrire chez l’hystérique, et qui est bien moins intelligible dans le transfert, prend des formes particulièrement chaotiques et souvent incompréhensibles. L’analyste est souvent dans le désarroi, souffrant d’un sentiment de culpabilité à l’égard de son insuffisance et en proie au reproche intérieur d’être un mauvais analyste, d’autant qu’il vient répéter les traumatismes infligés par la mauvaise mère. C’est bien le but de l’opération recherché par le patient. Cette situation, soulevant d’importantes difficultés contre-transférentielles, est devenue beaucoup plus tolérable pour l’analyste depuis que Winnicott nous a appris l’existence de la haine dans le contre-transfert et précisé que, dans de tels cas, l’analyste est utilisé pour ses carences. Le cadre analytique, au lieu de jouer le rôle d’un environnement facilitateur, devient au contraire particulièrement inadéquat, inadapté aux besoins du patient, favorisant l’émergence d’une image d’un analyste-mère, incompétent, brutal, pour ne pas dire pervers. Il arrive que s’installent des situations où le contre-transfert répond en miroir au transfert. Pour chacun des partenaires, il s’agit de savoir lequel va réussir le premier à rendre l’autre fou. D’où l’importance des conduites de maîtrise ou d’anticipation des dangers ayant recours à des manœuvres pour garder le contrôle de l’objet. L’érotisation est surtout présente dans l’hystérie, elle est moins évidente chez les cas limites. Par ailleurs, les cas limites mettent en acte des situations régressives parfois agies dans la séance, cherchant à symboliser la relation du bébé avec un sein idéal (utilisation de coussins pour représenter la poitrine de la mère, vêtements roulés en boule pour le même emploi, attitudes de pelotonnement en chien de fusil sur le divan). Au contraire, parfois, c’est la persécution qui domine (jet de coussins à travers la pièce, et parfois crises motrices à la limite de l’arc de cercle). Ces manifestations ont valeur d’actings et, par la décharge qui les accompagne, constituent une « réalisation » par rapport à l’univers interne du patient. Toutes ces péripéties font toujours penser à l’impossibilité de jamais réussir à entrer en contact avec un bon objet. Celui-ci est vécu comme inaccessible, indisponible, ou occupé à la jouissance de quelqu’un d’autre. L’identification à un autre objet en position plus gratifiante, l’identification hystérique, n’est jamais très efficace dans les cas limites. On assiste plutôt, dans ces cas-là, à un rapport de surveillance mutuelle où le prisonnier et le geôlier sont inséparables, chacun ayant le pouvoir de retenir l’autre en l’immobilisant. L’essentiel est somme toute que la situation évolue peu ou pas du tout.

En ce qui concerne le problème de la fixation, la solution la plus tentante pour résoudre les contradictions est de repousser la fixation en arrière, en la situant le plus tôt possible dans les débuts de la vie. C’est ainsi que procèdent les conceptions d’hystérie orale ou celles qui se réfèrent à la triangulation précoce et au jeu de va-et-vient entre cette dernière et la triangulation œdipienne. Ici encore, quand le pôle maniaco-dépressif vient au premier plan, on peut supposer que les mécanismes névrotiques sont débordés et que la scène se déplace maintenant sur le théâtre des relations entre le Moi et l’objet, mettant en œuvre des drames comportant des fantasmes de dévoration réciproque. Nous avons déjà vu le rôle conjoint des angoisses de castration-séparation et de pénétration-intrusion. L’atteinte de la sphère narcissique conduit à une intensification défensive, la culpabilité s’associe à la honte, et le refoulement des représentations se complète par le déni des perceptions.

Avant de conclure, il nous faut préciser le rôle du père. Celui-ci, on le sait, prend des figures contrastées : séducteur, incestueux, tout-puissant ou, au contraire, dévalorisé, insuffisant et totalement dominé par la mère. Toutefois, la fixation au pénis du père est d’interprétation ambiguë. Car, d’une part, c’est ce qu’a l’objet pour posséder la mère et se l’attacher, mais, d’un autre côté, l’ambivalence projetée ou directe de l’objet maternel sur le père transforme cette fixation libidinale en désir de castration de l’imago paternelle, souvent de caractère défensif. Ce but est rationalisé pour prendre la place d’un objet qui serait élu par la mère, l’enfant souhaitant jouer ce rôle lui-même, désireux de pouvoir chasser le père et le remplacer afin de libérer la mère dominée, inhibée, martyrisée, rendue esclave dans la scène primitive. Ceci est une position moins conflictuelle chez le garçon, bien qu’elle entre en opposition avec ses désirs homosexuels et son identification au père. Chez la fille, elle conduit à une impasse dans la mesure où aucune identification œdipienne ne peut en émerger. En tous les cas, en fantasme, la mère ne saurait jouir de la sexualité avec le père, tout au plus entretient-elle avec lui une relation sadomasochiste.

Depuis que l’hystérie existe, elle a toujours soulevé le problème de son rapport à la vérité, et l’on sait la mauvaise réputation dont les hystériques étaient chargés lorsqu’on les soupçonnait de vouloir délibérément tromper les médecins. Quand l’hystérique est confronté à ses contradictions, à son inconstance, à ses dissimulations, il se défend consciemment en invoquant l’existence de « vérités successives » qui s’annulent l’une l’autre, chacune n’ayant cours qu’un moment où elle a été déclarée. Une telle variabilité témoigne de la superficialité du rapport à l’objet et de la place éphémère accordée aux investissements pulsionnels, ceux qui occupent le devant de la scène pouvant être remplacés par d’autres, de nature différente, qui pourrait sembler incompatible à un tiers. Bien que Freud nous ait permis de penser les choses autrement, en rapportant tous ces « mensonges » à l’inconscient, aujourd’hui, à nouveau, où les réticences à l’égard de la psychanalyse se renforcent, on revient à l’hypothèse de la supercherie que les hystériques mettraient en œuvre à l’égard de psychanalystes trop crédules, voire de psychanalystes qui perpétueraient le mensonge en devenant eux-mêmes les colporteurs de leurs falsifications. En ce qui concerne les cas limites, ici aussi la vérité subit une déformation importante. Mais, en ce dernier cas, le mensonge n’est pas perpétré en vue de tirer un bénéfice primaire ou secondaire. Le mensonge est la conséquence indirecte d’un rapport faussé plus directement par rapport au réel et aux projections du sujet qui ne permettent plus d’avoir une perception de celui-ci côte à côte avec le développement des fantasmes de la réalité psychique.

Qu’il s’agisse de l’une ou de l’autre de ces deux possibilités, la question qui se pose est de savoir si la vérité peut être utilisée comme un concept psychanalytique. Il existe chez Freud une opposition : réalité psychique-réalité matérielle et, à côté de celle-ci, une autre plus tardive, exposée dans L’Homme Moïse et la religion monothéiste, entre vérité historique et vérité matérielle. Ceci paraît suggérer qu’il pourrait y avoir un lien entre les concepts de réalité psychique et de vérité historique. La vérité historique a subi des vicissitudes au cours du développement. Elle concerne des perceptions et des fantasmes tenus pour vrais au début, refoulés dans un second temps et refaisant surface plus tard. C’est l’analyse de ce qui constitue cette vérité historique qui est le but de la cure. Élargissant la conception de Freud, Bion (1970) a proposé une nouvelle version du concept de vérité. Considérant que la vérité est aussi nécessaire à la psyché que l’air le serait à l’organisme vivant, la conception de Bion se fonde sur le dilemme fondamental : élaborer la frustration ou l’évacuer. Cette évacuation hors psyché peut être comparée à certains égards aux formes radicales du travail du négatif. Si le refoulement peut être corrigé grâce au retour du refoulé, il peut ne pas en être de même pour certains clivages profonds et encore plus pour certains effets de la forclusion. On est encore face à de plus grandes difficultés lorsque l’on a affaire à des expériences précoces qui ne se sont pas inscrites dans la psyché sous la forme de souvenirs parce qu’elles sont survenues à des périodes antérieures à l’acquisition du langage. Souvent ce ne sera que grâce à la compulsion de répétition à force de régressions hallucinatoires, d’actings, voire de décharges somatiques que nous aurons à construire la vérité qui nous fait défaut. Le plus difficile sera alors de la faire partager à l’analysant, en prenant soin d’éviter de lui donner le sentiment d’un endoctrinement afin de lui permettre d’atteindre à une authentique liberté personnelle. Ici, le pire n’est pas toujours sûr, et il n’est pas interdit de penser qu’il arrive que certains cas limites parviennent plus aisément à ce résultat que beaucoup d’hystériques. Peut-être parce que les brèches qui ont été ouvertes dans leur Moi les auront privés du secours des rationalisations les plus pétrifiantes. Quoi qu’il en soit, pour parvenir à bon port, une belle longanimité sera nécessaire à l’analyste. C’est grâce à elle que peut se transmettre le savoir de ceux qui, ensemble, n’auront pas fui les épreuves de l’analyse.

  • [1] S. Freud et J. Breuer, trad. A. Berman, Puf, 1956.
  • [2]  Voir A. Green, « Le concept de limite », in La Folie privée, op. cit.
  • [3] Cf. A. Green, « Névrose obsessionnelle et hystérie, leurs relations chez Freud et depuis », Revue française de psychanalyse, 1964, XXVIII, p. 679-716 ; et A. Green, « L’analyste, la symbolisation et l’absence dans le cadre analytique », op. cit.
  • [4] U. Rupprecht-Schampera, « The concept of “early triangulation” as a key to a unified model of hysteria », International Journal of Psychoanalysis, 1995, 76, p. 457-473.
  • [5] J.-L. Donnet et A. Green, L’Enfant de Ça, Éditions de Minuit, 1973.